« Charles de Foucauld, un itinéraire de conversions »: c’est le thème des conférences de Carême données à Notre-Dame de la Garde, par l’archevêque de Marseille, Mgr Jean-Marc Aveline. Il a donné, hier, dimanche 20 mars 2022, la deuxièmede ces conférences, sur le thème: « creuser le désir ».
Dans sa première conférence, Mgr Aveline retraçait les premières années de Charles de Foucauld, puis sa carrière militaire et son exploration du Maroc, pour en tirer des « pistes » de méditation.
Alors que le bienheureux Charles de Foucauld sera canonisé le 15 mai 2022, à Rome – avec Marie Rivier, Titus Brandsma ocd, et Marie de Jésus Santocanale -, Mgr Jean-Marc Aveline propose une série de conférences sur « l’itinéraire de conversions » du futur saint, les 13, 20 et 27 mars et le 3 avril.
On peut suivre les conférences en direct à 16h sur Kto.tv .
Charles de Foucauld
Un itinéraire de conversions
Deuxième conférence : creuser le désir
Chers amis,
Quand nous l’avions quitté, la semaine dernière, Charles de Foucauld se préparait à embarquer à Alger pour Marseille, le samedi 7 juin 1884, après une époustouflante reconnaissance au Maroc, dont Mac Carthy écrira, dans son rapport à la Société de géographie de Paris : « on a rarement, bien rarement, aussi longtemps et aussi bien travaillé ». Mais Foucauld est amaigri et défiguré par ce voyage harassant qui lui a fait perdre vingt kilos, au point que son ancien collègue, croisé à la ville frontière de Lalla Marnia, ne le reconnaît pas. Toutefois, avions-nous noté, son âme est transfigurée par l’intensité de ce qu’il vient de vivre. Il est mûr, maintenant, pour que s’ouvre une autre étape de sa vie, une autre exploration, plus intérieure, dont il ne soupçonne pas encore l’immense territoire.
C’est cette deuxième étape que nous allons suivre aujourd’hui, depuis son retour du Maroc, fin mai 1884 jusqu’à son arrivée à Nazareth, début mars 1897. Une tranche de vie de treize années au cours desquelles son existence va une nouvelle fois basculer. Il ne renie rien de son passé, mais lorsqu’il aura accueilli dans sa vie l’amitié de Jésus, il découvrira que cette relation est capable de faire en lui « toutes choses nouvelles ». Relisant cette période depuis Nazareth, il écrira, lors d’une retraite, ces lignes touchantes aux accents augustiniens :
Mon Dieu, que vous êtes bon ! C’est ce que vous avez fait pour moi ! Oui, jeune, je suis allé loin de vous, loin de votre maison, de vos saints autels, de votre Église, dans un pays éloigné, le pays des choses profanes, des créatures, de l’incrédulité, de l’indifférence, des passions terrestres… Oh ! qu’il est douloureusement loin de vous, ce pays-là ! J’y suis resté longtemps, treize ans, dissipant ma jeunesse dans le péché et la folie. Votre première grâce (non la première de ma vie, car elles sont innombrables à toutes heures de mon existence, mais celle en laquelle je vois comme la première aube de la conversion), c’est de m’avoir fait éprouver la famine, famine matérielle et spirituelle ; vous avez eu la bonté infinie de me mettre dans des difficultés matérielles qui m’ont fait souffrir et m’ont fait trouver des épines dans cette folle vie. Vous m’avez fait éprouver la famine spirituelle, en me faisant éprouver des désirs intimes d’un meilleur état moral, des goûts de vertu, des besoins de bien moral. […] O Dieu de bonté qui n’aviez cessé d’agir depuis ma naissance, en moi et autour de moi, pour amener ce moment, avec quelle tendresse « accourant vous avez couru vous jeter à mon cou et vous m’avez embrassé » ; avec quel empressement vous m’avez rendu la tunique d’innocence… et à quel divin festin vous m’avez invité aussitôt… Comme il est bon ce père de l’enfant prodigue, mais comme vous êtes mille fois plus tendre que lui ! Comme vous avez fait mille fois plus pour moi qu’il n’a fait pour son fils ! Que vous êtes bon, mon Seigneur et mon Dieu ! Merci… sans fin merci ![1]
La semaine prochaine, la liturgie nous fera écouter cette grandiose parabole lucanienne du père et de ses deux fils, par laquelle Jésus fait entrevoir à ses disciples l’infinie miséricorde et l’infinie bonté de Dieu. En méditant sur ce texte d’Évangile, Charles y découvrira la trame de sa vie. Aujourd’hui, en ce troisième dimanche de Carême, la liturgie a confié à notre prière l’histoire de ce figuier qui ne donnait pas de fruits, mais pour lequel Dieu ne perd pas patience : quelques coups de bêche et un peu de fumier lui sont accordés comme pour aider la grâce à pénétrer la terre, ou, comme dirait Péguy dans le texte que j’évoquais la semaine dernière, pour permettre à l’âme de « mouiller à la grâce ». Relisons donc ensemble, si vous le voulez bien, les quelques coups de bêche et le peu de fumier qui ont permis à Charles d’avancer sur son itinéraire de conversion.
La rencontre avec l’abbé Huvelin
Arrivé à Paris, Charles loue une chambre à l’Hôtel-du-Prince-de-Galles, au n° 24 de la rue d’Anjou, tout près de la famille Moitessier, qu’il va très vite rejoindre au château du Tuquet, près de Bordeaux. Sa santé n’est pas brillante et il passe trois semaines sans pouvoir sortir ni s’occuper. Après une période militaire d’un mois au 6e régiment de Hussards de Bordeaux, en tant que sous-lieutenant de réserve, il assiste en octobre aux fiançailles de sa sœur Mimi avec Raymond de Blic, qui sont célébrées au Tuquet. Il confie à sa cousine qu’il compte bien, lui aussi, se marier dans quelques temps. Sans doute pense-t-il à Marie Beaumont, qu’il avait rencontrée à Alger. Elle habitait à la rampe Valée et ce sont ses parents qui avaient loué à Charles le petit appartement qu’il occupait non loin de chez eux. On n’en sait pas beaucoup plus sur leur relation.[2] Lors du procès canonique en 1930, sa cousine Marie de Bondy témoignera à ce sujet :
De son projet de mariage à son retour du Maroc, Charles parla très ouvertement. Il s’agissait d’une jeune fille dont j’ai oublié le nom, personne honorable, mais d’un milieu social qui nous déplaisait et d’une situation de fortune très médiocre. Aussi ai-je tout fait pour le détourner de cette union ; d’ailleurs, il ne m’a pas semblé que son cœur était très pris ; il semblait surtout vouloir retirer cette jeune fille d’un milieu très peu intéressant, et dans la suite, je me suis presque reprochée d’avoir peut-être brisé l’avenir de cette jeune fille. J’ignore absolument ce qu’elle est devenue.[3]
Toujours est-il qu’en retournant à Alger, le 20 octobre 1884, Charles met un terme à ce projet et déménage au 23 de l’avenue Gandillot. Il travaille à la Bibliothèque avec Mac Carthy et repart pour Paris dès le 16 décembre, car il doit être témoin au mariage de sa sœur qui est célébré le 30 décembre. C’est l’abbé Henri Huvelin, ami de la famille, qui reçoit les consentements. Quelques jours plus tard, le 9 janvier 1885, le président de la Société de géographie, qui n’est autre que M. Ferdinand de Lesseps, annonce la liste des lauréats pour 1885. Trois médailles d’or sont décernées ex-aequo, dont l’une à « M. de Foucauld, pour son voyage dans le sud du Maroc et ses études sur l’extrémité occidentale de la chaîne de l’Atlas ». Puis le secrétaire général de la Société, M. Maunoir, présente « les belles cartes qui sont autour de la salle et qui sont dues en grande partie à M. de Foucauld, un jeune voyageur dont les débuts ont été un coup de maître. »[4] C’est qu’en plus d’être un bon scientifique et un bon explorateur, Charles de Foucauld est également un excellent dessinateur !
À la fin du mois de janvier, Foucauld rentre à Alger en passant cette fois-ci par Carthagène, en Espagne, afin d’y saluer des amis. Puis il s’enferme à la Bibliothèque pour mettre au point, avec l’aide de Mac Carthy, le récit de son exploration. Il ne se rend même pas à Paris pour recevoir sa médaille, lors de la séance du 24 avril 1885. C’est son cousin, Olivier de Bondy, qui la reçoit à sa place. Tout en rédigeant le récit de sa reconnaissance au Maroc, il prépare une nouvelle expédition dans le Sud de l’Algérie. À Maunoir, il explique son projet : « faire le tour du Sahara algérien pour me rendre compte, de mes propres yeux, de ses différences et de ses ressemblances avec le Sahara marocain. » Mi-juillet, sa rédaction achevée, il fait un bref séjour en France, mais ce séjour doit être prolongé pour cause de maladie, dont il avertit Mac Carthy : « à peine arrivé en France, j’y suis tombé malade d’une petite fièvre muqueuse sans gravité mais dont la convalescence est fort longue… Je reprendrai la direction de l’Algérie aussitôt que mon médecin me le permettra ».[5]
C’est à cette période, alors qu’il se repose au Tuquet, qu’il prend la décision de rompre avec une autre jeune femme, Marie-Marguerite, fille du commandant Titre, chez qui il se rendait de temps en temps pour des consultations de cartographie. Ils avaient formé un projet de mariage, et il pensait partir s’installer avec elle à Alger. Mais sa tante Inès, sa cousine Marie de Bondy et sa sœur Marie de Blic se liguent entre elles pour empêcher ce mariage, auquel Charles donne finalement une réponse négative fin juillet. Il abandonne ce projet, ce qui lui fut sans doute assez pénible, non pas qu’il aimât beaucoup cette femme, semble-t-il, mais plutôt à cause de la pression incessante de sa famille en vue d’un mariage qui non seulement s’avère nécessaire car il est le dernier à porter le nom des Foucauld, mais qui doit aussi être convenable selon les codes de ce milieu aristocratique. Dans la foulée, il décide également de ne pas s’installer à Alger mais plutôt à Paris. Plus tard, relisant cet épisode, il écrira à sa cousine : « J’avais besoin d’être sauvé de ce mariage et vous m’avez sauvé. »
Et pourtant, il faut bien reconnaître le rôle très important des femmes dans sa vie. Non seulement celles de sa famille, bien sûr, et surtout sa chère cousine, qui peu à peu remplace sa mère, mais aussi ces femmes dont il n’a pas refusé l’affection, parfois par générosité, parfois par besoin de sa part, peut-être pour calmer ses angoisses ou modérer sa dureté envers lui-même. Et comme il était devenu un jeune homme attrayant et qu’il était de bonne famille, les occasions n’ont pas manqué. Même l’abbé Huvelin s’était rallié au point de vue de Mme Moitessier et de ses filles, pensant qu’il ferait bien de se marier et se proposant même de lui faire rencontrer Marie-Madeleine de Richemont, l’une des filles du comte Alexandre de Richemont, qu’Huvelin connaissait bien et qui ferait, selon lui, un bon parti pour Charles. Mais celui-ci ne se presse pas. Relisant ces événements, il écrira plus tard à Duveyrier, le 21 février 1892 : « Peu de temps après ce grand changement, je pensai à entrer au couvent, mais M. Huvelin comme ma famille me poussait au mariage… Je laissai le temps passer. » Quant à Mlle Titre, elle doit se résigner, non sans regret, comme elle le racontera bien plus tard, en 1927 :
Je le vois toujours comme il était à 25 ans revenant du Maroc où il avait fait son grand voyage. Il était dans tout l’épanouissement d’une jeunesse parfaite de santé physique. Bien, très bien de structure, ni grand ni petit, 1m65 environ, les épaules larges, la taille bien prise, ni gros, ni maigre, bien musclé, il paraissait plutôt grand et il avait grand air. La peau d’une extrême finesse, très mate, très blanche, avec des cheveux, des yeux et une moustache remarquable faisait trouver un grand charme à cette physionomie. Tout l’ensemble des traits caractéristiques donnaient un attrait plus mouvementé, plus prenant. Ses yeux, superbes, d’un noir velours, étaient tantôt d’une douceur infinie, tantôt d’une force et d’une volonté indomptable, pétillants et vifs. Il causait très bien, sagement, sérieusement, ou tendrement, en se possédant toujours, sans emballement, avec une réflexion profonde. Avec cela, et sans afféterie, il était parfait de tenue, jamais négligé, toujours à l’ordonnance, quoique civil à cette époque. Voilà ce que tout le monde pouvait constater de son extérieur.[6]
Le 23 août 1885, il passe à Nice pour rendre visite à sa sœur et son beau-frère qui attendent leur premier enfant. Puis, le 14 septembre, il s’embarque à Port-Vendres pour réaliser enfin son voyage prévu dans le Sud algérien. À son ami Gabriel Tourdes, il écrit :
Vers le 15 septembre, je suis reparti pour l’Algérie : je n’ai passé qu’un jour à Alger, et je suis immédiatement parti pour l’intérieur. […] Voici quel a été mon itinéraire : d’Alger, j’ai été à Tiaret où j’ai acheté un cheval et des mulets et pris un domestique arabe. Puis j’ai été à Aflou (djebel Amour), à Aïn Mahdi, à Laghouat, à Berrian (Mzab), à Ghardaïa (Mzab) ; j’ai circulé dans le Mzab, j’en ai parcouru les autres villes, ainsi que Metlili : puis j’ai été à El Goléa, point extrême vers le Sud où se prolonge notre domination. À présent, je vais à Ouargla…[7]
C’est à Ghardaïa, le 20 octobre, qu’il a retrouvé le sous-lieutenant Motylinski, qu’il avait connu à Sétif en 1881, un homme qu’il estime beaucoup et avec qui il voyage pendant un mois. Une relation d’amitié se noue entre eux, et elle durera de longues années. Charles rejoint Tunis en janvier 1886, après un périple de plus de deux mille kilomètres, puis Alger où il ne passe que quelques heures, le jeudi 21 janvier 1886, avant de s’embarquer le soir-même pour Marseille. Il rapporte de son voyage « cent trente-deux dessins à la mine de plomb, qu’il reportera dans trois carnets, avec une perfection de copie absolument étonnante ».[8] Il en offre un à Duveyrier, un autre aux Bondy et garde le troisième. Désormais, il va s’installer à Paris. Il écrit à Tourdes ces mots très révélateurs de sa lucidité envers lui-même :
Je compte être à Paris vers le 25 janvier. C’est alors que nous allons nous voir souvent, mon bon Gabriel : pour ma part, j’y compte bien. Je vais m’installer définitivement à Paris. Définitivement, tu sais comment il faut entendre ce mot : nous sommes trop philosophes l’un et l’autre pour nous figurer qu’il y a au monde quelque chose de définitif. Mais enfin, c’est à Paris que je vais établir le pied-à-terre que j’avais depuis trois ans à Alger et c’est à Paris que je vivrai pendant tout le temps que je ne serai pas en voyage.[9]
Il s’installe dans un appartement loué au n° 50 de la rue de Miromesnil, pas très loin de la rue d’Anjou où habite la famille Moitessier (son oncle et sa tante) ainsi que le ménage de sa cousine Marie de Bondy. Maintenant qu’il a brillamment réussi son exploration au Maroc et qu’il est déjà considéré comme un scientifique respectable, il peut paraître sans crainte devant sa tante Inès, qui l’avait traité de « lâche sans volonté » lorsqu’il avait démissionné de l’armée. Cette réconciliation était importante pour lui, car les propos de sa tante puis le conseil judiciaire l’avaient atteint dans sa fierté et avaient réveillé en lui de douloureux souvenirs de son enfance orpheline, notamment la peur d’être abandonné par les siens.[10] Relisant ce moment dans une méditation de Nazareth, il écrira :
Mon Dieu, vous m’avez ramené dans cette famille, objet de l’attachement passionné de mes jeunes années, de mon enfance… Vous m’y faisiez retrouver pour ces âmes l’admiration d’autrefois et, à elles, vous inspiriez de me recevoir comme l’enfant prodigue à qui on ne faisait même pas sentir qu’il n’eût jamais abandonné le toit paternel, vous leur donniez pour moi la même bonté que j’eusse pu attendre si je n’avais jamais failli… Je me serrais de plus en plus contre cette famille bien aimée… J’y vivais un tel air de vertu que ma vie revenait à vue d’œil, c’était le printemps rendant la vie à la terre après l’hiver.[11]
C’était, dirions-nous aujourd’hui, quelques coups de bêche et un peu de fumier ! Ce printemps 1886, Charles le passe dans une grande proximité avec sa famille. Il y revoit l’abbé Henri Huvelin, vicaire à Saint-Augustin, ancien élève de l’École Normale Supérieure, et s’entretient souvent avec sa cousine Marie de Bondy.[12] C’est elle qui lui conseille, au début du mois d’octobre, d’aller parler à l’abbé. Car désormais, sa vie est attirée vers un horizon nouveau. Il commence à entrer dans les églises pour s’y recueillir et, sans encore avoir la foi, il prie en disant : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître ! » Il déclare à sa cousine : « Que vous êtes heureuse d’avoir la foi : je cherche la lumière et je ne la trouve pas ! » Charles hésite encore quelques temps à parler à l’abbé Huvelin. Puis, vers la fin du mois d’octobre, entre le 27 et le 30, il franchit le pas, non pour se confesser car, lui dit-il, « je n’ai pas la foi », mais pour lui demander un cours particulier sur la religion catholique.[13]
Quel jour de bénédiction ! […] Je demandais des leçons de religion : il me fit mettre à genoux et me fit me confesser, et m’envoyer communier séance tenante… je ne puis m’empêcher de pleurer en y pensant, et ne veux pas empêcher ces larmes de couler, elles sont trop justes mon Dieu. […] Que vous avez été bon ! Que je suis heureux ![14]
Charles a 28 ans, vingt ans de moins que l’abbé Huvelin. Il se rend désormais chaque matin à la messe, prend du temps pour prier et pour lire. À Henry de Castries, il écrira plus tard : « Dans les commencements, la foi eut bien des obstacles à vaincre ; moi qui avais tant douté, je ne crus pas tout en un jour ; tantôt les miracles de l’Évangile me paraissaient incroyables, tantôt je voulais entremêler des passages du Coran dans mes prières ».[15] Après l’été 1886 passé en grande partie au Tuquet, il va à Nice chez les de Blic, puis s’embarque à Marseille le 13 septembre pour Tunis, où il devait effectuer une période d’exercices au 4e Chasseurs d’Afrique. Mais en juillet, il avait fait une demande au commandant de son régiment afin d’obtenir la permission d’aller saluer, au nom du régiment, le duc d’Aumale, quatrième fils de Louis-Philippe, auquel il vouait une grande admiration depuis sa victoire inespérée sur la smala d’Abd el Kader, près de Taguin, sur les Hauts-Plateaux algériens, à la tête du 4e Chasseurs d’Afrique, le régiment où servait Charles. Devenu général, le duc d’Aumale exerçait depuis 1879 la fonction officielle d’Inspecteur général de l’armée. Mais, pour avoir protesté contre la loi du 22 juin 1886 selon laquelle les membres des familles ayant régné sur la France perdaient toute fonction et mandat électif, il fut condamné à l’exil. Il quitta le 15 juillet 1886 son château de Chantilly pour la Belgique.[16]
La réponse du colonel Le Tenneur à Foucauld avait été absolument négative, accompagnée d’une réprimande. Son télégramme fut transmis au général Boulanger, alors Ministre de la Guerre, et par décision présidentielle du 12 septembre 1886, Charles de Foucauld est « suspendu disciplinairement de ses fonctions pendant un an et mis hors cadres. » Charles, qui n’était pas au courant de cette décision, décide de rester quelques jours à Tunis avant de rentrer à Paris. Une fois de plus, il a montré sa profonde liberté et sa capacité d’indignation devant un régime politique qui ne respecte pas, à ses yeux, la bravoure des personnes, au simple motif de leur ascendance royale. C’est là un trait de son caractère : il est obéissant, mais il n’est pas soumis ; il n’est pas orgueilleux, mais il a le sens de l’honneur. C’est ce terrain que la grâce travaille, peu à peu, à petits coups de bêche et de fumier !
En mars 1887, en écoutant un sermon de l’abbé Huvelin, il est touché par cette phrase : « Notre Seigneur a tellement pris la dernière place que personne n’a pu la Lui ravir ». D’autres horizons s’ouvrent alors devant lui, plus attrayants encore que les explorations qu’il projetait dans ses rêves les plus fous. En janvier 1888 paraît en librairie sa Reconnaissance au Maroc, un volume de 495 pages. Mais la gloire que lui procure cette publication ne le concerne déjà plus. Il prie, écrit, lit, travaille. « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, écrira-t-il à de Castries le 14 août 1901, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand ! Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui ! […] Je désirais être religieux, ne vivre que pour Dieu, et faire ce qui était le plus parfait, quoi que ce fût… » Toujours ce besoin de faire « le plus parfait », ou, comme au Maroc, ce que personne encore n’a réalisé.
Le 19 août, pour fêter l’anniversaire de sa cousine, il va visiter, avec elle et son beau-frère, la Trappe de Fontgombault, non loin du château de la Barre (Indre) où il est l’hôte des Bondy, qui font partie des grands bienfaiteurs de cette Trappe en cours de restauration. Puis, le 29 août, sa mise hors cadre d’un an étant achevée, il est appelé à Lille pour une nouvelle période militaire en tant que sous-lieutenant de réserve au 19e régiment de Chasseurs, à l’issue de laquelle, le 19 septembre, ses chefs portent sur lui le jugement suivant : « officier dévoué, consciencieux et travailleur, à la hauteur de ses obligations, très bon chef de peloton ».
Fin novembre 1888, sur les conseils de l’abbé Huvelin, devenu son directeur spirituel, qui lui suggère de faire une visite aux Lieux saints, il s’embarque à Marseille pour un pèlerinage de plusieurs mois en Terre Sainte. Il ne s’y rend que par obéissance, car il aurait préféré entrer très vite dans un ordre religieux. Mais sa confiance en l’abbé Huvelin est totale et le restera jusqu’à la mort de l’abbé, en 1910.
En me faisant entrer dans son confessionnal, un des derniers jours d’octobre, entre le 27 et le 30, je pense, vous m’avez donné tous les biens, mon Dieu […]. Vous m’avez mis sous les ailes de ce saint et j’y suis resté : vous m’avez porté par ses mains depuis ce temps et ce n’a été que grâce sur grâce.[17]
Charles arrive à Jérusalem le 15 décembre 1988. Comme il avait souhaité recueillir pour sa famille quelques souvenirs aux endroits marqués par le passage du Christ (fleurs, brins d’herbe, feuilles des arbres, etc.) et qu’il a soigneusement classé tout cela, comme à son habitude, avec indication de la date et du lieu, il est facile de le suivre « à la trace » ! 16 décembre : Gethsémani. 17 décembre : Bethfagé et Béthanie. 18 décembre : le Cénacle. 19 décembre : la chapelle de la Flagellation. 25 décembre : Noël à Bethléem. 28 décembre à Saint-Jean-des-Montagnes, au sud de Jérusalem, où se trouve la chapelle élevée au lieu de la Visitation. Puis Aïn Habis, dans le désert de Juda, à la grotte qu’habita saint Jean-Baptiste.
2 janvier 1889 : Ephrem et Béthel. 3 janvier, puits de la Samaritaine. 4 janvier : Naïm. 5 janvier : Nazareth. 7 janvier : Cana. 8 janvier : promenade au bord du lac de Tibériade. 9 janvier : le mont Thabor. 10 janvier : retour à Nazareth. Là, il entrevoit ce qu’avait été, dans cette ville, la pauvreté et l’obscurité de la vie de Jésus. L’abbé avait vu juste : Nazareth, comme un aimant, ne cessera plus d’attirer son cœur. 12 janvier, toujours à Nazareth, visite de Séphoris, où sont les ruines de l’église élevée sur l’emplacement de la maison de la Vierge Marie. 13 janvier : mont des Béatitudes. 14 janvier : Magdala, Capharnaüm, Bethsaïde. 17 janvier : Jéricho. 18 janvier, après un pèlerinage au mont de la Quarantaine, où l’on situe les tentations, retour à Jérusalem. Il y apprend, par une dépêche, la naissance à Dijon, le 20 janvier, de Catherine-Denise-Marie de Blic, sa nièce. 24 janvier : Mont des Oliviers ; Bethléem. 27 janvier : il suit le lit du Cédron et visite l’emplacement de la maison de Caïphe. 27 janvier : Emmaüs (Colonieh), où il fait connaissance d’un prêtre français, l’abbé Cléophas Viallet (1837-1899), ancien capitaine de l’armée française, qui vit depuis 1887 en solitaire près du sanctuaire et qui commence des démarches pour qu’à Latroun, à un kilomètre d’Emmaüs, arrivent des trappistes français. Il rentre à Paris le 14 février 1889. Comme le note Pierre Sourisseau, « Charles de Foucauld ne pouvait pas ne pas être sensible au témoignage de cet ancien militaire devenu ermite en Terre Sainte. Et la fondation de cette Trappe de Latroun, qui sera officielle le 7 décembre 1890, ne lui sera pas étrangère dans ses propres réflexions sur son avenir. »[18]
Foucauld rentre à Paris le 14 février 1889. Le conseil judiciaire que lui avait imposé sa famille depuis sept ans est levé depuis le mois de janvier. Relisant avec lui son pèlerinage sur les Lieux Saints, l’abbé Huvelin l’encourage maintenant à étudier sa vocation dans la solitude. Il lui propose de faire quatre petites retraites. La première, en avril, chez les Bénédictins de Solesmes, durant les fêtes de Pâques. La deuxième, en mai, à la Grande Trappe de Soligny, à l’occasion de la fête de la Sainte Trinité. En effet, depuis sa petite visite à Fontgombault, la Trappe l’attire : « il avait vu un frère dans un habit si sale, si rapiécé, que cette pauvreté l’avait séduit », raconte Mme de Bondy. Au retour de son séjour à Soligny, sur les conseils de l’abbé et de sa cousine, il décide de se consacrer au Sacré-Cœur de Jésus, en la Basilique de Montmartre, le 6 juin 1889, en ce mois où, à l’invitation de l’archevêque, le cardinal Richard, des milliers de catholiques et toutes les paroisses de Paris se consacrent au Sacré-Cœur. L’abbé Huvelin, qui, avec son propre père, avait traduit un ouvrage de saint Alphonse de Liguori sur la Dévotion au Sacré-Cœur, l’aide à en comprendre le sens profond : le Sacré-Cœur, c’est l’humanité du Christ, l’humanité de Dieu, avec sa bonté faite de bienveillance, de respect et de délicatesse.
La troisième retraite, il la fait à la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges, sur les Hauts-Plateaux ardéchois, à la limite de la Lozère, à partir du 20 octobre. Il y reste dix jours. L’abbé Huvelin cherchait en effet à conjuguer les deux attraits qu’il avait perçus chez son dirigé : la pauvreté de Nazareth et la radicalité de la Trappe. Or l’abbé, dont un grand-oncle avait été moine trappiste à l’abbaye de Sept-Fons et qui avait lui-même passé quelques jours à la Trappe d’Aiguebelle, avait connu à Rome, lorsqu’il étudiait au Séminaire français, un certain Louis Marthoud, devenu chanoine, et qui lui avait signalé le projet de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, déjà bien pauvre elle-même, de fonder en Syrie un autre monastère, encore plus pauvre.[19] C’est la raison pour laquelle il avait cru bon d’envoyer Charles à Notre-Dame des Neiges, qui, en outre, le mettrait assez loin de sa famille.
Pour la quatrième retraite, la seule qui en soit véritablement une, l’abbé l’envoie à la Villa Manrèse, chez les Jésuites, à Clamart, du 20 au 28 novembre 1889, sous la direction du P. Soyer (sj), ancien vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. Au retour, il écrit à sa sœur, Mme de Blic :
Je suis revenu hier de Clamart et j’y ai pris enfin, en grande sécurité et en grande paix, d’après le conseil formel, entier et sans réserve du Père qui m’a dirigé, la résolution à laquelle je pense depuis si longtemps : c’est celle d’entrer à la Trappe. C’est une chose arrêtée maintenant, j’y pense depuis longtemps, j’ai été dans quatre monastères ; dans les quatre retraites, on m’a dit que Dieu m’appelait et qu’il m’appelait à la Trappe. Mon âme m’attire vers le même lieu, mon directeur est du même avis… C’est une chose décidée et je vous l’annonce comme telle. J’entrerai dans le monastère de Notre-Dame-des-Neiges, où j’ai été il y a quelques temps… Quand ? Ce n’est pas encore fixé, j’ai diverses choses à régler, j’ai surtout à aller vous dire adieu. Mais enfin, cela ne sera jamais excessivement long. Quand je partirai, j’annoncerai mon départ pour quelque voyage, sans dire en aucune façon que j’entre, ni que je pense le moins du monde à entrer dans la vie religieuse.
L’expérience de la Trappe
Ce n’est donc pas seulement à cause de sa pauvreté que Notre-Dame-des-Neiges, bâtie sur les hauts plateaux des monts du Vivarais, attire Charles de Foucauld, mais plus encore en raison de la fondation effectuée en Syrie, où il désire être envoyé. L’histoire de Notre-Dame-des-Neiges est encore très récente puisque ce n’est qu’en 1849 que les deux frères Chalbos, prêtres du diocèse de Viviers, avaient fait don à l’abbaye d’Aiguebelle de leur petit domaine de la Felgère, ancienne ferme de l’abbaye cistercienne des Chambons, détruite lors de la Révolution. Les moines d’Aiguebelle, après de longues réflexions, avaient fini par accepter et par s’engager dans cette nouvelle fondation, le 5 août 1850.[20] La description qu’en fait René Bazin est très suggestive !
Lorsqu’on est arrivé sur ces crêtes balayées par le vent, vêtues de courtes bruyères, qui enveloppent le Monastère, on ne voit autour de soi, à d’immenses distances, que des sommets à peu près d’égale hauteur, tendant à la lumière leur pierraille et leur maigre verdure, et séparés les uns des autres par l’ombre violette des ravins. Il n’y avait pour ainsi dire point de ferme sur les hauteurs ; une ou deux seulement au corps trapu, au toit surbaissé fait pour porter six mois de neige et de tempête.[21]
La maison, moitié ferme, moitié hôtellerie, bâtie sans mortier sur le bord d’une ancienne voie romaine, était passablement délabrée. Des landes et des collines ravinées, difficiles à cultiver, servaient de décor inhospitalier habité par les loups. Le froid, la neige, les rigueurs des interminables hivers, ont eu raison de plusieurs jeunes frères, pourtant robustes, qui succombèrent.[22] La décision fut prise de construire un monastère abrité, au fond du vallon. Les moines s’y installèrent le 16 juillet 1861, sous la conduite de leur jeune Prieur titulaire, le Révérend Père Dom Polycarpe Marthoud, originaire de Lyon, qui deviendra, en 1874, le premier abbé mitré de ce monastère. Il était le frère de Louis Marthoud, que connaissait l’abbé Huvelin. La ténacité des moines fut grandement aidée, au cours de ces premières années, par le soutien apporté par l’évêque de Viviers, Mgr Guibert, qui devait devenir plus tard archevêque de Paris.
Les lois de 1880 ajoutèrent au souci des moines, qui peinaient à entretenir leur nouveau monastère dans une contrée si dure à cultiver, la menace d’une expulsion. Ils décidèrent alors de fonder à Akbès en Syrie, non loin d’Alexandrette, la Trappe de Notre-Dame du Sacré-Cœur, qui pourrait servir de refuge au cas où. Mais cette Trappe était encore plus pauvre que Notre-Dame des Neiges, située dans une région encore plus difficile. En 1887, Dom Polycarpe partit lui-même en Syrie et fut remplacé, aux Neiges, par Dom Martin (Ier) qui fut abbé du 30 novembre 1887 au 11 décembre 1908. C’est lui qui reçut le vicomte de Foucauld, d’abord le 20 octobre 1889 pour sa retraite, puis le 16 janvier 1890, pour son entrée au noviciat.
Mais le monastère avait été construit pauvrement, avec d’imprudentes économies de sable et de mortier (un premier essai, reposant sur des bases mal affermies, s’était écroulé avec fracas lorsqu’on était arrivé aux plus hautes assises). On reconstruisit, mais sans y mettre le prix. « J’ai vu et habité la monastère reconstruit, se souvient Mgr Bonnet ; c’était un foyer de sainteté, mais un nid de misère. Malgré les pieux efforts d’un habile jardinier pour en fleurir les abords, tout y était froid et sombre ».[23] C’est là que vécut, pour son noviciat, Charles de Foucauld. Un incendie, que Mgr Bonnet considérait comme « providentiel », le détruisit le 27 janvier 1912. On décida alors d’en construire un nouveau, plus solide et plus durable, sur la colline dominant le vallon, à l’emplacement où on peut le voir encore aujourd’hui. La première pierre en est posée solennellement par l’abbé d’Aiguebelle le 16 juillet 1912. Puis la Grande Guerre éclata, le samedi 1er août 1914, avant même que les moines aient emménagé dans ce nouveau monastère, qui fut donc converti, pendant quatre ans, en hôpital militaire bénévole, afin d’y soigner les soldats blessés ou malades.[24]
Les moines n’habitèrent leur monastère qu’à partir du 2 juillet 1918 (fête de la Visitation), cinquante-sept ans après la consécration de l’église de la Felgère, le 2 juillet 1861. Et ce n’est que trois ans plus tard, le 4 août 1921, que la nouvelle (l’actuelle) église abbatiale fut consacrée, la veille même de la fête liturgique de Notre-Dame des Neiges, en présence notamment de Mgr Leynaud, archevêque d’Alger, d’origine ardéchoise, et de Mgr Bonnet, évêque de Viviers, déjà âgé de 86 ans, et qui, très attaché au monastère pendant ses quarante-cinq ans d’épiscopat, aura joué un rôle très important dans l’itinéraire spirituel de Charles de Foucauld. Dans sa première Lettre pastorale datée du 28 août 1876, il écrivait :
Tandis que combat vaillamment la sainte armée de nos Missionnaires, vous priez sur vos montagnes, bien-aimés disciples de saint Bernard, vous entretenez sur nos têtes une supplication permanente et vous faites descendre sur nos travaux la grâce qui seule peut les féconder ; ce n’est pas nous qui méconnaîtrons l’utilité de vos pieuses solitudes ; nous les avons aimées dès notre plus tendre enfance, des souvenirs ineffaçables nous attachent à elles.[25]
C’est donc le 4 août 1921, veille de la fête liturgique de Notre-Dame des Neiges (en souvenir du miracle de l’église Sainte-Marie majeure à Rome), que la nouvelle église est consacrée. Charles de Foucauld ne la connaîtra pas. Mais il avait été saisi en ce lieu qui, tout en l’accueillant, ne l’avait pas enfermé.
Avant d’entrer à Notre-Dame des Neiges, Charles de Foucauld avait consulté l’abbé Huvelin sur son désir d’être envoyé, dès son admission, à la Trappe d’Akbès. L’abbé l’y autorise et le laisse libre de passer l’hiver à Paris ou de rejoindre dès maintenant Notre-Dame-des-Neiges. Le 11 décembre1889, il se rend donc à Dijon pour faire ses adieux à sa sœur. Le 15 janvier, à midi, il communie une dernière fois auprès de sa cousine, Mme de Bondy, à la messe de 9 heures célébrée à l’autel de la Sainte Vierge de l’église Saint-Augustin. Il va voir l’abbé Huvelin dans l’après-midi (rue de Laborde, près de l’église Saint-Augustin), puis, vers 7 heures du soir, revenu à la rue d’Anjou, il fait ses adieux à sa cousine et prend le train de nuit en direction de La Bastide, en Lozère, à quelques kilomètres du monastère. La séparation est si douloureuse que souvent, à l’avenir, il reviendra sur « la blessure du 15 janvier » :
Sacrifice qui m’a coûté toutes mes larmes, semble-t-il, car depuis ce temps, depuis ce jour, je ne pleure plus, il semble que je n’aie plus de larmes… si ce n’est quelquefois en y pensant… La blessure du 15 janvier est toujours la même… Le sacrifice d’alors reste le sacrifice de toute heure.
Le 16 janvier 1890, à 7 heures du soir, il arrive au monastère. Il a trente-deux ans. Il écrit alors à sa cousine une longue lettre qui me paraît capitale pour saisir l’histoire de son âme.
Ma chère cousine, je sors du Salve, comme je n’entre que demain matin en communauté, je vous écris. Où étais-je hier à cette heure-ci ? J’étais encore près de vous, vous disant adieu, c’était dur mais cela était doux encore, puisque je vous voyais… Vingt-quatre heures c’est si peu, je ne me fais pas à cette idée que c’est pour toujours que je vous ai dit adieu : nous sommes séparés par si peu dans le passé, comment pouvons-nous l’être si complètement dans l’avenir. C’est pourtant la vérité, je le sais, je le veux, et je ne puis le croire. À 9 heures du matin, à 4 heures, maintenant, toujours, je me sens si près de vous, et mes yeux ne verront plus jamais les vôtres. Pardon de ce que je vous dis, mais à cette heure où je vous ai dit hier seulement adieu pour toujours, comment toute la douleur ne me remplirait-elle pas ? Mais il faut tirer la force de ma faiblesse, se servir pour Dieu de cette faiblesse même, le remercier pour cette douleur, la lui offrir pour que ce sacrifice le soulage, lui qui accepte celui d’un cœur contrit et humilié, pour que ce sacrifice fasse du bien à tous ses enfants, à vous surtout ; je Lui demande de tout mon cœur d’augmenter ma douleur si je puis porter un plus grand poids afin qu’Il en soit encore plus consolé et que ses enfants, et vous surtout, en ayez un peu plus de bien ; qu’Il la diminue si elle n’est pas pour sa gloire et selon sa volonté. Mais je suis sûr qu’Il la veut, Lui qui a pleuré Lazare, un simple ami de peu d’années, et qu’il allait ressusciter et revoir dans quelques instants ; saint Bernard a bien pleuré son frère, ayant cependant la consolation de le sentir au ciel et de se savoir sur le déclin de l’âge ; j’ai perdu infiniment plus que saint Bernard, j’ai perdu autant qu’il est possible de perdre, que le bon Dieu ne m’ôte donc pas la douleur, il me serait bien douloureux, d’ailleurs, de la perdre, ce serait encore plus douloureux que de la sentir, qu’il me la garde, me la conserve et qu’il l’augmente, mais la fasse tourner à sa plus grande gloire, qu’il en reçoive l’offre que je lui en fais de tout mon cœur pour lui, pour son soulagement, pour tous ses enfants et pour vous la première. Doux ordre par lequel il m’a montré encore sa tendresse infinie, la douceur divine, la douceur infinie de son cœur, que cet ordre qu’il m’a donné pour toute ma vie de vous placer toujours la première dans mes prières et partout. Mais je ne parle que de moi, et j’ai tant à parler de vous, il est vrai que je ne vis pas sans vous. Que vous avez été bonne ! Oh ! Loin de moi la volonté de vous remercier de toute votre bonté, j’en suis incapable, indigne, loin de moi cette idée ! Mais comme vous m’avez rendu ces derniers jours, rendu douces ces dernières heures, merci de la journée d’hier, merci de tout, merci de son commencement, merci de sa fin, que nous nous trouvions un jour ensemble aux pieds du Seigneur, le possédant comme nous l’avons possédé hier matin, qu’il vous bénisse comme vous m’avez béni hier soir, douce bénédiction, merci, et salutaire et bonne, il m’est doux de partir ainsi, toute douceur, vous me l’avez donnée, tout bien vous me l’avez fait, merci, que le bon Dieu vous bénisse chaque soir, et surtout à votre dernier soir comme vous m’avez béni, ce dernier soir qui semble ne devoir jamais arriver mais qui arrivera pourtant…, celui d’hier soir est bien arrivé pour moi. Je ne voulais vous écrire qu’un mot et achever demain matin avant d’entrer en communauté cette lettre, la dernière qui sera envoyée fermée. J’achèverai demain matin car voici l’heure arrivée que je m’étais fixée pour me coucher. Il faut m’obéir à moi-même ce soir ; mais je voulais après avoir commencé votre lettre, écrire celles de ma tante, de Mimi, de Cath, de M. l’Abbé, et je n’ai écrit qu’à vous…
Quelques jours plus tard, le 26 janvier, en la fête de saint Albéric, deuxième abbé de Cîteaux, Charles de Foucauld prend l’habit des novices de chœur et reçoit le nom de Frère Marie-Albéric. Le P. Eugène est alors maître des novices. Selon le souhait de l’abbé Huvelin, Charles avertit ses supérieurs de son désir d’être envoyé à la Trappe de Cheikhlé, près d’Akbès, à l’époque dirigée par le P. Louis de Gonzague, frère de Dom Martin, abbé de Notre-Dame des Neiges.[26] La vie à la Trappe est douce pour le Fr Albéric : immense paix, nombreuses consolations, profonde joie : « aucun bruit ne nous atteint : c’est la solitude et le silence avec le bon Dieu. Le temps se partage en prières, lectures rapprochant de Dieu, travail manuel fait en imitation de Lui et en union avec lui […] Une grande charité règne dans le couvent. »[27] Il est employé aux travaux du réfectoire.
Les mois passent et Charles progresse dans son amour de Dieu, faisant « de la religion un amour », sur les conseils de l’abbé Huvelin. À son ami Henri Duveyrier, il écrit le 24 avril :
Pourquoi suis-je entré à la Trappe ?… Par amour, par pur amour… J’aime Notre-Seigneur Jésus-Christ, bien que d’un cœur qui voudrait aimer plus et mieux, mais enfin je L’aime et je ne puis supporter de mener une vie autre que la sienne, une vie douce et honorée, quand la Sienne a été la plus dure et la plus dédaignée qui fût jamais, je ne veux pas traverser la vie en première classe pendant que Celui que j’aime l’a traversée dans la dernière.
Sans le préciser, il retrouve pour lui-même la dernière prière de sa mère, dans la lettre qu’il écrit à sa cousine le 26 mai, lundi de Pentecôte :
Que la volonté de Notre-Seigneur se fasse, et non la mienne, je le Lui dis de tout mon cœur ; je Lui dis du moins que je veux le Lui dire de tout mon cœur ; car je crains de ne le Lui dire que de toutes mes lèvres… et il est pourtant vrai que je veux uniquement Sa volonté !
En juin, Charles annonce à sa famille son départ pour la Trappe d’Akbès. Le 26 juin 1890, Dom Martin l’accompagne par le train de 16h (qui existe encore aujourd’hui). Le lendemain, ils montent célébrer la messe à Notre-Dame de la Garde. Puis Dom Martin repart à Notre-Dame des Neiges et Frère Albéric attend le départ du paquebot, qui a été retardé au lendemain. Il n’est pas très enjoué. À sa cousine, il écrit : « Je me vois sur le bateau qui m’emportera demain, il me semble que je sentirai toutes les larmes qui, l’une après l’autre, m’éloigneront ; il me semble que ma seule ressource sera de penser que chacune est un pas de plus vers la fin de la vie ». La traversée dure douze jours, avec escales au Pirée, à Salonique et à Smyrne. À l’arrivée à Alexandrette, le P. Étienne l’attend pour une longue et périlleuse route à dos de mulet (dix-huit heures pour une centaine de kilomètres, sous escorte kurde). Ils arrivent à Akbès le 11 juillet.
La Trappe de Notre-Dame du Sacré-Cœur, fondée huit ans plus tôt, est située au lieu-dit Cheikhlé, à une heure quinze de marche du bourg d’Akbès, au nord de la Syrie, entre Adana en Turquie et Alep en Syrie, toutes deux provinces, à l’époque, de l’Empire ottoman. Elle compte une vingtaine de religieux (moines de chœur et frères convers), avec quelques novices et postulants. Elle abrite également un orphelinat où sont accueillis une quinzaine d’enfants de six à douze ans, ainsi qu’un groupe de dix à quinze ouvriers laïcs, qui logent dans l’enceinte du monastère. Frère Albéric poursuit son noviciat sous la direction de Dom Polycarpe, ancien abbé de Notre-Dame des Neiges et fondateur de cette filiale en Syrie. Dans une lettre à Henri Duveyrier, il décrit sa nouvelle résidence :
Le couvent, ou plutôt les baraques à murs de planches et d’osier et à toits de chaume qui nous abritent, est situé dans un lieu admirable : une immense vallée, de bien des lieues de large, s’étend d’ici à Antioche, courant à peu près du nord au sud ; cette vallée toute plate est bordée à l’est et à l’ouest de hautes montagnes boisées ; celles de l’ouest surtout, entre la vallée et la mer, sont hautes, escarpées, couvertes d’épaisses forêts ; c’est là, dans ces monts sauvages, repaires de panthères et d’ours, qu’est la Trappe. […] Cette belle vallée est déserte (le bourg d’Akbès est dans une autre vallée analogue, à une heure et quart de marche) ; nous jouissons pleinement de cette solitude qui nous est chère ; il y a trente ans, ce lieu était habité et la contrée, déserte à présent, était peuplée ; à la suite d’insurrections, les Turcs en ont fait un désert ; ils ne se doutaient pas que c’est à nous qu’ils préparaient la place. Ainsi en est-il des actions des hommes : on travaille souvent pour un autre objet qu’on ne croit…[28]
La dernière phrase est significative de sa lucidité d’un abandon croissant à la Providence divine… Il écrit à sa sœur ces phrases magnifiques : « Prions l’un pour l’autre afin d’être fidèles à ce que le bon Dieu veut de nous, chacun dans notre vie ! Elles semblent bien différentes, mais ce n’est qu’une apparence : quand le bon Dieu voit le fond de la vie comme il doit être, toutes les vies se ressemblent, le reste a peu d’importance ».[29]
Le 2 février 1892, après une retraite de huit jours, frère Albéric prononce ses vœux simples et reçoit la tonsure. Le lendemain, il écrit à sa cousine :
Je suis dans un état que je n’ai jamais éprouvé, si ce n’est un peu à mon retour de Jérusalem. C’est un besoin de recueillement, de silence, d’être aux pieds du Bon Dieu, et le regarder presque en silence. On sent, on voudrait rester indéfiniment à sentir, sans le dire même, que l’on est tout au Bon Dieu et qu’Il est tout à nous.[30]
Sa santé tient bon, même s’il a régulièrement des accès de fièvre, au point qu’en novembre, on craint que ce soit un commencement de phtisie. Mais il se remet. En janvier 1893, il apprend le suicide de son ami Henri Duveyrier. À M. Maunoir, qui le lui avait annoncé, il répond : « Vous me consolez en me disant combien peu il avait conscience de ses actions dans les derniers temps de sa vie ; j’espère que Dieu, dans son infinie bonté, lui a fait miséricorde : c’était, comme vous le dîtes, un caractère si droit, une âme si élevée, un cœur si délicat ! »
Au carême 1893, on lui fait commencer la théologie : trois heures d’étude par jour, de théologie morale, d’Écriture Sainte et d’histoire ecclésiastique. Il est surtout attiré par les études bibliques et par la théologie dogmatique. Mais de nouvelles questions l’assaillent et il est inquiet : « J’espère encore que cela ne me conduira pas au sacerdoce. »[31] Il a raison d’être inquiet, car selon les traditions de la Trappe, les moines de chœur, comme Charles, sont destinés à l’ordination sacerdotale. Dom Louis de Gonzague, prieur d’Akbès, s’en est d’ailleurs ouvert à Mme de Bondy :
Je voudrais faire faire à notre Père Marie-Albéric ses études théologiques, ici même bien entendu, afin qu’il puisse un jour être promu au sacerdoce. Je ne lui ai point encore parlé de ce dessein, mais je prévois bien que j’aurai une lutte sérieuse à soutenir contre son humilité, et en définitive, c’est une chose que, dans notre Ordre, nous ne pouvons pas ordonner, en vertu de l’obéissance. Je vous conjure donc, Madame, de prier beaucoup ces temps-ci à cette intention afin que Dieu daigne nous éclairer l’un et l’autre.[32]
À ce souci s’en ajoute un autre, après la publication d’un Bref du Saint-Père approuvant la réunion des congrégations cisterciennes en un Ordre et adoucissant un peu le régime de la Trappe. Il écrit son désappointement à sa cousine :
« Le beurre et l’huile sont autorisés comme assaisonnement » ; de sorte que, maintenant, depuis quelques semaines, nous n’avons plus notre chère cuisine au sel et à l’eau, on nous met je ne sais quoi de gras dans notre nourriture… vous comprenez que je le regrette… Un peu moins de mortification, c’est un peu moins donné au Bon Dieu ; un peu plus de dépense, c’est un peu moins donné aux pauvres… Puis où cela s’arrêtera-t-il et sur quelle pente sommes-nous ?[33]
Ces deux soucis le travaillent beaucoup, même s’il apprécie les études de théologie : « Je vous ai dit mon sentiment après ces quelques mois d’étude : je suis très content d’étudier la théologie et je reste plus désireux que jamais de ne pas devenir prêtre. La dernière place est une chose dont je ne suis pas détaché… Notre Seigneur y a trop tenu. »[34] Il ne sait plus quoi faire. Il consulte son directeur spirituel et s’ouvre de ses projets. Il en parle aussi à sa cousine dans une lettre du 4 octobre 1893 :
J’ai, par le dernier courrier, écrit longuement à M. l’abbé [Huvelin] pour lui dire ce que je vous avais dit, et avec plus de détails encore. Voyant qu’il n’était pas possible à la Trappe de mener la vie de pauvreté, d’abjection, de détachement effectif, d’humilité et je dirai de recueillement, de Notre-Seigneur à Nazareth, je me suis demandé si Notre-Seigneur m’avait donné si vivement tous ces désirs uniquement pour que je les sacrifiasse ou bien si, puisqu’aucune congrégation dans l’Église ne donne aujourd’hui la possibilité de mener avec Lui cette vie qu’Il a menée en ce monde, il n’y avait pas lieu de chercher quelques âmes avec lesquelles on pût former un commencement de petite congrégation de ce genre : le but serait de mener aussi exactement que possible la vie de Notre Seigneur, vivant uniquement du travail des mains, sans accepter aucun don spontané, ni quêté et, suivant à la lettre tous ses conseils, ne possédant rien, donnant à quiconque demande, ne réclamant rien, se privant le plus possible, d’abord pour être plus conforme à Notre-Seigneur ; puis, et presque autant, pour lui donner le plus possible dans la personne des pauvres. Ajouter à ce travail beaucoup de prières, sans office au chœur, ce qui est un obstacle pour les étrangers et ce qui aide peu à la sanctification des ignorants. Ne former que de petits groupes, de petits colombiers comme les Carmels (les monastères nombreux prennent presque nécessairement une importance matérielle ennemie de l’abjection et de l’humilité) ; se répandre partout, surtout dans les pays infidèles si abandonnés et où il serait si doux d’augmenter l’amour et les serviteurs de Notre-Seigneur Jésus. Voilà ce que je pensais depuis deux mois environ ; c’est à la suite de la visite régulière de l’hiver dernier que les premières idées en ont germé. Mais cela ne venait que de loin en loin ; à la suite de l’étude de nos nouvelles constitutions, il y a deux mois et demi, les pensées sont devenues beaucoup plus fréquentes et ont pris une forme plus arrêtée ; puis, cela est devenu un désir assez fort pour que je me crois obligé il y a environ trois semaines, d’en parler à mon confesseur, le Père Polycarpe, lui demandant si cela venait du bon Dieu, du démon ou de mon imagination. Il m’a dit de ne plus y penser pour le moment et d’attendre une occasion que le bon Dieu, si cela venait de Lui, saurait bien faire naître… Cela m’a paru admirablement sage et c’est ce que je fais. J’ai fait cadeau de mes désirs au bon Dieu et je Le prie de ne plus m’y faire penser qu’autant que ce sera pour Sa plus grande gloire.
En octobre, il y a du changement dans l’organisation des Trappes de la région : après la mort du P. Abbé de la Trappe de Staouëli (Algérie) -, Dom Louis de Gonzague, prieur d’Akbès, est choisi pour lui succéder. Il hésite, car le prieuré d’Akbès est fragile et il y a donné une grande partie de sa vie et de son énergie. Son frère, Dom Martin, toujours abbé des Neiges, lui offre alors de résigner en faveur de Staouëli la tutelle de la maison d’Orient (Akbès). Dom Louis de Gonzague accepte et le P. Étienne (qui était venu chercher Charles à Alexandrette) devient prieur d’Akbès, désormais sous tutelle de Staouëli. Quant à Frère Marie-Albéric, il attend !
Vers un nouvel idéal
« Tant que mes directeurs ne me le permettent pas, je croirais désobéir au bon Dieu en faisant quoi que ce soit. »[35] L’abbé Huvelin lui conseille de continuer ses études de théologie, au moins jusqu’au diaconat et de s’appliquer à pratiquer les vertus et d’obéir à la règle cistercienne et à ses supérieurs. Et il ajoute : « Pour le reste, on verra plus tard. Au surplus, vous n’êtes pas fait, pas du tout fait, pour conduire les autres. »[36]
Au moins, c’est clair ! Alors il attend et ronge son frein, ne manquant pas de remarquer, à l’occasion d’une visite auprès d’un défunt, combien les habitations des indigènes sont bien plus pauvres que celles des moines, ou à se demander avec une pointe d’ironie, tout en redisant son intérêt pour la théologie, « si saint Joseph en savait beaucoup » ![37] Sur le fond, les choses s’éclairent quant à sa vocation fondamentale, comme il l’explique à sa cousine :
Je vois très clairement, et à n’en pouvoir douter maintenant, que ma vocation, la volonté de Dieu est que je Le suive dans la parfaite conformité à Sa vie.[38]
Puis, quand en novembre 1895, les Turcs se mettent à persécuter violemment les chrétiens de Syrie, pour la première fois, le désir du sacerdoce effleure son esprit, car il aurait voulu pouvoir apporter à ses frères chrétiens non seulement les consolations de la prière, mais aussi les secours des sacrements. « Au fort de la persécution arménienne, j’aurais voulu être prêtre, savoir la langue des pauvres chrétiens persécutés et pouvoir aller de village en village les encourager à mourir pour leur Dieu », écrira-t-il au P. Jérôme, de Staouéli, le 24 janvier 1897.[39]
Toute sa vie, il restera sensible au sort des chrétiens de Syrie et d’Arménie. Le 22 septembre 1893, il avait déjà écrit des bribes de son projet à l’abbé Huvelin : il faudrait mettre en place une Trappe, mais sans « la liturgie compliquée de saint Benoît », avec cependant « longue oraison, rosaire, sainte messe », car, a-t-il constaté, « notre liturgie ferme la porte de nos couvents aux Arabes, Turcs, Arméniens, etc., qui sont de bons catholiques, mais ne savent pas un mot de nos langues ! Et je voudrais tant voir de ces petits nids de vie fervente et laborieuse, reproduisant celle de Notre Seigneur, s’établir sous sa protection, et sous la garde de Marie et de Joseph, près de toutes ces missions d’Orient si isolées, pour offrir un refuge aux âmes des gens de ces pays que Dieu appelle à Le servir et à L’aimer uniquement ! »[40] On perçoit déjà, dans cette lettre, l’ébauche de ce qui guidera son projet à Béni-Abbès et à Tamanrasset.
Finalement, le 15 juin 1896, l’abbé Huvelin lui répond :
J’avais espéré que vous trouveriez à la Trappe ce que vous cherchez, que vous y trouveriez assez de pauvreté, d’humilité, d’obéissance, pour pouvoir suivre Notre Seigneur dans sa vie de Nazareth. Je regrette encore que cela ne puisse pas être. Il y a une poussée trop profonde vers un autre idéal, et vous arrivez peu à peu, par la force de ce mouvement, à sortir de ce cadre, à vous trouver déplacé. Je ne crois pas, en effet, que vous puissiez enrayer ce mouvement. Dites-le à vos Supérieurs… Dites simplement votre pensée. Dites à la fois votre estime profonde pour la vie qe vous voyez autour de vous et le mouvement invincible qui, depuis si longtemps, quoi que vous fassiez, vous porte vers un autre idéal… J’aurais tant voulu vous garder à une famille où vous êtes aimé, à laquelle vous auriez pu donner beaucoup !… Je trouve, mon enfant, qu’on vous a bien dirigé et formé à la Trappe ; mais invinciblement, vous voyez autre chose… Vingt-neuf ans, aujourd’hui, que je suis prêtre ! Que j’aurais aimé vous voir prêtre, vous ![41]
Dès lors, les choses s’enchaînent. Frère Albéric, après avoir consulté, en plus de l’abbé Huvelin, son confesseur, Dom Polycarpe, et les deux prieurs qu’il eut à Akbès, le Père Louis de Gonzague et le Père Étienne, est autorisé à écrire à Rome au Révérendissime Père Abbé général des Cisterciens Réformés, Dom Sébastien Wyart, pour obtenir la dispense de ses vœux simples. Celui-ci, avant de se prononcer, veut lui imposer une dernière épreuve : il lui prescrit de se rendre en Algérie, à la Trappe de Staouëli.[42]
La persécution fait rage, pendant ce temps, contre les chrétiens, en Turquie d’Asie et en Syrie, sur ordre du sultan de Constantinople Abd-ul-Hamid (1876-1908), qui entend restaurer son pouvoir absolu sur toutes les minorités de l’Empire ottoman. Des milliers d’Arméniens sont massacrés par des Kurdes, encadrés par des Turcs. L’Europe ne bouge pas. Le 3 mai, Charles avait écrit, indigné, à son beau-frère Raymond de Blic : « Dans la ville la plus proche, à dix lieues d’ici, la garnison on a tué 4500 chrétiens en deux jours. Les Européens sont protégés : on a même mis un poste de soldats à notre porte. Quelle douleur d’être si bien avec ceux qui égorgent nos frères ! C’est honteux pour l’Europe ! »[43] Au monastère, en tant qu’ancien officier, on lui demande d’organiser la défense des bâtiments. Il imagine un leurre en cas d’attaque : des hommes munis de fusils de chasse auront mission de tirer dans des tuyaux de cheminée pour faire croire qu’on était en possession d’une puissante artillerie.[44]
Frère Albéric quitte la Trappe d’Akbès le 10 septembre 1896. Il embarque à Alexandrette, passe par Tripoli, Beyrouth, Port-Saïd, Alexandrie, puis Marseille où il arrive le 23 septembre à 17h et repart dans la soirée pour Alger. En arrivant à Staouëli, où vivent une centaine de religieux, il confirme son état d’esprit au P. Abbé dans un entretien début octobre, reprenant les termes très clairs de sa lettre du 12 juillet à l’Abbé Général : « Tout en admirant la Trappe, je ne me sens nullement fait pour elle ; je sens une répugnance insurmontable à y rester et je suis attiré avec une force invincible vers un autre idéal. »[45] On lui demande alors d’aller à Rome pour étudier la théologie « pendant environ deux ans ». Il étudiera au Collège Romain et logera à la maison généralice des Cisterciens Réformés. Il accepte par obéissance, fait une retraite de huit jours et se met à étudier l’italien avec un Père piémontais. Puis, le 27 octobre 1896, il part pour Rome en compagnie du P. Henri Delacroix, un moine de Staouëli du même âge que Charles, mais déjà ordonné prêtre.
Charles ne se fait pas d’illusion : « Vieux, ignorant, sans habitude du latin, j’ai grand-peine à suivre les cours… Je serai un âne en théologie comme en tout ! », écrit-il au comte Louis de Foucauld, son cousin militaire. La première année, il fait uniquement de la philosophie, prêt, par obéissance, à faire ensuite, selon ce qu’on lui a annoncé, deux années de théologie : « Je prends ceci comme on me l’a imposé, comme une épreuve, que je tâche d’accomplir le mieux possible, avec obéissance et avec reconnaissance, mais en désirant, avec une ardeur croissante, une autre vie. »[46]
En janvier 1897, Dom Wyart revient à Rome et examine personnellement le cas de Frère Albéric, car il devrait prononcer des vœux solennels le 2 février, ou bien partir, car il n’est plus possible d’accorder une dispense. Dom Wyart consulte et finalement, dispensant Charles de ses vœux, le laisse libre, si son directeur le lui permet, de suivre la vocation qui paraît être la sienne. La nouvelle lui est communiquée le 23 janvier. Le lendemain, il écrit une longue lettre, très touchante, à son ami le P. Jérôme, de Staouëli :
J’ai demandé où il faudra aller en partant d’ici dans quelques jours : ce sera en Orient ; mais dans quelle maison ? Je l’ignore entièrement. Le bon Dieu me le dira par la voix de mon directeur… Vous voyez que j’ai besoin des prières de mon frère ! […] L’avenir est si inconnu ! Dieu nous mène par des chemins si inattendus ! Si jamais l’obéissance vous porte vers ces plages lointaines où tant d’âmes se perdent, faute de prêtres, où la moisson abonde et périt, faute d’ouvriers, bénissez sans mesure ! Là où on peut faire plus de bien aux autres, là on est le mieux. L’oubli entier de soi, le dévouement entier aux enfants de notre Père céleste, c’est la vie de Notre Seigneur, c’est la vie de tout chrétien, c’est surtout la vie du prêtre… Aussi, si jamais vous êtes appelé vers ces pays où ces peuples sont assis à l’ombre de la mort, bénissez Dieu sans mesure et donnez-vous corps et âme à faire briller la lumière du Christ parmi ces âmes arrosées de son sang ![47]
L’abbé Huvelin lui écrit le 29 janvier en lui donnant ses recommandations, encore une fois pleines de sagesse et de fermeté :
J’ai peur pour vous d’une autre Trappe, où je vous aimerais mieux cependant. Les mêmes pensées viendront vous y visiter, la même comparaison de la vie que vous verrez et de celle que vous poursuivez. Je préfère Capharnaüm ou Nazareth ou tel couvent de Franciscains ; pas dans le couvent ; à l’ombre seulement du couvent, demandant seulement les ressources spirituelles et vivant de la pauvreté, à la porte. Ne pensez pas à grouper des âmes autour de vous, surtout à leur donner une règle. Vivez de votre vie, sans réglementer rien ! Sur ce point, je suis très net.
Il quitte Rome le 16 février et s’embarque, le lendemain, depuis Brindisi, pour la Terre sainte. Les Pères Trappistes lui fournissent l’argent pour son voyage. Il est désormais dégagé des liens qui l’unissaient à la Trappe, mais garde pour ses frères une affection reconnaissante.
Le 24 février 1897, Charles de Foucauld arrive à Jaffa et gagne à pied Nazareth, en passant par Bethléem, Jérusalem et Sichar. Il et vêtu comme le plus miséreux des paysans de Palestine. Il se rend d’abord chez les Franciscains du Mont Thabor. On n’a pas besoin de ses services. Mais il est reconnu par le Frère sacristain, qui l’avait vu lors de son premier voyage en Terre Sainte. Il est entendu en confession par le P. aumônier des Clarisses, qui lui conseille d’aller frapper à leur porte. Il y est accueilli le 10 mars. Comme c’est un mercredi, jour dédié à saint Joseph, il ne manque pas de lui attribuer cette grâce. Quelques jours plus tard, il décrit à sa cousine sa nouvelle vie :
Je sers les messes, les bénédictions du Saint-Sacrement ; je balaie, fais les commissions, je fais tout ce qu’on me dit de faire, enfin. Le travail commence après la messe, à 8 heures du matin, et finit à l’heure de la bénédiction du Saint-Sacrement qui a lieu en moyenne tous les deux jours, à 5 heures du soir. Les dimanches et fête, je n’ai rien à faire, et puis prier toute la journée. Je loge dans une cabane en planches hors de la clôture. C’est exactement la vie que je cherchais.[48]
Pistes pour méditer
Quelle vie, chers amis ! Le cadeau que Dieu fait à notre Église aujourd’hui à travers la canonisation prochaine de Charles de Foucauld se dévoile un peu plus, me semble-t-il, à l’issue de cette deuxième partie de sa vie. Je voudrais retenir quelques thèmes.
D’abord, on est frappé par le caractère évolutif de sa vocation. Enfant, il voulait être militaire, comme son grand-père ; puis, déçu par la vie de garnison et révélé à lui-même par la vie d’aventure, il pensa que sa vocation serait d’être explorateur ; puis, ayant réussi à se prouver à lui-même qu’il était capable de faire de grandes choses, des choses que personne avant lui n’avait réussi à faire, il voulut se tenir à cette hauteur et, ayant découvert Dieu, il voulut être à la hauteur de cette puissante découverte, jusqu’à ce qu’il découvre qu’avec le Christ, il ne s’agissait pas de gravir les hauteurs mais plutôt de descendre jusqu’à la dernière place. Et jusqu’où l’entraînera cette descente ? Il est d’abord persuadé que c’est à la Trappe, car rien ne lui semble plus bas parmi tous les ordres religieux. Mais là encore, il est déçu. Nazareth, comme un aimant, l’attire. Mais est-ce dans la ville de Nazareth que doit se réaliser sa vocation ? Nous le verrons la semaine prochaine ! Avec lui, nous comprenons mieux que la vocation n’est pas quelque chose de statique, qui serait acquis à un moment et pour toujours, mais bien plutôt une dynamique sans cesse en travail. Une vocation, c’est quelque chose qui mûrit au fur et à mesure que se déroule notre existence, quelque chose qu’on ne comprendra vraiment qu’à la fin, quand nous relirons toute notre vie avec Dieu et qu’il nous expliquera lui-même tout ce que nous n’avions pas compris en chemin. Ma vocation, c’est la cohérence que prendra ma vie quand je la regarderai à la fin, en plongeant mon regard dans celui du Père.
Toi aussi, tu as besoin de percevoir la totalité de ta vie comme une mission. […] Puisses-tu reconnaître quelle est cette parole, ce message de Jésus que Dieu veut délivrer aux hommes par ta vie ! Laisse-toi transformer, laisse-toi renouveler par l’Esprit pour que cela soit possible, et qu’ainsi ta belle mission ne soit pas compromise. Le Seigneur l’accomplira même au milieu de tes erreurs et de tes mauvaises passes, pourvu que tu n’abandonnes pas le chemin de l’amour et que tu sois toujours ouvert à son action surnaturelle qui purifie et illumine.[49]
C’est la raison pour laquelle la vocation est sans cesse en nous en travail d’enfantement. Il s’agit de répondre à un appel, avec courage et humilité, c’est-à-dire, d’une part, sans renier notre passé, sous prétexte que l’on se serait converti et que ce qui était avant ne compte pas, et, d’autre part, sans rogner notre avenir, sous prétexte que la barre nous semble placée trop haut et qu’on préfère se contenter de la médiocrité.
Ensuite, je voudrais souligner l’importance, dans ce travail de discernement vocationnel, d’un bon directeur spirituel. La Providence avait semblé réserver, pour cette âme aussi fougueuse que généreuse, un directeur avisé, prudent et instruit. Il faudrait redire toute la richesse humaine, intellectuelle et spirituelle de l’abbé Huvelin, ses liens d’amitié avec les plus grands penseurs de son temps, de Littré à Blondel, de Brémond à von Hügel et à bien d’autres, et tout cela malgré une santé extrêmement précaire. Il fallait à Foucauld un saint directeur, qui sache chercher avec lui la vérité, garantir sa liberté et le conduire à l’humilité. Il est toujours bon de relire les chemins sur lesquels le Seigneur est venu nous chercher. Ne jamais les négliger. Les dons que Dieu a faits à notre nature sont souvent les semences par lesquelles mûrit en nous la grâce. Ne nous laissons pas voler la richesse de notre humanité !
Et puis, j’aimerais souligner un trait de Foucauld qui est très important, c’est sa capacité d’indignation et sa volonté farouche de justice. On l’avait déjà aperçu la semaine dernière. On l’a vu aujourd’hui par rapport à l’inaction de l’Europe face au drame subi par les chrétiens d’Orient en ces années sombres de l’Empire ottoman. L’Europe fait des discours et protège les siens, mais elle peine à défendre concrètement ceux qui, à ses portes, se font honteusement massacrer. Cette semaine, ayons à cœur de prier et d’agir pour la paix, en cette période de nouveau troublée.
Enfin, Charles, bien que moine contemplatif, vibre aux besoins des gens qui habitent les régions où il se trouve. Ce sera le cas à Béni-Abbès et à Tamanrasset. Ce fut le cas à Akbès. C’est sa fibre missionnaire, qui nous éclaire sur ce que doit être aujourd’hui la mission de l’Église. Il voudrait que ces peuples, selon leur génie propre, selon leur langue, leur culture, leur spiritualité, puissent découvrir le Christ et chanter sa louange. Je vous invite à méditer encore le § 13 de Lumen gentium, que j’avais déjà évoqué la semaine dernière, en particulier cette phrase, si empreinte de ce qui fut la vocation de Charles de Foucauld et par laquelle je conclus : « Ainsi donc, à cette unité catholique du peuple de Dieu, qui préfigure et promeut la paix universelle, tous les hommes sont appelés ; à cette unité appartiennent, sous diverses formes, ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques, et ceux qui, par ailleurs, ont foi dans le Christ, et finalement tous les hommes sans exception, que la grâce de Dieu appelle au salut. »
+ Jean-Marc Aveline
Archevêque de Marseille
NOTES
[1] « Méditations sur les saints Évangiles », n° 382 – Nazareth – 1898. Dans Charles de Foucauld, L’imitation du Bien-Aimé, Paris, Nouvelle Cité, 1997, p. 78-79.
[2] Cf. Josette Fournier, Charles de Foucauld. 3. Naissance de l’intellectuel, Paris, Saint-Léger Éditions, 2021, p. 312.
[3] Summarium du Procès informatif. Cité par Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, Paris, Salvator, 2016, p. 118.
[4] Cf. Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 119.
[5] Lettre à Mac Carthy, 12 août 1885, citée par Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 121.
[6] Cahiers Charles de Foucauld, 25, 1er trim., 1952, repris par Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 165.
[7] Lettre du 18 novembre 1885.
[8] Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 125.
[9] Lettre du 18 novembre 1885.
[10] D’autant plus que sa tante, Inès Moitessier, s’était occupée de son frère Édouard de Foucauld, le père de Charles, lorsque la santé de celui-ci avait vacillé. C’est elle qui l’avait accueilli à Paris, payant sa pension à l’hôpital psychiatrique.
[11] Méditation du 8 novembre 1897 à Nazareth. Dans Charles de Foucauld, La dernière place, Paris, Nouvelle Cité, 1974, p. 105.
[12] Henri Huvelin était né à Laon en 1838. Après des études au lycée Saint-Louis à Paris puis à l’École Normale Supérieure (promotion 1858), où il devient agrégé d’histoire, il entre en 1862 au Séminaire français de Rome. Il est ordonné prêtre le 15 juin 1867. Il fut professeur au Petit-Séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, puis vicaire à Saint-Eugène (1870) puis à Saint-Augustin (1875). Il mourra à Paris le 10 juillet 1910.
[13] À Henry de Castries, il écrit, en 1901 : « L’idée me vint qu’il fallait me renseigner sur cette religion. […] Je me dis que le mieux était de prendre des leçons de religion catholique comme j’avais pris des leçons d’arabe ; comme j’avais cherché un bon thaleb [professeur] pour m’enseigner l’arabe, je cherchai un prêtre instruit pour me donner des renseignements sur la religion catholique. On me parla d’un prêtre très distingué, ancien élève de l’École normale ; je le trouvai à son confessionnal et lui dis que je ne venais pas me confesser car je n’avais pas la foi, mais que je désirais avoir quelques renseignements sur la religion catholique. »
[14] Méditation du 8 novembre 1897 à Nazareth. Dans Charles de Foucauld, La dernière place, Paris, Nouvelle Cité, 1974, p. 107.
[15] Lettre à Henry de Castries, du 14 août 1901.
[16] Je reprends les éléments donnés par Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 133.
[17] Charles de Foucauld, La dernière place, op. cit. p. 118.
[18] Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 155.
[19] « Le chanoine Louis Marthoud, du clergé de Lyon, missionnaire apostolique, frère puiné de Dom Polycarpe, avait été condisciple de l’abbé Huvelin au Séminaire français de Rome. Les deux étudiants, devenus grands amis, étaient restés en relation par la suite. C’est ainsi que l’abbé Huvelin entendit parler de Dom Polycarpe, de Notre-Dame des Neiges et de la fondation d’Akbès. Louis Marthoud mourut en mars 1895, encore jeune, six mois avant son frère » (Charles de Foucauld, « Cette chère dernière place ». Lettres à mes frères de la Trappe, Correspondance inédite présentée et annotée par Alain Robert. Introduction par Pierre Sourisseau, Préface par Pierre-Marie Fayolle, Paris, Cerf, 2012, p.68).
[20] Casimir Chalbos, prêtre de la société de Saint-Sulpice, missionnaire depuis quinze ans aux Amériques, et son frère l’abbé Théodore Chalbos, curé d’une paroisse de Viviers, décident de faire don à la Trappe d’Aiguebelle de leur héritage, constitué du Mas de la Felgère, une ancienne grange de l’abbaye des Chambons, acquise en 1791 par Jean Chalbos, leur grand-père. Ils souhaitent qu’une nouvelle Trappe soit créée à cet endroit. Après la décision favorable d’Aiguebelle, le 5 août 1890, sept religieux (deux pères et cinq frères) partent, sous la conduite du P. Geniez d’Aiguebelle, en passant par Viviers, avec une charrette et un unique cheval. Ils arrivent le 25 août à La Felgère, ferme de pierre et de chaume, qu’ils nomment Notre-Dame-des-Neiges. Le 29 septembre 1852, Notre-Dame-des-Neiges fut décrété comme Prieuré titulaire : dix Pères, dix-huit frères et dix-huit novices s’y installent définitivement.
[21] René Bazin, Charles de Foucauld, Paris, Plon, 1921. Cité dans Souvenir de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, à l’occasion de la consécration de la nouvelle église, 4 août 1921, Nîmes, Lacour, 2009 [1921], p. 7-8.
[22] « Le vent y soufflait avec une telle violence qu’il renversait sur la route les mulets trop lourdement chargés. La température y était si froide, les abris si sommaires et si mal protégés que les religieux s’y sont réveillés, plusieurs matins d’hiver, sous un manteau de neige. On raconte – et ce n’est pas une légende, c’est un fait avéré – on raconte qu’un jour, en plein été, le Prieur, voulant procurer à ses religieux l’agrément d’une conférence en plein air, les attira dans un coin plus abrité. Et tandis qu’il parlait, fut-il plus éloquent que de coutume, on vit apparaître un auditeur inattendu et tout à fait indésirable : c’était un loup, un gros loup qui regagnait tranquillement son repaire et qui s’arrêta, étonné, et, je le suppose, fort mécontent de voir son gîte envahi » (Toast de Mgr Bonnet, évêque de Viviers, dans Souvenir de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, à l’occasion de la consécration de la nouvelle église, 4 août 1921, Nîmes, Lacour, 2009 [1921], p. 42-43).
[23] Ibid., p. 43.
[24] Cet accueil inaugural de militaires malades ou blessés a beaucoup marqué l’histoire et l’état d’esprit de l’abbaye jusqu’à nos jours. À la fin de son long « Toast » au jour de la consécration de l’église abbatiale, le P. Abbé, Dom Augustin Martin, terminait par ces mots : « Je termine en protestant que, si nous sommes des moines, nous ne sommes pas des isolés. Le présent comme le passé en témoignent » (Souvenir de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, à l’occasion de la consécration de la nouvelle église, 4 août 1921, Nîmes, Lacour, 2009 [1921], p. 29).
[25] Souvenir de la Trappe de Notre-Dame des Neiges, à l’occasion de la consécration de la nouvelle église, 4 août 1921, Nîmes, Lacour, 2009 [1921], p. 22.
[26] Dom Martin était né à Saint-Julien de Cassagnas, dans le Gard, le 14 décembre 1850. Il reçoit à Notre-Dame des Neiges l’habit d’oblat cistercien le 8 décembre 1868, puis celui de moine le 21 mars 1876. Il prononce ses vœux simples le 25 mars 1878 et ses vœux solennels le 15 août 1885. Ordonné prêtre le 22 mai 1880 par Mgr Besson, en la chapelle du Grand Séminaire de Nîmes, il reçoit la bénédiction abbatiale le 30 novembre 1897. Deuxième abbé des Neiges, il mourra dans son monastère le 11 décembre 1908. C’est lui qui admit Charles de Foucauld, le 16 janvier 1890, au noviciat et lui donna le nom de frère Marie-Albéric, ainsi que l’habit de novice le 26 janvier de la même année.
[27] Lettre du 18 février à Mme de Blic.
[28] Lettre du 11 septembre 1890. Dans une lettre adressée à Mme de Blic le 3 juillet 1891, il complète le tableau : « Nous sommes installés dans d’assez vastes baraquements. Il y a des bestiaux : bœufs, chèvres, chevaux, ânes, tout ce qu’il faut pour un grand train de culture. Sous nos baraquements logent aussi de quinze à vingt orphelins catholiques, entre cinq et quinze ans. Il y a au moins dix à quinze ouvriers laïcs qui sont aussi abrités par nous ; enfin, les hôtes dont le nombre varie : tu sais que les moines sont essentiellement hospitaliers […] Notre grand travail, c’est le travail des champs. »
[29] Lettre du 29 octobre 1890 à Mme de Blic.
[30] Lettre du 3 février 1892 à Mme de Bondy
[31] Lettre du 28 février 1893 à Mme de Bondy. Quelques mois auparavant, il lui avait confié : « Si on me parle d’études, j’exposerai que j’ai un goût très vif pour demeurer jusqu’au cou dans le blé et dans le bois, et une répugnance extrême pour tout ce qui tendrait à m’éloigner de cette dernière place que je suis venu chercher, de cette abjection dans laquelle je désire m’enfoncer toujours plus, à la suite de Notre Seigneur… Et puis, en fin de compte, j’obéirai » (Lettre du 4 novembre 1892 à Mme de Bondy).
[32] Lettre du 4 février 1892, publiée dans Charles de Foucauld, Cette chère dernière place, op. cit., p. 95-96.
[33] Lettre du 21 mai 1893 à Mme de Bondy.
[34] Lettre du 9 septembre 1893 à Mme de Bondy.
[35] Lettre du 3 janvier 1894 à Mme de Bondy.
[36] Lettre du 29 janvier 1894.
[37] Lettres à Mme de Bondy, du 10 avril et du 21 février 1894.
[38] Lettre du 27 juin 1895 à Mme de Bondy.
[39] Cf. Charles de Foucauld, Cette chère dernière place, op. cit., p. 153.
[40] Charles de Foucauld. Abbé Huvelin. Vingt ans de correspondance entre Charles de Foucauld et son directeur spirituel (1890-1910). Mise en texte de Jean-François Six et Brigitte Cuisinier, Paris, Nouvelle Cité 2010, p. 80.
[41] Dans une autre lettre, datée du 2 août, il lui écrit ces recommandations : « Si vos supérieurs vous demandent de faire encore un essai, faites-le loyalement ! Ce qui m’effraierait surtout, mon cher enfant, ce n’est pas la vie à laquelle vous pensez pour vous, si vous restez isolé…, mais c’est de vous voir fonder, ou penser à fonder, quelque chose… Votre règle est absolument impraticable… À la règle franciscaine, le Pape hésitait à donner son approbation ; il la trouvait trop sévère, mais à ce règlement ! À vous dire vrai, il m’a effrayé ! Vivez à la porte d’une communauté, dans l’abjection que vous souhaitez, mais ne tracez pas de règle, je vous en supplie ! »
[42] Dom Polycarpe ne cache pas à l’abbé Huvelin son agacement et son incompréhension à l’égard du frère Marie-Albéric. Mais l’aveuglement du Prieur finit par inquiéter l’abbé Huvelin, qui sent que son protégé risque de ne pas être compris par « cette brusquerie si marquée ». Cf. Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 190.
[43] Charles de Foucauld. Abbé Huvelin. Vingt ans de correspondance entre Charles de Foucauld et son directeur spirituel (1890-1910). Mise en texte de Jean-François Six et Brigitte Cuisinier, op. cit., p. 86.
[44] Cahiers Charles de Foucauld 34, p. 38-59. Repris dans Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 193.
[45] Cf. Pierre Sourisseau, Charles de Foucauld, 1858-1913. Biographie, op. cit., p. 201.
[46] Lettre du 7 décembre 1896 à Mme de Bondy.
[47] Cf. Charles de Foucauld, Cette chère dernière place, op. cit., p. 148-154. Charles Bouffel était né à Paris le 16 décembre 1878. Il prit l’habit de novice à Staouëli le 10 juin 1894 et prononça ses vœux solennels le 1er novembre 1900. Il fut ordonné prêtre en 1902. Lorsque Staouëli fut vendu, et la communauté regroupée à Maguzzano en Italie, le Père Jérôme fit le choix de rester en Algérie. Devenu prêtre séculier du diocèse d’Alger, il occupa plusieurs postes de vicaire : à Hussein Dey, à St Joseph, à Boufarik et enfin à la cathédrale. Il devint ensuite secrétaire à l’archevêché de 1926 à 1933. Il occupa, après cette date et jusqu’en 1957, le poste d’aumônier. Il est mort à la maison de retraite des prêtres d’Alger le 24 juin 1962 (cf. ibid., p. 123).
[48] Lettre du 22 mars 1897 à Mme de Bondy. Dans le même esprit, il écrit : « Je suis fixé à Nazareth… Le bon Dieu m’a fait trouver ici, aussi parfaitement que possible ce que je cherchais : pauvreté, solitude, abjection, travail bien humble, obscurité complète, l’imitation, aussi parfaite que cela se peut, de ce que fut la vie de Notre Seigneur Jésus dans ce même Nazareth… J’ai embrassé ici l’existence humble et obscure de Dieu, ouvrier de Nazareth » (Lettre du 12 avril 1897 à Louis de Foucauld).
[49] Gaudete et exsultate n° 23-24.