Cynisme anticlérical de la Révolution ©commons.wikimedia.org

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Gaudium et spes, l’Église en dialogue avec le monde

Quel message Vatican II a-t-il à livrer au monde de ce temps ? (2e partie)

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En annonçant l’Évangile du salut, conformément à sa mission prophétique, l’Église tient compte de l’ensemble des évolutions observées au cours de l’histoire. Pour ce faire, guidée par l’Esprit Saint, elle traduit la Parole de Dieu dans le langage des hommes, afin que celle-ci éclaire les différents domaines de la vie humaine. Nous étudierons ci-dessous l’enseignement de l’Église sur la dignité de la personne humaine.

Première partie : l’Église et la vocation humaine 

Comme le dit son titre, le nº11 engage dans un premier temps la réflexion des Pères conciliaires à « Répondre aux appels de l’Esprit ». Ils se proposent de juger « les valeurs les plus prisées de nos contemporains » à la lumière de la foi, provenant du génie humain comme don de Dieu. Ce qui suppose cependant un certain tri. D’ailleurs le texte ajoute de suite : « il n’est pas rare que la corruption du cœur humain les détourne de l’ordre requis ». Cela manifeste bien que le péché originel est pris en compte. Le texte insiste d’ailleurs sur cela en précisant que lesdites valeurs « procédant du génie humain, don de Dieu », ont « besoin d’être purifiées ». 

De plus, le Concile, je le répète, veut s’adresser ici à toute la communauté humaine. Quand il écrit : « Que pense l’Église de l’homme ? Quelles orientations semblent devoir être proposées pour l’édification de la société contemporaine ? », il montre bien qu’il considère que la religion chrétienne a le devoir de faire connaître son avis à la société sur toutes les dispositions que celle-ci prend et qui ont des conséquences sur l’humanité. Il est important de rappeler cela particulièrement en France où règne aujourd’hui de plus en plus, une fausse conception de la laïcité. Celle-ci prétend en effet, au nom de la loi de séparation de l’Église et de l’État, interdire à l’Église et à ses représentants d’adopter une position publique pour ou contre une loi. 

L’Église a toujours eu cette liberté, surtout quand les sujets touchaient à l’anthropologie et qui avaient des conséquences sur la pratique religieuse. Aujourd’hui, par exemple, la loi sur la fin de vie. Ni en 1905, ni en 1965, on ne lui contesta cela. Trop d’ignorants le font aujourd’hui, en déniant à l’Église le droit à la parole sur des sujets qui concernent la vie humaine et sa dignité. Ce qui ôterait aux membres de l’Église une part importante de leurs droits de citoyens.

Croyants et incroyants confondus ?

Le chapitre premier a justement pour titre « La dignité de la personne humaine ». Et le texte latin ne comporte qu’un paragraphe, le 12. Mais comme expliqué en son début, dans l’édition bilingue du Centurion, « la traduction française a subdivisé les numéros en sous-paragraphes pour faciliter les références au texte ». Je trouve cela fâcheux et ce qui suit le montre : il laisse croire par la numérotation (§1) que cette phrase isolée pourrait énoncer une vérité réunissant croyants et incroyants. Cela trompe le lecteur « tout sur la terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet ». Pour les Pères conciliaires, ce §1 est absolument inséparable des §§2 et 3. On voit en effet que cet « accord » croyants / incroyants est en fait superficiel, puisqu’il repose sur des définitions différentes de l’homme. Pour les chrétiens, et c’est très explicitement dit, la dignité de l’homme repose sur sa création même, à l’image de Dieu son Créateur. 

Mais pour les fondateurs de la société laïque française, il y avait la claire volonté de prendre des distances. Ceux qui ont laïcisé l’école, et d’une certaine façon, je l’écris avec prudence, « préparé » la loi de 1905, à savoir Jules Ferry et Ferdinand Buisson, puis Aristide Briand ont cependant retenu des nuances importantes. Il faut en dire quelques mots maintenant car, la pensée de ces trois hommes animait encore la laïcité « à la française » que connut le Concile en 1965. Réalité aujourd’hui complètement dépassée mais qui a laissé des traces. 

La « prière humaine » 

Qu’on examine déjà la conception de la prière de Ferdinand Buisson, protestant libéral très proche de Jules Ferry, positiviste relevant de la pensée d’Auguste Comte (1798-1857). On peut résumer ainsi sa position : « Si la science fut au Moyen Âge, essentiellement soumise à la religion de Dieu, elle doit désormais au nom de la raison et de la morale, servir beaucoup plus complètement la religion de l’humanité, » (1) Que l’on relise ici l’encyclique Spe salvi de Benoît XVI (2007) et sa critique de Francis Bacon (chez qui est né, pourrait-on dire, le positivisme). La manière dont Buisson comprend la prière est publiée dans le Dictionnaire de pédagogie de 1887 : 

« Dégageons-nous donc et de la prière dogmatique et de la prière scolastique et de la prière mystique : il nous restera, pour nous et pour nos enfants, la prière humaine, la seule éternellement vraie et bonne… celle enfin qui ouvre à chacun au fond de lui-même une sorte de sanctuaire où il se ressaisit et ressaisit Dieu à sa manière : humble et délicieux sanctuaire sans prêtre et sans autel, sans dogme et sans miracle, où l’âme se retrempe, où la conscience s’affine, où la volonté s’affermit. » (2) 

En regard de ce texte il faut placer cette autre composition de Buisson, « les devoirs envers Dieu », publiés dans le texte réglementaire du 27 juin 1882, avec l’approbation du ministre Jules Ferry : 

« L’instituteur n’est pas chargé de faire un cours ex professo sur la notion et les attributs de Dieu ; l’enseignement qu’il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points. D’abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu ; il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la Cause première et de l’être parfait un sentiment de respect et de de vénération ; il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celle de sa propre religion. Ensuite, et sans s’occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions, l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que lui révèlent sa conscience et sa raison ». 

Buisson défendra toujours ce texte en s’opposant à sa suppression en 1901, demandée par la Ligue de l’enseignement. (3)

Le problème de la « laïcité à la française » 

En 1911, il devra encore le défendre à la chambre des députés « Les devoirs envers Dieu … ne constituent ni une concession à une confession religieuse quelconque ni un enseignement philosophique blessant pour quelque religion que ce soit. C’est un minimum d’éducation morale qui peut être commun à tous et communément accepté par les croyants et les incroyants. » (4) Dans cette logique on trouve dans la lettre de Ferry aux instituteurs : « Les enfants ont, en morale, un apprentissage à faire, absolument comme en lecture ou le calcul. » Et pour préciser de quelle morale il s’agit, rappelons ce que Ferry avait statué devant le Sénat, le 10 juin 1881 : « la bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, car nous n’en n’avons qu’une. » Le 2 juillet il avait ajouté : « La vraie morale, la grande morale, la morale éternelle, c’est la morale sans épithète… ».

Et c’est bien ce problème de la morale et ses différentes solutions qui vont faire toute l’ambiguïté de la laïcité à la française. Le lien de celle-ci avec la religion ne fut jamais nié, mais la leçon donnée par la première étape de la Révolution fut bien retenue, à savoir qu’il ne fallait pas inventer de nouvelles religions. À l’époque, en ces quelques mois de fin 1793 – début 1794, elles avaient toutes échoué et donc n’avaient pas pu fournir au régime politique la morale dont il avait besoin pour organiser la société. On voulut « apprivoiser » le catholicisme et non le supprimer, et pour mieux le domestiquer, on utilisa le protestantisme libéral de Buisson. Émile Combes n’était pas loin de partager cette idée. Il connaissait bien le catholicisme et sa force. C’est pourquoi s’en passer, autant que le laisser totalement libre en France, constituait un danger à ses yeux. 

Le Concordat de 1801 lui convenait. L’Église catholique continuerait à exister, et c’était essentiel pour la morale, mais elle resterait sous strict contrôle de l’État, grâce aux Articles organiques de 1802, interprétés à la lettre. C’est ce qu’il faut garder à l’esprit pour comprendre l’incident du 16 janvier 1903 qui opposa Combes à Buisson. Comme président du conseil, Combes venait de refuser de suivre le député socialiste Allard (ultra gauche, opposé à Jaurès) qui proposait la suppression du budget des cultes. Et pour prouver, dans le feu du débat parlementaire, qu’il ne voulait pas la rupture du Concordat ou qu’on n’était pas prêt, il alla jusqu’à dire : « notre société ne peut pas se contenter des simples idées morales telles qu’on les donne actuellement dans l’enseignement superficiel et borné de nos écoles primaires … Nous considérons en ce moment les idées morales, telles que les Églises les donnent – et elles sont les seules à les donner en dehors de l’école primaire – comme des idées nécessaires. » (5) 

Vers la séparation

Alors que Combes avait relativement ménagé l’école primaire, il était allé un peu trop loin en louangeant les Églises. Ce à quoi Buisson répliqua trop vivement en disant qu’on « condamnait les lois scolaires de la République ». Mais il se ravisa et dit plus calmement et justement : « Oui, tout ce qu’il y avait, je ne dirai pas de divin, mais d’humain, et par conséquent de précieux dans les religions du passé, nous l’avons gardé intégralement ». L’incident fut finalement clos, car c’était bien proche de l’avis de Combes ! La question de la séparation fut reprise dans d’autres conditions quelques mois plus tard. 

La référence au présent débat n’a pour but que de montrer que les différents penseurs laïcs de cette époque ne voulaient pas la disparition du catholicisme. Mieux, ils souhaitaient sa présence réduite et sous contrôle, certes, mais aussi, et c’est ce qui complique la question, au nom d’un christianisme déviant, le libéralisme, et d’une anthropologie inacceptable pour un catholique. Cette position n’empêchait pas la discussion, mais incitait à la fermeté doctrinale. Il faut aussi rappeler pour être juste que ce que j’appelle christianisme déviant, le libéralisme protestant du 19e siècle, était bien proche des modernistes catholiques en guerre avec le Saint-Siège. L’un comme l’autre avaient néanmoins en commun la culture et le respect de l’ancienne pensée chrétienne. Quand Buisson voulait abandonner la prière scolastique, il savait ce qu’était la scolastique. 

Les artisans de la laïcité

Combes, pour son doctorat ès lettres, rédige sa thèse latine en 1860. Âgé à peine de 25 ans, il défend saint Bernard contre Abelard. La thèse en français de la même époque avait pour titre « La psychologie de Saint Thomas d’Aquin ». En 1862, il entreprit des études de médecine qui l’amenèrent au doctorat en 1866. Comme Buisson, il resta déiste et partisan de l’immortalité de l’âme. Jean Jaurès ne fut pas religieux, mais fut un brillant élève, premier prix de concours général, agrégé de philosophie sortant de Normale sup. 

Quant à Aristide Briand, lui n’est guère plus religieux, mais élève très doué en grec et en latin, juriste, clerc de notaire puis avocat. Il écrivit au journal La Lanterne, très anticlérical. En 1899, il entra au gouvernement d’union nationale de Waldeck-Rousseau, où il apprit très certainement l’art de la négociation. Il fut le rapporteur respecté de la loi de 1905, après la démission du ministère Combes. Ce gouvernement en effet tomba à cause de la scandaleuse « affaire des fiches » : les officiers de l’armée avaient été fichés pour leur pratique religieuse. Ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme une entrave inacceptable à la liberté religieuse. 

Ami, puis ennemi de Clémenceau, dont il désapprouvait l’ultranationalisme et l’anticléricalisme, il se fera des amis dans le monde catholique. Grâce à son pragmatisme dans son rôle de rapporteur de la loi de 1905, il sera à la source des mesures intermédiaires pour permettre à l’Église catholique de vivre en France, malgré son refus de la loi de 1905. Après la Grande guerre, il poussera à la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Il ira même jusqu’à rencontrer Ceretti qui sera nonce apostolique en France en 1921. Il fera élire en 1920 Deschanel contre Clemenceau, grâce à l’appui de voix catholiques, et poussera à l’échange de lettres entre Poincaré et Ceretti pour officialiser l’existence d’associations diocésaines cultuelles. 

De la laïcité à l’athéisme 

Quand on parle laïcité en France, y compris dans d’autres pays, ces origines diverses tenant à ces quatre noms sont plus ou moins en mémoire, mais hélas de moins en moins. D’une part, l’histoire est aujourd’hui complètement oubliée ou on la juge sans intérêt pour la question qui nous occupe. Ou bien, peut-être pire, les libéraux ou modernistes du 21e siècle n’ont plus la culture de leurs « ancêtres » du 19e siècle, ce qui rend tout dialogue impossible avec eux, sur n’importe quel sujet important ! 

Ce qui rend d’autant plus étonnante, de la part de catholiques français reproduisant le texte du Concile, l’idée d’isoler, même d’une façon typographique, le nº1 que j’ai mentionné. Même entre ceux que les catholiques appelaient « incroyants », les défenseurs de la laïcité, il existait des différences notables. Certains se voulaient déistes et non athées, n’ayant donc pas peur de se référer aux religions du passé. J’ai connu dans l’enseignement public cette forme de laïcité assez ouverte et elle dépassait le cadre français. Elle existait encore en 1965, au temps du Concile. C’est après 1968 que la laïcité se durcit en France pour arriver à ce qu’on connaît aujourd’hui : un athéisme public. 

1) Correspondance générale et confessions d’Auguste Comte 

2) Dictionnaire de pédagogie, éd. Hachette (1887), Article « Prière », extrait du paragraphe II. 

3) F. Buisson, La foi laïque, Extraits de discours et d’écrits, éd. Le Bord de l’Eau (2007), pp. 256-257. 

4) Ibid., Intervention de Ferdinand Buisson en 1911 à la chambre des députés. 

5) Gabriel Merle, Emile Combes, Ed. Fayard 1995, pp. 290-292.

 

L’esprit occidental se détournant toujours davantage de son inspiration fondatrice, à savoir l’Évangile du Christ, le Concile aura à tenir compte d’un athéisme établi depuis plus d’un siècle aux nombreuses facettes. Quel regard l’Église portera-t-elle sur le monde ? Quel appel de Dieu saura-t-elle annoncer ? Commentaire à suivre. 

 

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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