Le pape François a invité ses collaborateurs à se « laisser évangéliser par l’humilité de l’Enfant Jésus », dans son discours à la curie romaine de ce 23 décembre 2021, à l’occasion du traditionnel échange des voeux pour Noël.
Le pape a longuement commenté la guérison du Syrien Naaman, malade de la lèpre, pour conclure: « Chers frères et sœurs, en nous souvenant de notre lèpre, en fuyant les logiques de la mondanité qui nous prive de racines et de bourgeons, laissons-nous évangéliser par l’humilité de l’Enfant Jésus. Ce n’est qu’en servant et en considérant notre travail comme un service que nous pouvons vraiment être utiles à tous. »
Humilité et synodalité
Le pape voit dans l’humilité la condition de la synodalité dans l’Eglise: « Si l’Église parcourt la voie de la synodalité, nous devons les premiers nous convertir à un style de travail, de collaboration, de communion différent. Et cela n’est possible qu’à travers le chemin de l’humilité. bLors de l’ouverture de l’assemblée synodale, j’ai utilisé trois mots-clés : participation, communion et mission. Ces mots sont les trois exigences que je voudrais indiquer comme style d’humilité auquel il faut tendre, ici, à la Curie. Trois façons pour faire du chemin de l’humilité, un chemin concret à mettre en pratique. »
Le pape a cité deux auteurs français: le cardinal Henri de Lubac et Georges Bernanos.
De de Lubac, le pape cite ce passage de Méditation sur l’Eglise : « Participation, mission et communion sont les caractéristiques d’une Église humble qui se met à l’écoute de l’Esprit et place son centre en dehors d’elle-même. Henri de Lubac disait : « Aux yeux du monde, l’Église, comme son Seigneur, a toujours l’aspect d’une esclave. Elle existe ici-bas sous la forme d’une servante. […] Elle n’est ni une académie de scientifiques, ni un cénacle de spirituels raffinés, ni une assemblée de surhommes. Elle est exactement le contraire. Les infirmes, les difformes, les misérables de toute sorte s’y assemblent, les médiocres s’y bousculent […] ; il est difficile, ou plutôt impossible, pour l’homme naturel, tant qu’une transformation radicale ne s’est pas opérée en lui, de reconnaître dans ce fait l’accomplissement de la kénose salvifique, la trace adorable de l’humilité de Dieu » (p. 352). »
De Bernanos il cite une expression, à propos d’une forme de tristesse orgueilleuse: « L’orgueilleux, enfermé dans son petit monde n’a plus ni passé ni avenir, il n’a plus ni racines ni bourgeons, il vit avec le goût amer de la tristesse stérile qui envahit le cœur comme « le plus riche des élixirs du démon » (Bernanos, ndlr). Au contraire, la personne humble vit constamment guidée par deux verbes : se souvenir et engendrer, fruit des racines et des bourgeons, et elle vit ainsi l’ouverture joyeuse de la fécondité. »
Trois cadeaux à ses collaborateurs
Le pape François a aussi offert trois livres à ses collaborateurs.
Un livre du nonce apostolique originaire du Nigeria, Mgr Fortunatus Nwachukwu, 61 ans, récemment nommé Observateur permanent du Saint-Siège aux Nations unies à Genève: « Parole abusée. Le commérage dans l’enseignement du pape François » (« Parola abusata. Il chiacchiericcio nell’insegnamento di Papa Francesco »).
Un livre du prêtre italien Luigi Maria Epicoco, assistant ecclésiastique du Dicastère pour la communication: « La pierre rejetée. Lorsque les oubliés sont sauvés » (« La pietra scartata. Quando i dimenticati si salvano » éd. San Paolo).
En décembre 2019, le pape avait déjà offert à ses collaborateur un livre du p. Epicoco: le texte d’une retraite prêchée à des prêtres publié sous le titre « Quelqu’un vers qui regarder ».
Théologien italien de 41 ans, le p. Epicoco est l’auteur de plusieurs livres dont, en dialogue avec le pape François, « Saint Jean-Paul le Grand » (« San Giovanni Paolo Magno », 2020).
Et un livre du prêtre italien de 51 ans, Armando Matteo, sous-secrétaire adjoint de la Congrégation pour la doctrine de la foi: « Convertir Peter Pan. Le destin de la foi dans la société de l’éternelle jeunesse » (« Convertire Peter Pan. Il destino della fede nella società dell’eterna giovinezza », éd. Ancora).
Voici les paroles du pape François, dans une traduction officielle provisoire où quelques ajoutés improvisés doivent encore être intégrés.
AB
Discours du pape François
Chers frères et sœurs, bonjour !
Comme chaque année, nous avons l’occasion de nous réunir quelques jours avant la fête de Noël. C’est une façon de dire “à haute voix” notre fraternité à travers l’échange des vœux, mais c’est aussi un temps de réflexion et de vérification pour chacun d’entre nous afin que la lumière du Verbe fait chair nous montre toujours mieux qui nous sommes et quelle est notre mission.
Nous le savons tous : le mystère de Noël c’est le mystère de Dieu qui vient dans le monde par le chemin de l’humilité. Il s’est fait chair : cette grande synkatabasis. Cette époque semble avoir oublié l’humilité, ou bien semble l’avoir simplement reléguée à une forme de moralisme, en la vidant de la force dérangeante dont elle est dotée.
Mais si nous devions exprimer tout le mystère de Noël en un seul mot, je crois que le mot humilité serait celui qui pourrait nous aider le plus. Les Évangiles évoquent un cadre pauvre et sobre, peu propice à l’accueil d’une femme sur le point de donner naissance. Et cependant le Roi des rois vient dans le monde non pas en attirant l’attention, mais en suscitant une mystérieuse attraction dans le cœur de ceux qui ressentent la présence bouleversante d’une nouveauté sur le point de changer l’histoire. C’est pourquoi il me plaît de penser et de dire que l’humilité a été sa porte d’entrée et il nous invite, nous tous, à la franchir.Ce passage des Exercices me vient à l’esprit : on ne peut aller de l’avant sans humilité, et on ne peut aller de l’avant, dans l’humilité, sans humiliations. Et saint Ignace nous dit de demander les humiliations.
Il n’est pas facile de comprendre ce qu’est l’humilité. Elle est le résultat d’un changement que l’Esprit lui-même opère en nous à travers l’histoire que nous vivons, comme cela est arrivé par exemple à Naaman le Syrien (cf. 2 R, 5). À l’époque du prophète Élisée, cette personne jouissait d’une grande réputation. C’était un valeureux général de l’armée araméenne, qui avait montré sa vaillance et son courage à plusieurs reprises. Mais à côté de la célébrité, de la force, de l’estime, des honneurs et de la gloire, cet homme est contraint de vivre avec un terrible drame : il est lépreux. Son armure, celle-là même qui lui apporte la gloire, recouvre en réalité une humanité fragile, blessée, malade. Nous trouvons souvent cette contradiction dans nos propres vies : parfois, les grands dons sont une armure qui couvrent de grandes fragilités.
Naaman comprend une vérité fondamentale : on ne peut pas passer sa vie à se cacher derrière une charge, un rôle, une reconnaissance sociale : en fin de compte, ça fait mal. Il arrive un moment dans l’existence où chacun a le désir de ne plus vivre sous couvert de la gloire de ce monde, mais dans la plénitude d’une vie sincère, sans plus avoir besoin d’armures ni de masques. Ce désir pousse le vaillant général Naaman à partir à la recherche de quelqu’un qui puisse l’aider, et il le fait sur la suggestion d’une esclave, une juive prisonnière de guerre qui parle d’un Dieu capable de guérir de telles contradictions.
Après avoir fait des provisions d’argent et d’or, Naaman se met en route et se présente devant le prophète Elisée. Celui-ci demande à Naaman, comme seule condition à sa guérison, le simple geste de se dévêtir et de se laver sept fois dans le Jourdain. Ni gloire, ni honneur, ni or, ni argent ! La grâce qui sauve est gratuite, elle ne se réduit pas au prix des choses de ce monde.
Naaman résiste à cette demande, elle lui paraît trop banale, trop simple, trop accessible. Il semble que la force de la simplicité n’ait pas de place dans son imaginaire. Mais les paroles de ses serviteurs le font changer d’avis : « Si le prophète t’avait ordonné quelque chose de difficile, tu l’aurais fait, n’est-ce pas ? Combien plus, lorsqu’il te dit : “Baigne-toi, et tu seras purifié” » (2 R 5, 13). Naaman capitule et, dans un geste d’humilité, il “descend”, enlève son armure et entre dans les eaux du Jourdain, « alors sa chair redevient semblable à celle d’un petit enfant : il est purifié ! » (2 R 5, 14). La leçon est grande ! L’humilité de mettre à nu son humanité, selon la parole du Seigneur, apporte la guérison à Naaman.
L’histoire de Naaman nous rappelle que Noël est un moment où chacun de nous doit avoir le courage d’enlever son armure, de se débarrasser des vêtements de sa charge, de la reconnaissance sociale, de l’éclat de la gloire de ce monde, et d’assumer sa propre humilité. Nous pouvons le faire à partir d’un exemple plus fort, plus convaincant encore et faisant davantage autorité : celui du Fils de Dieu qui ne se dérobe pas à l’humilité de “descendre” dans l’histoire en se faisant homme, en devenant un enfant fragile, emmailloté et couché dans une mangeoire (cf. Lc 2, 16). Débarrassés de nos vêtements, de nos prérogatives, de nos rôles et de nos titres, nous sommes tous des lépreux, nous tous, ayant besoin d’être guéris. Noël est la mémoire vivante de cette prise de conscience et il nous aide à la comprendre plus profondément.
Chers frères et sœurs, si nous oublions notre humanité nous ne vivons que par les honneurs de nos armures. Or Jésus nous rappelle une vérité inconfortable et déconcertante : « Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier si c’est au prix de sa vie ? » (Mc 8, 36).
C’est là la dangereuse tentation – je l’ai rappelée en d’autres occasions – de la mondanité spirituelle qui, à la différence de toutes les autres tentations, est difficile à démasquer parce qu’elle est recouverte de tout ce qui habituellement nous rassure : notre charge, la liturgie, la doctrine, la religiosité. J’écrivais dans Evangelii gaudium : « Dans ce contexte, se nourrit la vaine gloire de ceux qui se contentent d’avoir quelque pouvoir et qui préfèrent être des généraux d’armées défaites plutôt que de simples soldats d’un escadron qui continue à combattre. Combien de fois rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes, méticuleux et bien dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions notre histoire d’Église qui est glorieuse en tant qu’elle est histoire de sacrifices, d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service, de constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la “sueur de notre front”. À l’inverse, nous nous attardons comme des vaniteux qui disent ce “qu’on devrait faire” – le péché du “on devrait faire” – comme des maîtres spirituels et des experts en pastorale qui donnent des instructions tout en restant en dehors. Nous entretenons sans fin notre imagination et nous perdons le contact avec la réalité douloureuse de notre peuple fidèle » (n. 96).
L’humilité est la capacité de savoir habiter sans désespoir, avec réalisme, joie et espérance notre humanité ; cette humanité aimée et bénie par le Seigneur. L’humilité consiste à comprendre que nous ne devons pas avoir honte de notre fragilité. Jésus nous apprend à regarder notre misère avec le même amour et la même tendresse que l’on porte à un petit enfant fragile qui a besoin de tout. Sans humilité, nous chercherons à nous rassurer, et nous y arriverons peut-être, mais nous ne trouverons certainement pas ce qui nous sauve, ce qui peut nous guérir. Vouloir se rassurer est le fruit le plus pervers de la mondanité spirituelle qui révèle un manque de foi, d’espérance et de charité, et devient une incapacité à discerner la vérité des choses. Si Naaman s’était contenté de continuer à accumuler des médailles pour les mettre sur son armure, il aurait fini par être dévoré par la lèpre : vivant en apparence, oui, mais enfermé et isolé dans sa maladie. Il recherche courageusement ce qui peut le sauver et non pas ce qui le gratifie dans l’immédiat.
Nous savons tous que le contraire de l’humilité est l’orgueil. Un verset du prophète Malachie, qui m’a beaucoup touché, nous aide à comprendre, par contraste, la différence entre la voie de l’humilité et celle de l’orgueil : « Tous les arrogants, tous ceux qui commettent l’impiété, seront de la paille. Le jour qui vient les consumera, – dit le Seigneur de l’univers –, il ne leur laissera ni racine ni branche. » (3, 19).
Le Prophète utilise une image évocatrice qui décrit bien l’orgueil : il est, dit-il, comme la paille. Quand le feu arrive, la paille devient cendre, elle brûle, elle disparaît. Et il nous dit également que ceux qui vivent en s’appuyant sur l’orgueil se retrouvent privés de ce que nous avons de plus important : les racines et les bourgeons. Les racines évoquent notre lien vital avec le passé dont nous tirons la sève pour pouvoir vivre le présent. Les bourgeons sont le présent qui ne meurt pas mais qui devient lendemain, avenir. Être dans un présent qui n’a plus ni racines ni bourgeons, c’est vivre la fin. Ainsi, l’orgueilleux, enfermé dans son petit monde n’a plus ni passé ni avenir, il n’a plus ni racines ni bourgeons, il vit avec le goût amer de la tristesse stérile qui envahit le cœur comme « le plus riche des élixirs du démon » [1]. Au contraire, la personne humble vit constamment guidée par deux verbes : se souvenir – les racines – et engendrer, fruit des racines et des bourgeons, et elle vit ainsi l’ouverture joyeuse de la fécondité.
Se souvenir signifie étymologiquement “ramener au cœur”, [ri-cordare]. La mémoire vitale que nous avons de la Tradition, de nos racines, n’est pas un culte du passé mais un mouvement intérieur par lequel nous ramenons constamment au cœur ce qui nous a précédés, ce qui a traversé notre histoire, ce qui nous a conduits jusqu’à aujourd’hui. Se souvenir ne signifie pas répéter, mais tirer leçon, raviver et, avec gratitude, laisser la force de l’Esprit Saint enflammer notre cœur, comme les premiers disciples (cf. Lc 24, 32).
Mais pour que le souvenir ne devienne pas une prison du passé, nous avons besoin d’un autre verbe : engendrer. L’humble – l’homme humble, la femme humble – se soucie également de l’avenir, et non seulement du passé, parce qu’elle sait regarder en avant, elle sait voir les bourgeons, avec une mémoire pleine de gratitude. La personne humble engendre, invite et pousse vers ce qui est inconnu. L’orgueilleux, en revanche, se répète, se raidit – la rigidité est une perversion, c’est une perversion qui est d’actualité – et s’enferme dans sa répétition, il se sent sûr de ce qu’il connaît et craint la nouveauté parce qu’il ne peut pas la maîtriser. Il se sent déstabilisé par elle… parce qu’il a perdu la mémoire.
La personne humble accepte d’être remise en cause, elle s’ouvre à la nouveauté, et elle le fait parce qu’elle se sent forte de ce qui la précède, de ses racines, de son appartenance. Son présent est habité par un passé qui l’ouvre à l’avenir avec espérance. Contrairement à l’orgueilleux, elle sait que ni ses mérites ni ses “bonnes habitudes” ne sont le principe et le fondement de son existence ; elle est donc capable de faire confiance ; le superbe n’en a pas.
Nous sommes tous appelés à l’humilité car nous sommes appelés à nous souvenir et à engendrer, nous sommes appelés à redécouvrir notre juste relation avec les racines et les bourgeons. Sans eux, nous sommes malades et voués à disparaître.
Jésus, en venant dans le monde par la voie de l’humilité, ouvre un chemin. Il nous indique une manière de faire, il nous montre un but.
Chers frères et sœurs, s’il est vrai que sans humilité on ne peut rencontrer Dieu ni faire l’expérience du salut, il est également vrai que sans humilité on ne peut rencontrer le prochain, le frère et la sœur qui vivent à côté de nous.
Le 17 octobre dernier, nous avons entamé le parcours synodal qui nous engage pour les deux prochaines années. Là encore, seule l’humilité peut nous mettre en juste condition pour nous rencontrer et nous écouter, pour dialoguer et discerner, pour prier ensemble, comme l’indiquait le Cardinal Doyen. Si chacun reste enfermé dans ses propres convictions, dans son propre vécu, dans la coquille de son seul ressenti et de ses idées personnelles, il sera difficile de faire place à cette expérience de l’Esprit qui, comme le dit l’Apôtre, est liée à la conviction que nous sommes tous les enfants d’« un seul Dieu et Père de tous, au-dessus de tous, par tous, et en tous » (Ep 4, 6).
“Tous” n’est pas un mot difficile à comprendre ! Le cléricalisme, tel une tentation – perverse – qui s’insinue quotidiennement parmi nous, nous fait toujours penser à un Dieu qui parle seulement à certains, tandis que les autres doivent seulement écouter et exécuter. Le Synode cherche à être l’expérience de se sentir tous membres d’un peuple plus grand : le Saint Peuple fidèle de Dieu, et donc des disciples qui écoutent et, précisément en vertu de cette écoute, peuvent aussi comprendre la volonté de Dieu qui se manifeste toujours de manière imprévisible. Ce serait toutefois une erreur de penser que le Synode serait un événement réservé à l’Église comme entité abstraite et éloignée de nous. La synodalité est un style auquel nous devons nous convertir, surtout nous qui sommes ici et qui vivons l’expérience du service de l’Église universelle par le travail à la Curie romaine.
Et la Curie – ne l’oublions pas – n’est pas seulement un instrument logistique et bureaucratique pour les nécessités de l’Église universelle, mais elle est le premier organisme appelé au témoignage. C’est précisément pour cela qu’elle acquiert toujours plus d’autorité et d’efficacité lorsqu’elle assume elle-même les défis de la conversion synodale à laquelle elle est aussi appelée. L’organisation que nous devons mettre en place n’est pas sur le modèle de l’entreprise, mais sur un modèle évangélique.
C’est pourquoi, si la Parole de Dieu rappelle au monde entier la valeur de la pauvreté, nous, membres de la Curie, nous devons, les premiers, nous engager dans une conversion à la sobriété. Si l’Évangile annonce la justice, nous devons, les premiers, chercher à vivre avec transparence, sans favoritismes et sans copinages. Si l’Église parcourt la voie de la synodalité, nous devons les premiers nous convertir à un style de travail, de collaboration, de communion différent. Et cela n’est possible qu’à travers le chemin de l’humilité. Sans humilité nous ne pourrons pas faire cela.
Lors de l’ouverture de l’assemblée synodale, j’ai utilisé trois mots-clés : participation, communion et mission. Et ils naissent d’un cœur humble : sans humilité on ne peut faire ni participation, ni communion, ni mission. Ces mots sont les trois exigences que je voudrais indiquer comme style d’humilité auquel il faut tendre, ici, à la Curie. Trois façons pour faire du chemin de l’humilité, un chemin concret à mettre en pratique.
Tout d’abord, la participation. Elle devrait s’exprimer par un style de coresponsabilité. Certes, dans la diversité des rôles et des ministères, les responsabilités sont différentes, mais il serait important que chacun se sente impliqué, coresponsable du travail, sans vivre la seule expérience dépersonnalisante de l’exécution d’un programme établi par quelqu’un d’autre. Je suis toujours touché quand je rencontre au sein de la Curie de la créativité – j’aime vraiment – elle se manifeste souvent, surtout là où on laisse et où on trouve de la place pour chacun, même à ceux qui, hiérarchiquement, semblent occuper un poste marginal. Je vous remercie pour ces exemples – je les trouve, et j’aime ça– et je vous encourage à travailler pour que nous soyons capables de générer des dynamiques concrètes dans lesquelles tous sentent avoir une participation active dans la mission à accomplir. L’autorité devient service quand elle partage, implique et aide à grandir.
Le second mot est communion. Elle ne s’exprime pas en termes de majorités ou de minorités, mais elle naît fondamentalement de la relation avec le Christ. Nous n’aurons jamais un style évangélique dans nos milieux si ce n’est en remettant le Christ au centre et non ce parti ou cet autre, cette opinion ou cette autre: le Christ au centre.Nous sommes nombreux à travailler ensemble, mais ce qui fortifie la communion c’est de pouvoir aussi prier ensemble, d’écouter la Parole ensemble, de construire des relations qui ne relèvent pas du simple travail et qui renforcent de bons liens, de bons liens entre nous, en nous aidant les uns les autres. Sans cela, nous risquons de n’être que des étrangers qui collaborent, des concurrents cherchant à mieux se positionner. Pire encore, là où s’établissent des relations, celle-ci semblent prendre davantage la forme d’une complicité fondée sur des intérêts personnels, oubliant la raison commune qui nous rassemble. La complicité crée des divisions, crée des factions, crée des ennemis ; la collaboration exige la grandeur d’accepter notre partialité, ainsi que l’ouverture au travail en groupe même avec ceux qui ne pensent pas comme nous. Dans la complicité, on est ensemble en vue d’obtenir un résultat extérieur. Dans la collaboration, on est ensemble parce qu’on porte à cœur le bien de l’autre et, par conséquent, de tout le Peuple de Dieu que nous sommes appelés à servir : n’oublions pas le visage concret des personnes, n’oublions pas nos racines, le visage concret de ceux qui ont été nos premiers maîtres dans la foi. Paul disait à Timothée : “Souviens-toi de ta mère, souviens-toi de ta grand-mère ”.
La perspective de la communion implique, en même temps, de reconnaître la diversité qui nous habite comme un don de l’Esprit Saint. Chaque fois que nous nous écartons de cette voie et que nous confondons communion et uniformité, nous affaiblissons et réduisons au silence la force vivifiante de l’Esprit Saint au milieu de nous. L’attitude de service nous demande, je dirais même exige, la magnanimité et la générosité de reconnaître et de vivre joyeusement la richesse multiforme du peuple de Dieu ; et sans humilité, ce n’est pas possible. Ça me fait du bien de relire le début du Lumen gentium, ces numéros 8, 12… : le saint peuple fidèle de Dieu. Reprendre ces vérités est de l’oxygène pour l’âme.
Le troisième mot est mission. Elle est ce qui nous évite de nous replier sur nous-mêmes. Celui qui est replié sur lui-même « regarde de haut et de loin, il refuse la prophétie des frères, il élimine celui qui lui fait une demande, il fait ressortir continuellement les erreurs des autres et est obsédé par l’apparence. Il a réduit la référence du cœur à l’horizon fermé de son immanence et de ses intérêts et, en conséquence, il n’apprend rien de ses propres péchés et n’est pas authentiquement ouvert au pardon. Ce sont les deux signes d’une personne “fermée” : elle n’apprend pas de ses péchés et elle n’est pas ouverte au pardon. C’est une terrible corruption sous l’apparence du bien. Il faut l’éviter en mettant l’Église en mouvement de sortie de soi, de mission centrée en Jésus Christ, d’engagement envers les pauvres » (Evangelii gaudium, n. 97). Seul un cœur ouvert à la mission garantit que tout ce que nous faisons ad intra et ad extra est toujours marqué par la force régénératrice de l’appel du Seigneur. Et la mission implique toujours une passion pour les pauvres, c’est-à-dire pour ceux qui sont « en manque » : ceux qui « manquent » de quelque chose, non seulement en termes matériels, mais aussi spirituels, affectifs et moraux. Qui a faim de pain et qui a faim de sens est également pauvre. L’Église est invitée à aller à la rencontre de toutes les pauvretés, elle est appelée à annoncer l’Évangile à tous parce que tous, d’une manière ou d’une autre, nous sommes pauvres, nous sommes en manque. Mais l’Église va aussi à leur rencontre parce que eux nous manquent : leur voix, leur présence, leurs questions et leurs discussions nous manquent. Celui qui a un cœur missionnaire sent que son frère lui manque et, avec l’attitude du mendiant, il va à sa rencontre. La mission nous rend vulnérables, – c’est beau, la mission nous rend vulnérables – elle nous aide à nous rappeler notre condition de disciples et nous permet toujours de redécouvrir la joie de l’Évangile.
Participation, mission et communion sont les caractéristiques d’une Église humble qui se met à l’écoute de l’Esprit et place son centre en dehors d’elle-même. Henri de Lubac disait : « Aux yeux du monde, l’Église, comme son Seigneur, a toujours l’aspect d’une esclave. Elle existe ici-bas sous la forme d’une servante. […] Elle n’est ni une académie de scientifiques, ni un cénacle de spirituels raffinés, ni une assemblée de surhommes. Elle est exactement le contraire. Les infirmes, les difformes, les misérables de toute sorte s’y assemblent, les médiocres s’y bousculent […] ; il est difficile, ou plutôt impossible, pour l’homme naturel, tant qu’une transformation radicale ne s’est pas opérée en lui, de reconnaître dans ce fait l’accomplissement de la kénose salvifique, la trace adorable de l’humilité de Dieu » (Méditation sur l’Église, p. 352).
En conclusion, je voudrais vous souhaiter, et à moi en premier, de nous laisser évangéliser par l’humilité, par l’humilité de Noël, par l’humilité de la crèche, de la pauvreté et de l’essentialité par lesquelles le Fils de Dieu est entré dans le monde. Même les Mages, dont on peut penser qu’ils étaient de condition plus aisée que Marie et Joseph ou que les bergers de Bethléem, se prosternent lorsqu’ils se trouvent devant l’Enfant (cf. Mt 2,11). Ils se prosternent. Ce n’est pas seulement un geste d’adoration, c’est un geste d’humilité. Les mages se mettent au niveau de Dieu en se prosternant sur la terre nue. Et cette kénose, cette descente, cette synkatabasis est la même que celle accomplie par Jésus au dernier soir de sa vie terrestre, quand il « se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il a à la ceinture » (Jn 13, 4-5). L’effarement causé par ce geste provoque la réaction de Pierre, mais à la fin Jésus lui-même donne à ses disciples la juste clé de lecture : « Vous m’appelez « Maître » et « Seigneur », et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous » (Jn 13, 13-15).
Chers frères et sœurs, en nous souvenant de notre lèpre, en fuyant les logiques de la mondanité qui nous prive de racines et de bourgeons, laissons-nous évangéliser par l’humilité de l’Enfant Jésus. Ce n’est qu’en servant et en considérant notre travail comme un service que nous pouvons vraiment être utiles à tous. Nous sommes ici – moi le premier – pour apprendre à nous agenouiller et à adorer le Seigneur dans son humilité, et non d’autres seigneurs dans leur opulence vide. Nous sommes comme les bergers, nous sommes comme les Mages, nous sommes comme Jésus. Voilà la leçon de Noël : l’humilité est la grande condition de la foi, de la vie spirituelle, de la sainteté. Puisse le Seigneur nous en faire le don, à partir de la manifestation première de l’Esprit en nous : le désir. Ce que nous n’avons pas, nous pouvons au moins commencer à le désirer. Et demander au Seigneur la grâce de pouvoir désirer, de devenir des hommes et des femmes de grands désirs. Et le désir c’est déjà l’Esprit à l’œuvre en chacun de nous.
Joyeux Noël à tous ! Et je vous demande de prier pour moi. Merci !
En souvenir de ce Noël, j’aimerais laisser quelques livres… Mais pour les lire, pas pour les laisser dans la bibliothèque, pour nos proches qui recevront l’héritage ! Tout d’abord, celui d’un grand théologien, inconnu car trop humble, sous-secrétaire de la Doctrine de la Foi, Mgr. Armando Matteo, qui réfléchit un peu sur un phénomène social et à la manière dont il implique à la pastorale. Il s’appelle Convertir Peter Pan. Sur le sort de la foi dans cette société de l’éternelle jeunesse. C’est provocateur, cela fait du bien. Le second est un livre sur les personnages secondaires ou oubliés de la Bible, du Père Luigi Maria Epicoco : La pierre rejetée, et en sous-titre Quand les oubliés se sauvent. C’est beau. C’est pour la méditation, pour la prière. En le lisant, cela m’a rappelé l’histoire de Naaman le Syrien dont j’ai parlé. Et le troisième est d’un Nonce Apostolique, Mgr. Fortunatus Nwachukwu, que vous connaissez bien. Il a réfléchi aux ragots, et j’aime ce qu’il a présenté : que les ragots font « fondre » l’identité. Je vous laisse ces trois livres, et j’espère qu’ils nous aideront tous à avancer. Merci ! Merci pour votre travail et votre collaboration. Merci.
Et nous demandons à la Mère de l’humilité de nous apprendre à être humbles : « Je vous salue Marie… »
[Bénédiction][1] G. Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris 1974, p. 135.