Pedro Arrupe. Jésuite espagnol qui dirigea la Compagnie de Jésus de 1965 à 1983 © Jésuites

Pedro Arrupe. Jésuite espagnol qui dirigea la Compagnie de Jésus de 1965 à 1983 © Jésuites

L’héritage de Pedro Arrupe à l’épreuve d’un procès pour abus sexuels

Une tension demeure entre la sainteté reconnue d’Arrupe et son lien avec les dysfonctionnements de l’Église

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Le nom de Pedro Arrupe, charismatique supérieur général des jésuites qui a guidé son ordre durant les décennies tumultueuses qui ont suivi le Concile Vatican II, inspire depuis longtemps la dévotion. De son travail auprès des survivants d’Hiroshima à sa vision d’une Église missionnaire au service des exclus, l’histoire d’Arrupe est invoquée comme un modèle de sainteté depuis sa mort en 1991. Sa cause de canonisation, ouverte en 2019, continue d’avancer à Rome. 

Aujourd’hui, cependant, l’héritage du jésuite espagnol est remis en question, non pas pour sa spiritualité ou son leadership dans la mission mondiale, mais pour une plaie rouverte dans l’histoire des abus sexuels commis par des clercs. Un procès civil en Louisiane a mis au jour une correspondance vieille de plusieurs décennies, dans laquelle Arrupe avait été consulté au sujet de l’ordination de Donald Dickerson, un séminariste jésuite qui s’est révélé plus tard être un agresseur en série.

Les documents, publiés dans les archives judiciaires américaines cet été, comprennent deux lettres : l’une envoyée à Arrupe en 1977, l’autre signée par lui l’année suivante. Cet échange témoigne d’un conflit tendu au sein de la province de La Nouvelle-Orléans quant à l’ordination de Dickerson. Le supérieur provincial, Thomas Stahel, s’est fermement opposé à son ordination, citant des rapports inquiétants de mauvaise conduite, tandis que son adjoint à la formation, Louis Lambert, a plaidé en sa faveur. Arrupe, écrivant depuis Rome, semblait déléguer son autorité aux dirigeants locaux, un style cohérent avec son aversion pour le gouvernement autoritaire. L’ordination de Dickerson a été reportée, mais non empêchée. En juin 1980, il est devenu prêtre. 

Rétrospectivement, la décision est considérée comme catastrophique. Les archives judiciaires font état d’au moins six victimes d’abus commis par Dickerson avant et après son ordination. Son parcours – allant des affectations dans des écoles jésuites au travail paroissial, puis à l’Université Loyola de La Nouvelle-Orléans – a laissé derrière lui un sillage de traumatismes, de litiges et d’accords à l’amiable qui continuent de voir le jour. Pour Arrupe, dont la réputation repose sur son courage moral et sa vision prophétique, l’affaire de la Louisiane est devenue un obstacle. Les avocats représentant les victimes soutiennent qu’il n’a pas agi avec détermination et l’accusent de complicité de dissimulation de crimes. Trois d’entre eux insistent désormais ouvertement pour que sa cause de canonisation soit close. 

D’autres mettent en garde contre cette idée que l’histoire ne doive pas devenir un acte d’accusation. La canoniste Dawn Eden Goldstein souligne que les supérieurs jésuites des années 1970 s’appuyaient souvent sur des évaluations psychologiques minimisant le risque de récidive et adoptant des thérapies aujourd’hui discréditées. « Les procédures suivies à l’époque étaient inadéquates », dit-elle, « mais il est beaucoup moins certain qu’il s’agisse d’une dissimulation délibérée. » 

Les psychologues soutiennent ce point de vue. Thomas Plante, de l’Université de Santa Clara, rappelle qu’à l’époque, les médecins croyaient souvent que les délinquants pouvaient être réhabilités grâce à une thérapie comportementale. David Finkelhor, éminent chercheur en protection de l’enfance, ajoute que la compréhension scientifique de la prévention de la récidive n’en était qu’à ses balbutiements. Ce qui apparaît aujourd’hui comme de la négligence, affirment-ils, était autrefois considéré comme une pratique courante. 

Ce débat met en lumière une tension plus large : comment l’Église devrait-elle mettre en balance la sainteté héroïque de figures comme Arrupe et leur implication, même indirecte, dans les dysfonctionnements systémiques ? Ce jésuite espagnol, connu pour avoir encouragé son ordre à former des hommes et des femmes « qui ne vivent pas pour eux-mêmes, mais pour Dieu et le Christ », était également à la tête d’une institution qui, comme une grande partie de l’Église, a eu de graves problèmes avec la protection de l’enfance. 

Les défenseurs d’Arrupe soulignent qu’il aurait été très inhabituel qu’un supérieur général à Rome annule le jugement des provinciaux à l’étranger. Ses critiques rétorquent que la sainteté exige non seulement la fidélité aux normes d’une époque donnée, mais aussi une extraordinaire clarté de conscience, surtout lorsque des vies humaines sont en jeu. 

Pour l’instant, la procédure de canonisation d’Arrupe se poursuit, tandis que le litige de Louisiane avance devant les tribunaux civils. À mesure que des témoignages et des documents sont révélés, il est peu probable qu’ils épargnent les Jésuites ou le Vatican. 

Le paradoxe persiste : un homme vénéré pour sa compassion et son leadership à Hiroshima, en Amérique latine et dans toute l’Église postconciliaire voit aujourd’hui sa mémoire mêlée à l’une des crises les plus dévastatrices du catholicisme. Que cela complique son chemin vers la sainteté, voire le transforme, dépendra du jugement que l’Église et l’histoire porteront sur sa vision et ses silences.

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Rédaction

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