Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, France © Martpan, commons@wikimedia.org

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Entre continuité et discontinuité

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Regards sur la constitution dogmatique du concile Vatican II sur l’Église, Lumen gentium, troisième partie 

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L’insondable trésor de la foi dont l’Église est censée briller est loin d’être connu ou reconnu dans toute son ampleur. La présente réflexion met en exergue, sur quelques passages clés de la constitution Lumen gentium, de petites nuances qui volens nolens ont été survolées ou sont restées à l’ombre. 

L’appel universel à la sainteté dans l’Église (chapitre V)

Pour un concile qu’on a critiqué en l’accusant de « protestantiser » le catholicisme, voici dans l’introduction de ce chapitre, comme dans la suite un démenti très clair ! Après avoir affirmé dès le début « L’Église, dont le saint Concile présente le mystère, est aux yeux de la foi indéfectiblement sainte », traduction qui affaiblit malheureusement le texte latin qui se termine par « indefectibiliter sancta creditur ». 

Il n’y a pas, d’une part, l’expression « aux yeux de la foi » qui relativise l’affirmation, et d’autre part, le mot latin indefectibiliter a un sens plus fort que cette traduction française ne le laisse entendre. Je crois qu’il ne serait pas faux de traduire par « est infailliblement sainte », en omettant « aux yeux de la foi », qui n’est pas dans le texte original et atténue un radicalisme affirmé plus loin : « … les disciples du Christ sont véritablement devenus dans le baptême de la foi, fils de Dieu, participants de la nature divine et, par conséquent, réellement saints. Cette sanctification qu’ils ont reçue, il leur faut donc, avec la grâce de Dieu, la conserver et l’achever par leur vie. » (§ 40) 

On ne peut donc dire du chrétien qu’il est en même temps juste et pécheur (« simul justus et peccator ») comme l’affirmait Luther, car cette définition qui ne comportait qu’une vérité existentielle – le chrétien commet effectivement des péchés – nuisait à la saine compréhension du sacrement du baptême, qui produit une mort définitive au péché (Romains 6, 2, avec l’emploi du verbe à l’aoriste), qu’il appartient au chrétien de conserver avec l’aide de la grâce, en utilisant toutes les sources de sanctification offertes par l’Église, et l’exercice constant de la charité. 

Dieu ne voulant pas nous sauver sans nous, on peut parler de synergisme avec l’aide indispensable de la grâce divine sans tomber dans le semi-pélagianisme. Oublier cette nécessité du synergisme sous la grâce amène à la doctrine luthérienne de la justification forensique, extérieure, ne prenant pas assez en compte la nouvelle naissance baptismale et la sanctification réelle de la nature humaine. L’Église formée par l’ensemble des baptisés est donc sainte. Le symbole de Nicée-Constantinople a retenu cet adjectif. 

L’Église elle-même est sainte

Les catholiques qui critiquent leur Église en utilisant un vocabulaire laissant entendre qu’il pourrait y avoir des manques, voire des faiblesses, dans les règles qui ont fondé l’institution et la font vivre, devraient donc bien prendre garde aux mots qu’ils utilisent et ne pas mélanger l’existentiel à l’ontologique. Cela équivaudrait à reprendre la formule de Luther, mais l’appliquant à l’Église « simul justa et peccatrix », et là Luther aurait très certainement pris soin de faire la distinction (qui lui était coutumière) entre l’Église visible et l’Église invisible ! Cela me paraît impossible dans le catholicisme, si l’on se reporte à l’encyclique de Pie XII que le Concile n’a pas méconnue. 

Mais pour en revenir aux chrétiens, le Concile ne donne pas pour autant dans l’angélisme : « Cependant comme nous nous rendons tous fautifs en bien des points (Jacques 3, 2), nous avons constamment besoin de la miséricorde de Dieu… ». On voit donc que l’affirmation de la sainteté de l’Église ne fait pas oublier qu’elle est composée de pécheurs, elle indique simplement que son unité réside dans le fait que sont assemblés des humains nés de nouveau, en qui le Christ glorieux a été planté pour grandir en eux par l’action de l’Esprit Saint : seul ce grand mystère est cause de l’unité. 

L’ordre utilisé par le credo qui remonte de l’effet à la cause et place donc les qualités de l’Église par ordre d’importance, est significatif. L’Église est une, sainte, catholique et apostolique. Si d’aventure, elle n’était plus apostolique, en s’écartant de la doctrine des Apôtres émanant de la Sainte Écriture et de la Tradition, elle ne serait plus l’Église, perdant unité, sainteté et catholicité ! 

Tous les membres de l’Église sont donc appelés à la plénitude de la vie chrétienne. La notion de « conseils évangéliques » est maintenue, surtout quand elle est liée à une forme particulière de vie religieuse, nous le verrons, mais cela n’empêche pas ces « conseils » de s’adresser à tous les chrétiens. Et l’exemple biblique retenu est le célèbre chapitre 2 de l’épître de saint Paul aux Philippiens, l’exhortation à l’anéantissement, la kénose : « Christ s’anéantit lui-même prenant la condition d’esclave… »

La vie religieuse dans l’Église (chapitre VI) 

La prononciation des vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance correspondent à un désir de « vivre de plus près et manifester plus clairement l’anéantissement du « Sauveur ». (§ 42) Cette précision est importante, si on se souvient que la critique radicale de Luther concernant les vœux monastiques dans son célèbre « Jugement sur les vœux monastiques » de 1521 portait sur l’orgueil spirituel qu’ils pouvaient engendrer en donnant le sentiment à ceux qui les suivaient qu’ils accomplissaient des œuvres méritoires les plaçant au-dessus des autres chrétiens. 

En voici un très court extrait : « Demandons à présent à tous ces faiseurs de vœux dans quelle intention ils agissent : on les trouvera imbus de l’opinion impie selon laquelle la grâce du baptême est annulée et qu’il faut désormais se sauver du naufrage sur une deuxième planche. C’est pourquoi, pensent-ils, par leur genre de vie votive, ils doivent chercher non seulement à devenir bons et à effacer leurs péchés, mais encore à faire plus ample pénitence et à devenir meilleurs que les autres chrétiens. Il est plus que certain qu’ils cherchent tout cela dans leurs œuvres et dans leurs vœux, non dans la foi… » 

Et un peu plus loin, il poursuit : « J’ai même entendu dire de mes propres oreilles que quelques-uns d’entre les plus considérés parmi eux enseignent que le religieux est particulièrement riche de cette grâce, tellement qu’autant de fois il renouvelle les vœux par une velléité de contrition en son cœur, autant de fois il fait une nouvelle entrée en religion. Or, il comparaît cette entrée au baptême. Ils font d’ailleurs tous cette comparaison. De quel grand nombre de déluges baptismaux ces amateurs désespérés de la justice des œuvres ne disposent-ils pas ? » (Martin Luther, Le Jugement… pp. 119-120, tome III, édition « Labor et Fides », Genève).

Nulle théologie de ce genre est mise en avant ici, mais un vrai désir d’imitation plus parfaite du Christ dans l’anéantissement ! Il ne s’agit donc pas d’obtenir un baptême « supérieur » grâce à des vœux, mais d’accomplir le maximum de ce que le baptême exige : « recueillir en plus grande surabondance les fruits de la grâce. » (§ 44) Et le Concile précise que le perfectionnement spirituel produit par les conseils évangéliques ne concerne pas que ceux qui ont prononcé des vœux de religion, mais toute l’Église, et voici pourquoi : « comme les conseils évangéliques, grâce à la charité à laquelle ils conduisent, unissent de manière spéciale ceux qui les pratiquent à l’Église et à son mystère, leur vie spirituelle doit se vouer également à toute l’Église… 

C’est pourquoi l’Église défend et soutient le caractère propre des divers instituts religieux. » (§ 44)

Le paragraphe 45 est extrêmement important parce qu’il précise que c’est à la hiérarchie dans l’Église « qu’il revient d’instituer les lois qui régleront sagement la pratique des conseils évangéliques. » L’expansion du monachisme, si importante pour la construction de l’Europe, s’est faite en un temps où les évêques et les princes avaient un grand rôle dans la société, sans oublier le respect du pouvoir spirituel du pape qui depuis la réforme grégorienne est allé croissant, au point qu’en 1870, la perte de son pouvoir temporel n’a pas anéanti le pouvoir du Siège Apostolique ! 

Affronts à la vie religieuse

Mais les religieux ont dû subir deux attaques importantes : La première, au seizième siècle, avec la Réforme protestante et toute la polémique de Luther sur les vœux. Celle-ci n’a pas été mortelle, loin de là, parce qu’elle venait de gens qui ne remettaient pas en cause les fondements du christianisme. Elle provoqua même d’utiles réformes de la vie monastique catholique (comme par exemple le Carmel, avec sainte Thérèse d’Avila) et même, plus tard, la résurgence d’un monachisme protestant. 

Beaucoup plus grave fut l’attaque de la philosophie des Lumières qui sapaient complètement les fondements mêmes du christianisme. Les religieux et religieuses furent les victimes particulièrement choisies des bourreaux de la Révolution française de 1789, et quand la Troisième République entra dans sa phase anticléricale, les congrégations furent les premières à faire les frais de la laïcité agressive. Elles ne retrouvèrent la paix que par la reprise des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la République en 1921, et l’acceptation par le pape en 1924 d’une seule partie de la loi de 1905, celle qui concernait les associations diocésaines. 

Le concordat napoléonien, qui avait fait du Saint-Siège l’interlocuteur privilégié de l’État, plaçait de fait l’évêque diocésain responsable des ordres monastiques de son territoire, sans ignorer les supérieurs des ordres religieux. La séparation de 1905, aboutissant à l’accord sur les associations diocésaines de 1924, dont l’évêque diocésain était automatiquement président, donna le même résultat ! Pour être clair, le pape ou l’évêque, ordinaire du lieu, sont investis d’une plus grande autorité religieuse que les supérieurs d’ordres religieux : c’est la suite logique de la loi de 1905. La Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF) ne devrait-elle pas alors être présidée par un évêque membre de la Conférence des évêques de France (CEF), désigné par le Saint-Père ? 

Il est bon de rappeler le statut particulier de la CEF en se référant au Directoire Apostolorum successores de 2004, no. 28 : « celle-ci est chargée d’harmoniser la discipline, de permettre une meilleure transmission de la doctrine, d’avoir des initiatives et des services communs, et de permettre un dialogue unitaire avec l’autorité politique. » Il ne peut y avoir plusieurs projets pastoraux dans un pays et l’évolution, comme le contrôle de la vie monastique, doivent d’abord relever de l’évêque diocésain en collaboration avec les supérieurs des ordres dont il faut respecter les particularités, bien évidemment. 

Mais les temps difficiles que nous menons en France et un certain nombre de problèmes venus de nouvelles communautés m’incitent à insister sur cette question d’autorité et à montrer toute l’actualité du paragraphe 45. C’est parce que ce Concile a parfaitement conscience du rôle majeur des conseils évangéliques dans le témoignage de l’Église qu’il développe au chapitre suivant les bienfaits de la vie contemplative qui n’abandonne pas le monde, mais vit autrement avec lui, par la fidélité de sa prière et sa disponibilité à s’ouvrir temporairement ou définitivement à tous ceux qui voudront en faire l’expérience.

Le caractère eschatologique de l’Église en marche et son union avec l’Église du ciel (chapitre VII, paragraphe 48 et suivants)

Pour « enchaîner » avec ce qui précède je dirais volontiers que la conscience de ne voir l’accomplissement de son œuvre qu’à la fin des temps n’éloigne pas plus du monde que l’entrée dans la vie contemplative et qu’en l’occurrence, c’est donner au mot catholique, accolé à l’Église, tout son sens. Oui l’Église n’est pas seulement universelle, elle dépasse les limites du temps. Quand nous chantons le Sanctus à la messe, nos voix se joignent aux chrétiens qui nous ont précédés, à ceux qui vivent actuellement dans le monde, comme à ceux qui nous succéderont. 

Et cela ne s’arrêtera même pas à la fin de ce monde, car c’est une transformation qui se produira. Celle-ci doit être attendue dans la vigilance. Car le texte évoque bien le jugement et même la condamnation de certains, puisqu’il parle des mauvais et paresseux serviteurs (cf. Matthieu 25, 26), écartés par l’ordre de Dieu vers le feu éternel, vers ces « ténèbres du dehors où seront les pleurs et les grincements de dents ». Il n’est donc pas juste d’avoir accusé le Concile d’avoir fait disparaître l’enfer, comme je viens de le lire récemment ! Ne faisons pas retomber sur le Concile ce qui vient de la mauvaise formation théologique dont certains séminaires sont responsables. 

Cela dit, on ne parle pas assez des fins dernières dans nos paroisses, c’est là un fait certain ! 

Ainsi le paragraphe 49 ouvre les perspectives nécessaires pour cet enseignement avec cette affirmation, oh combien importante : « Donc, l’union de ceux qui se sont endormis dans la paix du Christ, n’est nullement interrompue ; au contraire, selon la foi constante de l’Église, cette union est renforcée par l’échange des biens spirituels. En effet, liés plus intimement avec le Christ, les habitants du ciel contribuent à affermir plus solidement toute l’Église en sainteté … ». 

Un écho de l’encyclique Mystici corporis

Et j’invite à relire l’encyclique Mystici corporis du vénérable Pie XII, admirable méditation sur « le corps mystique de Jésus-Christ et sur notre union en lui avec le Christ », du 29 juin 1943, dont les pères conciliaires se sont inspirés et qui a le mérite de lever une partie du voile sur le mystère de l’Église. Sa lecture attentive devrait empêcher certains catholiques de parler de l’Église en termes méprisants, proches du sacrilège ! 

Le paragraphe 50 s’inspire toujours de la même encyclique en montrant l’importance des messes pour les défunts, trop négligées aujourd’hui, en partie à cause du manque de prêtres, mais aussi par le rejet inavoué de l’importante doctrine du purgatoire. La messe pour les défunts en présence de leur corps constitue un agrandissement de la charité qui doit unifier l’Église. Elle est du même ordre que la vénération des saints – je cite le Concile : « Mais nous ne vénérons pas seulement au titre de leur exemple la mémoire des habitants du ciel ; nous cherchons bien d’avantage par là à renforcer l’union de toute l’Église dans l’Esprit grâce à l’exercice de la charité fraternelle (cf Eph 4, 1-6)… C’est surtout dans la sainte liturgie que se réalise de la façon la plus haute notre union avec l’Église du ciel. » 

Au moment où le manque de prêtres se fait de plus en plus sentir en France, il est vital pour l’Église de se souvenir que diminuer le nombre de messes est mortel et accentue la raréfaction de la pratique religieuse. Les regroupements de clochers doivent avoir une limite, leur présent résultat en est la preuve. Je reviens donc, à l’occasion de ce commentaire, sur l’urgence qu’il y aurait à ordonner « ad missam ». 

Le paragraphe 51 nous montre bien que le Concile est parfaitement conscient de l’idéologie qui allait donner lieu à toutes sortes d’abus : « Qu’on montre bien aux fidèles que la fréquentation des habitants du ciel, si elle est conçue selon la pleine lumière de la foi, bien loin de diminuer le culte d’adoration rendu à Dieu le Père par le Christ dans l’Esprit, l’enrichit au contraire plus généreusement. » Ceux qui dans les années 1970 ont vendu les statues des saints de leurs églises à des brocanteurs ou à des antiquaires n’ont donc pas obéi au Concile, bien au contraire.

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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