Pour mes 30 ans de sacerdoce, la paroisse m’a offert un voyage en Arménie, un cadeau inestimable. Je n’y étais jamais allé et cela m’attirait peu. Pourtant, c’étaient mes origines ! Alors pourquoi cette crainte en moi ?

Messe dans le village d’Aréni, au sud-ouest © Francis Manoukian
Je suis né d’un père arménien et d’une mère française. J’ai toujours vécu en France et je n’ai jamais été en contact avec la communauté arménienne locale. Cependant le dimanche, mon père mettait un disque : la messe chantée en arménien.
Puis chez notre oncle, nous les entendions parler et rire en arménien… Cette langue coulait à nos oreilles sans que nous n’en comprenions le moindre mot. La cuisine était aussi un vecteur important de cette culture, bien que nous ne sachions pas situer ce pays sur une carte.
L’histoire de la famille ? Personne n’en parlait. Quand nous posions une question sur nos grands-parents, mon père restait très sobre. En fait, nous ne savions presque rien. Nous sentions que ce passé était douloureux et nous n’osions pas le mettre mal à l’aise. Le génocide, la perte du Haut-Karabagh avec ces 100 000 rapatriés me faisaient penser que l’Arménie devait être fatiguée et triste de son histoire lourde de martyrs.
Une population debout, joyeuse et accueillante
Je suis donc parti avec ma sœur et mon beau-frère dans le pays de mes origines. C’est à pied que nous avons commencé à fouler les terres montagneuses du sud, et découvrir les magnifiques monastères encore en place. L’alliance de l’eau et de la roche dessine un paysage splendide.

Monastère de Tatev, au sud-est © Francis Manoukian
Pour moi, l’essentiel était de replonger dans l’esprit de ce pays où de très nombreuses personnes ont laissé des membres de leur familles dans le génocide de 1915, souvent leurs grands-parents. Un génocide qui a commencé à la fin du 19e siècle et qui s’est poursuivi. Mais est-il terminé aujourd’hui ?…
Je m’attendais à rencontrer une population abattue. Et quelle a été ma surprise de constater tout le contraire. J’y ai vu une population joyeuse, debout, en pleine ascension. Quel dynamisme, quelle joie ! Nous avons pu découvrir un pays jeune et fier de son patrimoine.
Le centre d’Erevan, la capitale, est plein de couleurs, de lumières, de musiques. La périphérie se construit partout avec de beaux matériaux. Le tourisme se développe en mettant en valeur le riche patrimoine culturel et religieux, et le développement économique marque un désir de vivre à un haut niveau.
En 8e place dans la liste des pays les plus sûrs du monde, l’Arménie exhale aussi un « esprit de famille » tangible. « En Arménie, vous n’avez pas besoin de frapper aux portes d’un village quand vous débarquez avec votre sac à dos, ce sont les habitants qui sortent de chez eux pour vous inviter » disait un ami parti en road trip.
En effet, nous avons été accueillis spontanément par une famille, parce que le site que nous devions visiter n’était pas encore ouvert. La personne nous a offert le café et a commencé à garnir de douceurs sa petite table de cuisine. C’était une famille pauvre.
« La terre de nos pères nous instruit »

Monastère d’Hovhanavanq, près d’Erevan © Francis Manoukian
Dans ce pays, nous avons l’impression qu’ils sont « tous frères ». Cette fraternité dont a parlé le pape François est ici expérimentée d’abord dans la souffrance et la solidarité, aussi bien que dans la joie de se retrouver et l’hospitalité.
Les arméniens savent faire la fête et se réunir. Ils chantent et dansent des chants populaires et religieux, qu’ils connaissent par cœur. La famille, l’école, l’Église et la culture sont intimement imbriquées et forment le ciment de ce peuple.
Au fur et à mesure du pèlerinage, je me suis senti « chez moi ». Et pourtant, je n’étais jamais venu et je ne connaissais pas la langue ! Je découvrais que l’esprit d’un peuple traverse les frontières naturelles. Cela ne s’explique pas. Immédiatement, on se sent solidaire de ceux que l’on rencontre, sans les connaître.
Mais notre guide avait bien conscience qu’elle avait une mission ! Celle d’apporter aux arméniens de la diaspora l’envie de repartir avec « une terre », plus qu’avec de simples souvenirs. La terre où nous marchons possède une âme, celle de nos pères. Et c’est elle qui nous instruit.
J’ai ainsi retrouvé des souvenirs d’enfance, des bribes de témoignages de mon père défunt, des prières silencieuses qui émanent des églises.

Monastère de Noravank, ouest de l’Arménie © Francis Manoukian
