Pour qu’une société ait un « avenir », le pape François invite à « démasquer les divers genres de manipulation, de déformation et de dissimulation de la vérité, dans les domaines publics et privés » et à vivre de la bienveillance que cette vérité fonde. Il réfute tout « relativisme ».
Au coeur de son encyclique « Fratelli tutti« , publiée ce 4 octobre 2020, et élaborée, comme la précédente – « Laudato si' » en 2015 – à l’école de saint François d’Assise, le pape François place « le dialogue » et « l’amitié sociale » (ch. 6), un maître mot du document, qui l’emploie une quinzaine de fois, mais un dialogue et une amitié « en vérité ».
Prétendue tolérance
Car cette amitié, vigoureuse, n’a rien d’un consensus mou, et n’engendre pas du « relativisme », ne liquéfie pas la société, au contraire, affirme le pape, « le relativisme n’est pas une solution. Sous le couvert d’une prétendue tolérance, il finit par permettre que les valeurs morales soient interprétées par les puissants selon les convenances du moment » (206).
Il met en garde, avec Laudato si’, contre une culture corrompue: « En définitive, ‘s’il n’existe pas de vérités objectives ni de principes solides hors de la réalisation de projets personnels et de la satisfaction de nécessités immédiates […], nous ne pouvons pas penser que les projets politiques et la force de la loi seront suffisants […]. Lorsque la culture se corrompt et qu’on ne reconnaît plus aucune vérité objective ni de principes universellement valables, les lois sont comprises uniquement comme des impositions arbitraires et comme des obstacles à contourner’ (LS 123) » (206).
La pierre de touche, c’est la vérité sur la personne humaine: « Est-il possible de prêter attention à la vérité, de rechercher la vérité qui correspond à notre réalité la plus profonde ? Qu’est-ce que la loi sans la conviction, acquise après un long cheminement de réflexion et de sagesse, que tout être humain est sacré et inviolable ? »
La raison et la conscience
Voilà le fondement le plus solide de l’interdit de tuer: « Pour qu’une société ait un avenir, il lui faut cultiver le sens du respect en ce qui concerne la vérité de la dignité humaine à laquelle nous nous soumettons. Par conséquent, on n’évitera pas de tuer quelqu’un uniquement pour éluder la réprimande de la société et le poids de la loi, mais par conviction. C’est une vérité incontournable que nous reconnaissons par la raison et que nous acceptons par la conscience. Une société est noble et respectable aussi par son sens de quête de la vérité et son attachement aux vérités les plus fondamentales » (207).
Avec la vérité pour jauge, le pape invite au discernement des manipulations: « Il faut s’exercer à démasquer les divers genres de manipulation, de déformation et de dissimulation de la vérité, dans les domaines publics et privés » (208).
Le pape a déjà parlé de « l’illusion de la communication » et de la « sagesse de l’information » dans le premier chapitre. D’abord pour déplorer cette intrusion: « Dans la communication numérique, on veut tout montrer et chaque personne devient l’objet de regards qui fouinent, déshabillent et divulguent, souvent de manière anonyme. Le respect de l’autre a volé en éclats, et ainsi, en même temps que je le déplace, l’ignore et le tiens à distance, je peux sans aucune pudeur envahir sa vie de bout en bout » (42).
Et les distorsions de la réalité: « La vraie sagesse suppose la conformité avec la réalité. Mais aujourd’hui tout peut être produit, dissimulé, altéré » (47).
Ici, le pape François précise que ce qui est en jeu ce n’est pas seulement la vérité de l’information, mais la reconnaissance des « vérités fondamentales »: « Ce que nous appelons “vérité”, ce n’est pas seulement la diffusion de faits par la presse. C’est avant tout la recherche des fondements les plus solides de nos options ainsi que de nos lois. Cela suppose qu’on admette que l’intelligence humaine puisse aller au-delà des convenances du moment et saisir certaines vérités qui ne changent pas, qui étaient vraies avant nous et le seront toujours. En explorant la nature humaine, la raison découvre des valeurs qui sont universelles parce qu’elles en dérivent » (208).
« La charité a besoin de la lumière de la vérité (…) sans relativisme », dit le pape (185) en citant abondamment Benoît XVI dans le chapitre précédent sur l’amour en politique (cf. Caritas in veritate).
Ni privilège ni exception
Il cite aussi l’encyclique de Jean-Paul II « Veritatis splendor » pour rappeler la force des « exigences morales »: « S’ajoute au relativisme le risque que le puissant ou le plus rusé finisse par imposer une prétendue vérité. » Par contre, « par rapport aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n’y a de privilège ni d’exception pour personne. Que l’on soit le maître du monde ou le dernier des misérables sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux » (209).
Il déplore la « logique perverse et vide » d’une « assimilation de l’éthique et de la politique à la physique »: « Le bien et le mal en soi n’existent pas, mais seulement un calcul d’avantages et de désavantages. Ce glissement de la raison morale a pour conséquence que le droit ne peut pas se référer à une conception essentielle de la justice mais qu’il devient le reflet des idées dominantes. Nous entrons là dans une dégradation : avancer “en nivelant par le bas” au moyen d’un consensus superficiel et négocié. Ainsi triomphe en définitive la logique de la force » (210).
Des valeurs permanentes, non-négociables
Le dialogue social que prône l’encyclique à tous les niveaux ne peut se déployer qu’à partir de cette vérité: « Dans une société pluraliste, le dialogue est le chemin le plus adéquat pour parvenir à reconnaître ce qui doit toujours être affirmé et respecté, au-delà du consensus de circonstance. Nous parlons d’un dialogue qui a besoin d’être enrichi et éclairé par des justifications, des arguments rationnels, des perspectives différentes, par des apports provenant de divers savoirs et points de vue, un dialogue qui n’exclut pas la conviction qu’il est possible de parvenir à certaines vérités élémentaires qui doivent ou devraient être toujours soutenues. Accepter qu’existent des valeurs permanentes, même s’il n’est pas toujours facile de les connaître, donne solidité et stabilité à une éthique sociale. »
Le dialogue permet justement d’affirmer ces valeurs « non négociables » qui le fonde: « Même lorsque nous les avons reconnues et acceptées grâce au dialogue et au consensus, nous voyons que ces valeurs fondamentales sont au-dessus de tout consensus ; nous les reconnaissons comme des valeurs qui transcendent nos contextes et qui ne sont jamais négociables. Notre compréhension de leur signification et de leur portée pourra croître – et en ce sens le consensus est une chose dynamique – mais, en elles-mêmes, elles sont considérées comme stables en raison de leur sens intrinsèque » (211).
La survie même d’une société se fonde sur la reconnaissance de ces vérités: « Si quelque chose est toujours souhaitable pour le bon fonctionnement de la société, n’est-ce pas parce que derrière se trouve une vérité permanente que l’intelligence peut saisir ? » (212).
La méthode du dialogue
Le pape prône un réalisme social et politique et un dialogue qui aide à découvrir ce socle solide: « Dans la réalité même de l’être humain et de la société, dans leur nature intime, réside une série de structures fondamentales qui soutiennent leur développement et leur survie. Il en découle certaines exigences qui peuvent être découvertes grâce au dialogue, bien qu’elles ne soient pas strictement le fruit d’un consensus. »
La dignité humaine « inviolable » fait partie de ce socle, que le dialogue peut aider à découvrir: « Que tout être humain possède une dignité inaliénable est une vérité qui correspond à la nature humaine indépendamment de tout changement culturel. C’est pourquoi l’être humain a la même dignité inviolable en toute époque de l’histoire et personne ne peut se sentir autorisé par les circonstances à nier cette conviction ou à ne pas agir en conséquence. L’intelligence peut donc scruter la réalité des choses, à travers la réflexion, l’expérience et le dialogue, pour reconnaître, dans cette réalité qui la transcende, le fondement de certaines exigences morales universelles » (213).
Ces vérités sont à découvrir dans le dialogue, à déployer dans le dialogue, que l’on soit agnostique ou croyant et sans « fixisme éthique »: « Ce fondement pourra paraître suffisant aux agnostiques pour conférer aux principes éthiques fondamentaux et non négociables une validité universelle ferme et stable en mesure d’empêcher de nouvelles catastrophes. Pour les croyants, cette nature humaine, source de principes éthiques, a été créée par Dieu qui, en définitive, donne un fondement solide à ces principes. Cela ne conduit pas au fixisme éthique non n’implique l’imposition d’un quelconque système moral, vu que les principes moraux élémentaires et universellement valides peuvent générer diverses normes pratiques. Mais cela laisse toujours de la place au dialogue » (214).
Des étoiles dans l’obscurité
Alors, le dialogue, la rencontre, « le bonheur de reconnaître l’autre », la bienveillance s’appuient sur ce fondement solide. Car le pape conclut le chapitre en invitant à « retrouver la bienveillance », contrairement à ce que produit « l’individualisme consumériste »: « L’individualisme consumériste provoque beaucoup de violations. Les autres sont considérés comme de vrais obstacles à une douce tranquillité égoïste. On finit alors par les traiter comme des entraves et l’agressivité grandit. Cela s’accentue et atteint le paroxysme lors des crises, des catastrophes, dans les moments difficiles où l’esprit du “sauve qui peut” apparaît en pleine lumière. Il est cependant possible de choisir de cultiver la bienveillance. Certaines personnes le font et deviennent des étoiles dans l’obscurité. »
La vraie bienveillance est un « fruit de l’Esprit Saint », fait observer le pape en citant l’épître de Paul aux Galates: « C’est une manière de traiter les autres qui se manifeste sous diverses formes telles que : la bienveillance dans le comportement, l’attention pour ne pas blesser par des paroles ou des gestes, l’effort d’alléger le poids aux autres. Cela implique qu’on dise « des mots d’encouragements qui réconfortent, qui fortifient, qui consolent qui stimulent », au lieu de « paroles qui humilient, qui attristent, qui irritent, qui dénigrent» » (223).
Plus encore, la bienveillance désarme la « cruauté » que le pape François dénonce souvent dans tel ou tel événement de l’actualité: « La bienveillance est une libération de la cruauté qui caractérise parfois les relations humaines, de l’anxiété qui nous empêche de penser aux autres, de l’empressement distrait qui ignore que les autres aussi ont le droit d’être heureux » (224).
Le pape va jusqu’à employer l’expression du « miracle d’une personne aimable » et rien d’hypocrite dans cette attitude qui désamorce les conflits, c’est un « effort » de la volonté qui se révèle fécond: « Cet effort, vécu chaque jour, est capable de créer une cohabitation saine qui l’emporte sur les incompréhensions et qui prévient les conflits. Cultiver la bienveillance n’est pas un détail mineur ni une attitude superficielle ou bourgeoise. Puisqu’elle suppose valorisation et respect, elle transfigure profondément le mode de vie, les relations sociales et la façon de débattre et de confronter les idées, lorsqu’elle devient culture dans une société. Elle facilite la recherche du consensus et ouvre des chemins là où l’exaspération détruit tout pont. »