Le président de la République, Vincent Auriol, remettant à l’Élysée la barrette de cardinal au nonce apostolique Roncallli © GettyImages

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La France, fille aînée de l’Eglise, 24e partie

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La décadence de l’empire français

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I Les tristes lendemains d’un désastre : Sedan, 2 septembre 1870

Nul mieux que Maxime Du Camp n’a résumé les conséquences de ce 4 septembre 1870 : « On eût bien étonné les hommes du 4 septembre, qui se croyaient des vainqueurs parce qu’ils avaient donné la dernière poussée à l’empire déjà écroulé sur lui-même, si on leur avait dit qu’ils apportaient à la Prusse un secours qu’elle n’eût osé attendre d’aucun allié, car ils en rendaient les forces invincibles, en triplaient les exigences et en assuraient le triomphe ; ils ne pensaient guère, à l’heure où ils se proclamaient eux-mêmes à l’Hôtel de Ville, que cette souveraineté populaire qu’ils invoquaient pour excuser leur usurpation sur le Corps législatif mettrait toutes les chances du côté du droit divin et conviait la fortune à seconder les armes du roi Guillaume. » (1)

Quant à l’Italie, Du Camp cite un haut personnage politique lui écrivant (en 1886) sans nous livrer son nom : « Il n’y a pas d’Italien digne de ce nom qui ne souffre à la pensée de ce que nous avons fait pour proclamer Rome capitale : nous y sommes entrés au mépris de notre propre engagement, d’un engagement d’honneur. Nous avons saisi le moment où la France, avec laquelle nous avions signé un contrat solennel, était vaincue, où l’Europe était absorbée par la guerre terrible qui se déroulait sous ses yeux. Nous avons surpris le vieillard avec des forces formidables. Croyez-vous que nous nous plaisions à Rome ? Le roi lui-même subit avec peine l’obligation d’y habiter. Du Quirinal, de son palais excommunié, il n’aime pas à regarder du côté du Vatican. La présence de ce vieux prêtre vêtu de blanc, qui parle encore urbi et orbi, lui est insupportable. » (2) Et il n’y avait pas qu’à Victor Emmanuel que cette présence pesait, beaucoup de catholiques de France furent troublés par cet attentat contre le pape. Cela dit, malgré cette épreuve, le Saint-Siège allait tenir, parce que même « prisonnier » le pape restait le pape et demeurait au Vatican dans Rome. Le Successeur de Pierre est aussi le Vicaire du Christ, son premier représentant sur la terre ne saurait rester enfermé longtemps, ni voir son pouvoir occulté par une pierre tombale si lourde soit-elle !

Les choses sont plus complexes pour un pays ! Le 4 septembre 1870 la France avait repris les chemins de la perdition, sacrifiant la légalité à la populace pour laisser s’assouvir des ambitions particulières, elle avait aussi perdu le sens des réalités, en s’obstinant dans une guerre sans issue, ne voulant pas voir qu’elles faisait le jeu d’ennemis cent fois plus dangereux que les Prussiens, les futurs chefs communards présents à l’Hôtel de Ville avant que n’arrivent les députés qui allaient proclamer le République. Par leur manière de procéder, en se séparant de l’assemblée légale qui siégeait au Palais Bourbon, ils n’allaient faire que permettre, en le faisant certes reculer, un drame qui se produira en mars 1871, la Commune.

Des élections nationales purent se tenir le 8 février 1871, grâce à une convention d’armistice signée avec les Prussiens. Le 12 février, à Bordeaux, l’assemblée nouvellement élue confia à Thiers la direction du pouvoir exécutif de la République française et approuva le 1er mars les préliminaires de paix. La récupération les canons de Montmartre fut le prétexte de l’insurrection de la Commune, qui commence par l’assassinat de deux généraux et la mutinerie de leurs troupes. Il appartenait au gouvernement légal de rétablir l’ordre, conformément aux lois de la guerre, les insurgés ayant assassiné leurs otages et commençant à incendier Paris.

Bien avant ces tristes événements, il est très important de le préciser pour notre sujet qu’un vœu de deux membres de la Conférence Saint Vincent de Paul avait été porté à la connaissance du public fin décembre 1870, messieurs Félix Legentil et Alphonse Baudon. Je donne un extrait de ce texte, pour répondre aux malheurs de la France et de la papauté prisonnière dans Rome – on remarquera l’association : « nous reconnaissons que nous avons été coupables et justement châtiés. Et pour faire amende honorable de nos péchés et obtenir de l’infinie miséricorde du Sacré Cœur de Notre Seigneur Jésus Christ le pardon de nos fautes ainsi que les secours extraordinaires qui peuvent seuls délivrer le Souverain Pontife de sa captivité et faire cesser les malheurs de la France, nous promettons de contribuer à l’érection à Paris d’un sanctuaire dédié au Sacré Coeur de Jésus. » Ce texte fut approuvé par l’archevêque de Paris, le cardinal Guibert, le 18 janvier 1872, et l’Assemblée nationale déclarera la basilique d’utilité publique par 382 voix sur 734, le 24 juillet 1873 après un débat tendu, ce qui lui permettra d’obtenir un terrain, le sommet de la butte Montmartre, là où se trouve le Sacré-Cœur.

Ce lieu précis avait été choisi par le cardinal-archevêque parce que « mont des martyrs », lieu où saint Denis, premier évêque de Paris, fut mis à mort avec ses compagnons. Pie IX avait de plus donné sa bénédiction et envoyé de l’argent. Mais cette initiative plongeait ses racines dans un événement historique plus ancien ! La dernière vision de sainte Marguerite Marie à Paray-le-Monial dans la nuit du 16 au 17 juin 1689 ordonnait la construction d’un sanctuaire dédié au Sacré Coeur de Jésus. La religieuse devait l’obtenir du roi Louis XIV. On ne sait si le roi fut mis au courant, mais ce qui est sûr, c’est que cet appel à la dévotion du Sacré Cœur était connu de la famille royale, Louis Ferdinand, Dauphin de France, père de Louis XVI le savait et en instruisit son fils qui, dans ses derniers jours de liberté promit à son confesseur de construire l’église dès que son pouvoir serait rétabli. Et l’Assemblée qui avait voté la construction du Sacré Cœur espérait effectivement une restauration monarchique. Mais depuis le 30 janvier 1875, vote de l’amendement d’Henri Wallon organisant l’élection du président de la République, l’évolution du régime vers une royauté était beaucoup moins sûre.

 

Il La question du régime politique en France et la réapparition de la question romaine

Si l’on se donne la peine de réfléchir sur l’état politique de la France au lendemain de Sedan, on verra très rapidement que l’amendement Wallon du 30 janvier 1875 n’avait rien tranché définitivement. La chambre qui l’avait voté était toujours celle de 1871, à majorité monarchiste, et l’auteur de l’amendement était un historien, républicain très modéré qui n’avait pour but que de faire fonctionner des institutions qui existaient mais qui étaient paralysées du fait de l’absence de textes constitutionnels. Et comme j’ai essayé de le montrer dans un précédent livre en rapportant quelques passages des discours de Wallon, tout restait ouvert (3).

Comme professeur d’histoire ayant bien étudié et publié sur la première Révolution française, il savait mieux que d’autres ce qui avait constitué en quelque sorte « le péché originel » de la première République : son  incapacité à mettre en place un pouvoir exécutif pouvant collaborer avec le pouvoir législatif. Les oppositions ne conduisaient qu’à des impasses forcément conflictuelles. Et pour la première et la seconde République, ce fut le pouvoir exécutif qui soumit le législatif, en 1799, avec Bonaparte Premier consul, en 1851, avec un autre Bonaparte, prince-président ! Ce fut un des grands mérites de Thiers, lui aussi historien de la Révolution, que d’avoir réfléchi à cette question et d’avoir proposé des solutions. Premier président de la IIIe République, il avait eu à s’occuper de tout, avec l’accord des élus. On lui avait laissé carte blanche, car personne ne se précipitait pour régler la question de la Commune, négocier avec Bismarck et ensuite trouver l’argent nécessaire pour dédommager la Prusse de la poursuite de la guerre (due essentiellement à Gambetta). Trente départements étaient occupés au moment de l’armistice, ils seront libérés progressivement, au paiement du premier acompte de la dette de guerre et complètement au versement des 5 milliards de francs de cette époque en septembre 1873. Au pouvoir, et avec l’aide d’un autre républicain conservateur, vice-président du gouvernement à Versailles et ministre de la justice, et la collaboration d’autres ministres, il va mettre sur pied un projet combinant régime parlementaire et présidentiel qui sera achevé le 19 mai 1873 (4). Mais cela ne pouvait convenir à une chambre à majorité royaliste qui voulait légiférer provisoirement pour une République dont le président n’était là que pour chauffer la place du roi, et qui devait donc rester dans une position floue.

Après la démission de Thiers, l’assemblée procéda à l’élection de son successeur le 24 mai 1873 en la personne du maréchal Patrice de Mac Mahon (390 voix) contre Jules Grévy (une voix) et 380 abstentions ! Et c’est ce qu’on appela une « élection de Maréchal » ! Mais on n’imaginait pas la voir durer, même si le comte de Chambord, par son refus du drapeau tricolore et sans doute aussi d’autres orientations d’ordre social semblait empêcher tout retour de la royauté. Seulement les élections législatives de 1876 envoyèrent à la Chambre une majorité républicaine. Au début, le président joua le jeu parlementaire en appelant Dufaure à former le gouvernement. Bien que républicain, celui-ci avait participé au gouvernement de Thiers et fut jugé trop à droite. Jules Simon lui succéda : un homme était républicain, personne ne pouvait le nier, mais il était croyant et le restera jusqu’à la fin de sa vie. C’était un catholique très libéral, né d’un père suisse protestant converti au catholicisme pour épouser une Bretonne. Jules Simon sera en fait un théiste chrétien, disciple de Victor Cousin qui le poussera dans la carrière universitaire, à l’École Normale Supérieure, il fut agrégé et docteur en philosophie. Quand il évoquait la religion naturelle, il était influencé par le positivisme d’Auguste Comte, mais il n’était pas athée, comme d’autres qui se réclameront de ce même courant, nous y reviendrons. Il fut initié franc-maçon à un moment où la franc-maçonnerie française basculait dans l’irrégularité et l’anti-religion, souvent au nom du positivisme. Mais Simon ne voulait pas qu’on élimât Dieu de l’enseignement ni de la société.

Au Sénat, en 1880, il vota, avec la droite contre l’article 7 de la loi Ferry de 1880 qui empêchait les congrégations non-autorisées d’enseigner ! Il ne faisait que maintenir sa fidélité à ce qu’il avait toujours dit. Ce fut sans doute une des raisons qui poussa le président Mac Mahon à lui confier le 12 décembre 1876 la présidence du gouvernement, car républicain et lié à Thiers comme son prédécesseur Dufaure, il n’avait pas d’hostilité contre l’Église catholique, contrairement à une majorité d’autres républicains. Mais il était gallican, ses polémiques avec Veuillot étaient connues.

Or à Rome, la question romaine n’était toujours pas réglée et Pie IX appela à l’aide tous les pays catholiques. Les mandements épiscopaux français se multiplièrent au point que la chambre demanda au gouvernement d’interdire les manifestations ultramontaines. Jules Simon laissa néanmoins ce vœu s’inscrire à l’ordre du jour. Le 4 mai, Gambetta prononça son fameux discours anticlérical, avec la phrase « le cléricalisme, voilà l’ennemi ». C’était en fait le silence de Jules Simon qu’il dénonçait ! Le 16 mai, Mac Mahon demanda à Simon de démissionner, alors qu’il avait encore la confiance de l’Assemblée, nomma le duc de Broglie, orléaniste, et ce fut une crise de régime. L’Assemblée fut dissoute et les élections envoyèrent encore plus de républicains. Mac Mahon démissionna et Jules Grévy fut élu président de la République pour sept ans, à cause de la question romaine !

 

III La République anticléricale, 1879-1914

Le 6 février 1879, Grévy fit lire aux députés un message qui allait fixer définitivement la nature parlementaire du régime, ainsi que le rôle du président de la République. On en sentit l’importance et rapidement il eut le nom de « Constitution Grévy. Voici l’ passage capital : « Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels ». La France entrait dans un régime parlementaire strict, le président de la République allait jouer un rôle d’arbitre, laissant la première place au président du Conseil des ministres, qui sera surtout responsable devant le parlement (composé de deux chambres), et ce gouvernement devra être en accord avec la majorité parlementaire. Après l’affaire de 1877, aucun président ne se risquera à dissoudre la chambre des députés. Ce droit sera rétabli en 1946, mais tellement encadré qu’il ne sera appliqué qu’une fois en 1955.

L’inconvénient du système était bien évidemment l’instabilité ministérielle. Mais cela ne voulait pas dire forcément instabilité politique. Dans les ministères qui se succédaient, on retrouvait bien souvent les mêmes hommes, et la IIIe comme la IVe République furent servies par un corps de hauts fonctionnaires compétents qui assurèrent une continuité gouvernementale. Malgré deux guerres mondiales, ce mode de gouvernement dura jusqu’en 1958. C’est le risque de guerre civile, en pleine guerre froide, et la perspective de la perte de l’empire colonial qui rendirent nécessaire une nouvelle constitution et le retour du Général De Gaulle.

Pour le sujet traité ici, Jules Ferry joua un rôle capital et de tout premier plan, raison pour laquelle, il risqua l’assassinat et fut l’objet de violentes polémiques qui durent encore aujourd’hui. Le discours que prononça le président Hollande, le jour de son investiture en 2012 devant sa statue aux Tuileries, en constitue la preuve. Aussi vais-je m’arrêter un moment l’activité politique de Ferry. Grévy, le 4 février 1879 (deux jours avant son message au parlement) demanda à William Waddington de former un gouvernement, en prenant Jules Ferry avec lui, ce dernier étant en effet déjà connu comme républicain opposé à l’empire mais surtout comme maire de Paris en 1871, juste avant la Commune. Il appartenait à la gauche républicaine, parti conservateur, et surtout, Grévy voulait éviter Gambetta qu’il jugeait excessif en tout. Ferry commença donc sa carrière ministérielle en 1879 comme chargé de l’instruction publique et des Beaux-arts et ce jusqu’en 1883, cumulant cette charge avec celle de président du Conseil, poste qu’il occupera jusqu’en 1885. Il fut donc l’auteur des lois laïcisant l’enseignement primaire et le rendant gratuit et obligatoire. Il nomma Ferdinand Buisson, protestant libéral, comme directeur de l’enseignement primaire. Il expulsa certes les congrégations religieuses non-autorisées, leur interdisant d’enseigner, et c’est sur ce point, l’article 7 de la loi, qu’il s’opposa à Jules Simon (loi du 29 mars 1880), la collation des grades universitaires était déjà retirée à l’enseignement privé. Il organisa aussi l’instruction des jeunes filles.

Mais revenons à son débat avec Jules Simon sur la question religieuse et la référence à Dieu. Jules Ferry avait été initié franc-maçon le 8 juillet 1875 à la loge « La Clémente amitié » du Grand-Orient de France, en même temps qu’Émile Littré. À ce moment, le Grand-Orient n’est pas encore une obédience irrégulière rejetée par la franc-maçonnerie internationale, mais c’est à deux ans près, et déjà  (on peut dire depuis 1848) y règne un esprit bien différent de celui de sa fondation. Il est important de préciser ces choses car beaucoup de dirigeants français appartiendront à ses loges. Or, je le rappelle, le désaccord sur les articles organiques va avoir un effet inattendu du moins pour les autorités politiques françaises. Les textes pontificaux allaient de fait dès 1802 s’appliquer automatiquement à la France, et progressivement les catholiques quitteront les loges.

C’est chose faite en 1848. Les juifs et les protestants y représentent seuls la spiritualité biblique. D’autres hommes, épris de l’idéal de fraternité, de liberté et de philanthropie, mais ne pouvant pas être des catholiques, allaient alors se présenter dans les loges. Ils étaient tous marqués par le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) qui fut un temps secrétaire de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, père du saint-simonisme que j’ai déjà évoqué dans mon précédent chapitre à propos du « Père Enfantin ».

Sur le plan religieux qui nous intéresse ici, le positivisme lié au saint-simonisme peut être situé dans la suite de la philosophie des Lumières et des cultes révolutionnaires, mais en tenant compte de leurs variantes, ce qu’on oublie souvent. Pour beaucoup, le positivisme sera le successeur du culte de la Raison ou des théophilanthropes, ce qui revient à l’athéisme et qui peut mener à l’anticléricalisme et à l’anti religion – et plus précisément l’anticatholicisme. Mais le mélange des deux n’était pas obligatoire. Par exemple, Ferry fut incontestablement anticlérical, mais pas systématiquement anticatholique. S’il le fut quelquefois, ce sont beaucoup plus pour des raisons politiques que philosophiques. Beaucoup de catholiques, et Pie IX lui-même, s’étaient clairement manifestés comme antirépublicains (voir le Syllabus) : alors il les combattait. Mais il ne voulait pas leur disparition. Il acceptait l’enseignement confessionnel à côté de l’enseignement laïc de l’État. Il voulait que ce dernier fût neutre et respectât le droit des familles (voir sa lettre aux instituteurs), enfin il ne voulut jamais inventer une nouvelle morale, mais s’en tenir « à la morale de nos pères ». Quant au Concordat, si comme tous les candidats de gauche aux élections il promettait de le supprimer, il ne tenta jamais d’entreprendre quoique ce soit dans ce sens une fois au gouvernement et ce comme tous ses amis politiques, Combes étant une exception extrêmement complexe, nous verrons !

Il faut aussi rappeler un élément de la politique de Jules Ferry qui va jouer un rôle important dans sa politique religieuse. Bien que Vosgien et qu’une partie de sa famille et des terres de sa jeunesse fussent devenues allemandes, il demeurera toujours opposé à une guerre de revanche. Très conscient, par ses relations diverses, des « progrès » de l’armement en Europe, il savait qu’une nouvelle guerre serait terriblement meurtrière. Il avait vu à Sedan, ce que signifiait la supériorité en artillerie. D’où son courage de vouloir travailler à la réconciliation avec l’Allemagne, car il savait que Bismarck était avant tout un grand politique et qu’il n’avait pas voulu la guerre avec la France. C’est pour cette raison aussi qu’il lança la France dans l’aventure coloniale, autant pour la remettre au niveau d’une grande puissance internationale (rang qu’elle aurait perdu au profit de la seule Angleterre) que pour apporter la culture et la civilisation française à des populations dans le besoin. Dans son esprit, il y avait un lien évident entre sa campagne d’instruction publique en France et son entreprise coloniale.

 

IV Un nouveau pape à Rome, de « transition » … Léon XIII 1878-1903

Pie IX étant mort le 7 février, le conclave élit assez rapidement le cardinal Pecci, âgé de 68 ans ; je donne cette précision parce qu’après un si long pontificat qui était le précédent et la quantité de problèmes qui se posaient au Saint-Siège, sa situation nouvelle aussi, on pouvait s’attendre à de longues délibérations. Aussi, l’âge fut-il certainement déterminant pour ce choix, ainsi que sa santé fragile, pour une si rapide élection. Mais il mourut à 93 ans ! Cela, les électeurs ne pouvaient pas s’en douter ! Mais ce que certains savaient forcément, c’est son excellente préparation pour un poste important à la curie, ses brillantes études chez les jésuites, ses réussites universitaires à Rome qui le firent remarquer du cardinal Lambruschini.

Ordonné prêtre en 1837, il se vit confier plusieurs missions de confiance, en particulier une nonciature en Belgique pour réconcilier deux universités, Namur et Louvain, ce qui démontrait des qualités de diplomate exceptionnelles. Le roi Léopold demanda le pour lui le chapeau de cardinal à Grégoire XVI en 1845. Il fut créé « in pectore », Pie IX rendra cela public en 1853. Il avait 43 ans et était aussi archevêque de Pérouse, en 1877.

C’était un homme aux formidables aptitudes intellectuelles qui accédait donc au trône de Pierre, et il allait le prouver. D’abord il s’inscrivit sans ambiguïté dans la continuité en ce qui concerne la question romaine. Il se considérait comme prisonnier dans Rome et maintenait la protestation pontificale. Il veilla à développer la dévotion mariale et bien conscient que l’Église devait se battre sur le plan intellectuel pour gagner en spiritualité, il mit en vedette l’œuvre de saint Thomas d’Aquin : c’est le sens de l’encyclique Aeterni Patris du 4 août 1879. Déjà dans son diocèse de Pérouse, il avait créé une académie Saint-Thomas d’Aquin. Il voulait en retournant à cette source indispensable qu’est le thomisme, renouveler la théologie catholique. Notre regretté historien Jean de Viguerie, dans ses nombreux écrits évoquant l’attitude de l’Église face aux « Lumières » qui enfantèrent la Révolution, regrettait qu’on ne se fût pas tourné vers le docteur angélique ! Le pape qui se trouvait devant un phénomène analogue déclencha ce saint réflexe qui reste aujourd’hui d’actualité ! En matière théologique, Léon XIII fut fort heureusement, en cette époque idéologiquement troublée, un traditionaliste et un conservateur. Et il put se permettre d’être un diplomate, comme le furent toujours les grands papes dans une situation internationale compliquée.

La question la plus urgente qui se posa à lui fut celle du Kulturkampf engagée par Bismarck dès la proclamation de l’empire allemand en 1871. Si le chancelier voulait soustraire le catholicisme allemand de la gouvernance du pape, c’est parce qu’il y voyait un frein à l’unité allemande. Beaucoup de catholiques allemands avaient mal accueilli le Syllabus, tout comme l’encyclique Pastor aeternus instaurant l’infaillibilité pontificale. La Bavière catholique, avec le chanoine Döllinger, fut un centre d’opposition. Et les protestants très nettement majoritaires dans l’empire allemand de cette époque n’avaient pas été les derniers à manifester leur mécontentement. Une série de lois fut prise pour placer l’Église catholique sous haute surveillance, au point que les relations diplomatiques furent rompues avec le Saint-Siège. C’est pourquoi parmi les premières lettres que Léon XIII écrivit, il y en eut une pour le roi de Prusse désormais empereur d’Allemagne. Le pape savait que le Kulturkampf s’essoufflait et gênait Bismarck dans sa politique intérieure.

Ferry eut l’habileté d’envoyer à Rome comme ambassadeur un diplomate de métier qui avait déjà été secrétaire d’ambassade dans cette ville dès 1869 et que Pie IX avait apprécié en en faisant un comte de la noblesse pontificale, en 1870, Édouard, comte Lefebvre Pigneaux de Béhaine, un catholique bon teint qui restera près du Saint-Siège, de 1882 jusqu’en 1896, avec les successeurs de Ferry. Il appliquait avec intelligence les discussions préalables concernant les candidats à l’épiscopat et en fin de compte le gouvernement français ne présentait au Saint-Père que des noms qu’il avait déjà acceptés. Le gallicanisme était enterré. Et de Béhaine fut justement récompensé par la République qui l’éleva au grade de commandeur de la Légion d’Honneur. De plus, le pape partageait avec Ferry l’angoisse d’une nouvelle guerre, sachant combien les armées se modernisaient et le nombre de victimes qui en découleraient. Enfin la politique coloniale de Ferry lui convenait : il lui permit d’envoyer des missionnaires catholiques, là où les Anglais auraient installé des missionnaires protestants. Ferry comme les anticléricaux de son temps étaient suffisamment intelligents et cultivés pour savoir que le catholicisme faisait partie de la culture française ; aussi n’empêchèrent-ils jamais les Pères Blancs de suivre l’armée française !

Sur le plan diplomatique le pape avait fait aussi preuve d’habileté en envoyant comme nonce à Paris monseigneur Wlodzimierz Czacki en 1879, qui sera créé cardinal en 1882. Il avait été en lien avec le comte de Falloux, ancien ministre de l’instruction publique de la Ile République et il avait arrangé bien des choses pour les congrégations. Il n’avait pas pu obtenir le maintien des jésuites en 1880. Jules Ferry devra démissionner le 30 mars 1885, suite à la désapprobation de la chambre des députés sur sa politique au Tonkin. On lui fit encore, par la suite, un mauvais procès de vocabulaire à propos de l’emploi de l’expression « race supérieure » et « civilisation supérieure » dans son discours du 28 juillet 1885. Mais cela n’empêchera pas la politique coloniale de la France de continuer.

Ce qui va mettre pendant un moment la République en danger, c’est d’abord la démission forcée du président Grévy, en 1887, suite au scandale des trafics de décoration de la Légion d’Honneur, dont son propre gendre Daniel Wilson s’était rendu coupable, et puis surtout, pratiquement en même temps, le boulangisme. Ce mouvement désigne un rassemblement de militants d’origines très diverses qui va sévir en France de 1887 à 1889 et qui se propose de porter au pouvoir le général Boulanger qui avait été ministre de la guerre en 1886 dans le gouvernement Freycinet grâce à Clemenceau. Cet homme avait incontestablement un certain talent et savait plaire de manières très différentes, allant de la promotion du fusil Lebel, à l’autorisation du port de la barbe dans l’armée, le refus de faire tirer les soldats sur les mineurs de Decazeville, sans oublier l’exil des familles ayant régné sur la France et l’obligation pour les prêtres du service militaire (en portant les armes…) Et il trouva des soutiens chez de nombreux catholiques, monarchistes, bonapartistes, républicains, et même socialistes révolutionnaires comme Blanqui ! Enfin, beaucoup plus grave pour la France et pour l’Europe, Boulanger était favorable à une guerre de revanche contre l’Allemagne et avait formé, pour son propre compte, un réseau d’espionnage dans les départements occupés. Le 20 avril 1887, un de ses espions, Schnaebelé, est arrêté par des policiers allemands, en zone demeurée française. Boulanger voulut envoyer un ultimatum à l’Allemagne ! Le gouvernement utilisa la voie diplomatique et Bismarck qui ne tenait absolument pas à la guerre rendit immédiatement l’espion à la France.

Mais le gouvernement tomba et Boulanger avec ! Ses partisans entreprirent de le faire revenir au pouvoir, au moment où Grévy démissionnait, ce qui suscita de l’espoir, mais le nouveau président Sadi Carnot le renvoya à l’armée. Contrairement à beaucoup de ses soutiens, Boulanger était finalement plutôt légaliste et refusa de prendre le pouvoir de force, il comptait sur d’autres élections législatives. Mais l’interdiction des candidatures multiples brisa ses espérances, tout comme les critiques de son programme démagogique. Jaurès n’eut pas de peine à montrer aux socialistes que le système Boulanger n’était qu’un « socialisme dévoyé ». Le général fut finalement exilé et mit fin à ses jours en 1891. Un certain nombre de catholiques s’étant compromis dans cette affaire factieuse et belliciste, à la limite de la révolte contre les institutions que la France s’était légalement données, le pape ne pouvait rester muet, d’autant plus que l’anticléricalisme du gouvernement s’était apaisé, et qu’il s’apprêtait à prendre une importante initiative sur les questions sociales. S’il voulait la faire traduire en actes, il avait besoin d’hommes politiques en capacité d’agir, autrement dit, ayant la possibilité d’œuvrer au sein du système politique dans lequel ils vivaient. Et à partir du moment où le pays où ils se trouvaient entretenait des relations diplomatiques avec la Saint-Siège, tout était possible.

Léon XIII va être le premier pape à exprimer par une encyclique la doctrine sociale de l’Église, ce sera Rerum novarum en 1891. Mais en 1891, les évêques français n’annoncèrent l’encyclique que dans 5 et en 1892 dans 8 documents. En 1903, on ne comptait que 13 évêques qui en aient parlé. Silence total dans les grands diocèses industrialisés du Nord. Et pourtant, le 15 juin 1891, le cardinal Rampolla, secrétaire d’État, demandait au nouveau nonce, monseigneur Domenico Ferrata, de bien veiller à la diffusion du texte ! Des groupements s’y intéressent, comme les semaines sociales ou encore l’Association Catholique de la Jeunesse Française, puis le Sillon fondé par Marc Sangnier en 1904. Mais l’ensemble du monde ouvrier est trop anticlérical pour s’y intéresser. Jaurès écrira en 1892 dans la dépêche de Toulouse que «  l’Église ne s’est tournée vers les faibles que le jour où ils ont commencé à être une force ». Jaurès avait en partie raison. Or justement Léon XIII voulait rattraper le temps perdu. Le manifeste du parti communiste de Marx avait été publié en 1848. Le pape intervenait en 1891 !

Quelques évêques étaient sensibilisés aux questions sociales, mais sous l’angle de la charité, ce qui n’est déjà pas si mal ! Du côté des gouvernements, Napoléon III avait aboli la loi Le Chapelier et permit aux ouvriers de se syndiquer. Les travaux de modernisation de l’habitat à Paris constituaient aussi une mesure sociale. C’étaient d’infects taudis qu’Haussmann avait détruits. Et s’il est vrai que les nouvelles constructions avaient profité aux plus aisés, elles avaient le mérite de constituer un début et un modèle. Enfin, en matière de lois sociales, Léon XIII n’avait qu’une confiance limitée sur l’altruisme des dirigeants catholiques français qui se confirmera par la façon dont sera reçue son encyclique. Il devait pouvoir compter sur les politiques. Dès son élection en 1879, nous avons vu qu’il était entré en contact avec l’empereur d’Allemagne, car le Kulturkampf n’était pas terminé. Le pape maintiendra le dialogue, et fera stopper lentement l’anticatholicisme. Et en s’intéressant au dossier allemand, il pourra voir les effets des lois sociales de Bismarck de 1883 à 1889 qui furent efficaces et bénéfiques pour les ouvriers du Reich, parce que l’État avait agi.

 

V La politique française de Léon XIII

Comme avec l’empire allemand, le pape allait chercher la paix en vue des missions de l’Église du pays concerné qui apparaissaient au pape comme primordiales: le maintien de la paix en Europe, la question ouvrière, la mission dans le monde. Mais le préalable à tout cela en France était l’existence même de l’Église catholique liée au maintien du Concordat.

La paix: Léon XIII savait qu’il pouvait compter sur Jules Ferry. Il connaissait les conditions de son entente avec Bismarck au Congrès de Berlin (1884-1885) et que la politique coloniale française était soutenue par le chancelier. Il ne pouvait pas non plus ignorer la grande popularité de Ferry en Allemagne.

La question ouvrière : Il était nécessaire de sensibiliser des hommes politiques à ces questions, comme en Allemagne. Je ne crois pas que le pape ait nourri le projet, en 1891, de convertir Ferry à la doctrine sociale de l’Église ! C’est plutôt sur une participation importante de catholiques aux affaires politiques du pays qu’il comptait, mais cela impliquait pour un catholique français de participer au travail politique national dans les structures légales du pays. Ces structures étaient celles d’une République qui non seulement avait conservé le Concordat de 1801, mais avait maintenu des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, alors que celui-ci avait été privé de ses États. Cette République avait beau être dirigée depuis 1877, par des gens qui se présentaient comme anticléricaux, pour certains même anticatholiques et pire encore francs-maçons, ils reconnaissaient de fait le catholicisme et son caractère propre du simple fait de l’échange d’ambassadeurs. Rien donc, pour le pape, ne devait empêcher un catholique français de participer à la vie politique de son pays.

Prenons toujours l’exemple de l’Allemagne. Si en 1879 le pape négociait avec Bismarck, c’était pour le bien de l’Église, pour en finir avec le Kulturkamf, et parce que le moment était propice. Bismarck avait besoin du parti Zentrum au Reichstag, et justement les catholiques y jouaient un rôle important. Et pourtant, l’empire allemand était en grande majorité protestant. Il y avait aussi une importante franc-maçonnerie, différente de celle de France, mais Rome n’avait jamais fait la distinction dans les textes officiels !

En France, les problèmes ne manquaient pas et réclamaient une intervention papale, C’est très exactement pour cette raison que Léon XIII publia l’encyclique « Au milieu des sollicitudes » le 16 février 1892. Plusieurs passages de ce texte montrent clairement que le pape ne se rallie pas aux idéaux de 1789. Quand il écrit (après avoir rappelé la nécessité d’une grande union des catholiques) « Divers gouvernements politiques se sont succédés en France dans le cours de ce siècle (et il ne peut s’agir que du 19e siècle puisqu’il écrit en 1892), et chacun avec sa forme distinctive : empire, monarchies, républiques … on peut affirmer également, en toute vérité, que chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est à dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée ; il convient d’ajouter finalement qu’à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s’adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation. Dans cet ordre d’idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre… En d’autres termes et en toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu… Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir sont constitués, les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient ».

C’est très exactement dans ce sens que le 18 novembre 1890, le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger, portera son fameux toast à la République. J’ai consacré plusieurs pages d’un de mes ouvrages, pour démontrer que Léon XIII n’avait nullement trahi ou sacrifié la monarchie à l’idéologie républicaine de 1789. Le pape ne peut que constater à cette époque que le comte de Chambord, prétendant légitime, n’a pu trouver un accord avec ceux qui gouvernaient la France à la chute du Second empire, et je ne pense pas qu’il ne s’agissait que d’une querelle sur le drapeau (blanc ou tricolore). En 1892, le prince impérial était mort (1879), ainsi que le comte de Chambord (1883), et les Orléans étaient exilés. La République faisait la quasi-unanimité des Français, ils l’avaient montré lors des fêtes du centenaire de la République en 1889. Chez les hommes au gouvernement, l’anticléricalisme avait, de plus, considérablement diminué. Aucun de ceux qui se relayaient au pouvoir ne vouaient mettre en place la séparation de l’Église et de l’État.

Mais l’idée existait, tout comme des extrémistes issus du boulangisme. Un d’entre eux tirera trois coups de pistolet sur Jules Ferry le 10 décembre 1887. On ne pourra extraire toutes les balles. Il mourra subitement le 17 mars 1893 à 60 ans, et on venait de l’élire président du Sénat, après une courte éclipse de vie politique, et il était devenu le plus modéré des laïcs ! Lui qu’on avait été tant haï avait retrouvé une certaine popularité à sa mort, et cela pouvait se prévoir dès l’année précédente, quand le pape signa l’encyclique. Pas plus que le Saint-Père ne pouvait prévoir la mort brutale de Ferry et encore moins les conséquences du scandale de l’affaire Dreyfus en 1898, qui du fait de l’engagement stupide de certains catholiques influents dans les mouvements antidreyfusards, aussi antirépublicains ramenèrent un anticléricalisme très dur, remettant en cause l’apaisement des années 1892 !

 

VI La séparation des Églises et de l’État.

En réalité cette question ennuyait beaucoup de monde, y compris chez les adversaires de l’Église, car le désaccord allait jusque dans les modalités de séparation. Nous le verrons au moment du vote de la loi. Il faut d’ailleurs rappeler à sujet que cette importante décision, votée par des alliances diverses de députés, au cours d’un débat parlementaire qui allait durer neuf mois, se prit sans concertation avec le Saint-Siège. Ce pourquoi il ne faut pas trop exagérer le rôle qu’a pu jouer le changement de pape dans cette affaire. De plus, le conclave réuni le 1er août 1903 suite à la mort de Léon XIII, connut encore mais pour la dernière fois un problème « d’exclusive », à l’encontre du cardinal Rampolla, secrétaire d’État de Léon XIII pendant les 25 ans de son pontificat. Tous les cardinaux présents et votants, sauf un, avaient été créés par Léon XIII, mais en proportion égale entre libéraux et conservateurs. Rampolla qui représentait la politique de Léon XIII était largement favori, puisqu’il conservera un moment une majorité de voix aux scrutins qui suivirent l’annonce de l’exclusive autrichienne, à laquelle il semble bien que se soit joint Guillaume Il. Voter pour le cardinal Oreglia, deuxième papabile du conclave, conservateur, opposé à Rampolla, n’aurait abouti à rien sinon qu’à faire durer inutilement le conclave.

Par souci de paix et d’unité, le conclave allait se tourner vers un troisième homme, le cardinal Sarto, dont la carrière avait été entièrement pastorale. Issu de milieux très modestes, il avait commencé comme vicaire en paroisse, ayant été ordonné prêtre en 1858. Il s’était beaucoup occupé de chants grégoriens, il se fera remarquer lors d’un congrès européen sur la musique sacrée, en soutenant les moines de Solesmes. En 1884, il fut consacré évêque de Mantoue, puis patriarche de Venise en 1893, et créé cardinal in pectore à cause du gouvernement italien. Il devra attendre plusieurs mois pour « prendre possession de son diocèse » et porter son titre complet. Il fut élu au trône de Pierre le 4 août 1903 et choisit le nom de Pie, en souvenir de ceux qui récemment avaient régné avec courage sous ce nom. Il a 68 ans et il choisit comme secrétaire d’État le cardinal Merry del Val qui parlait plusieurs langues et avait une formation diplomatique, ce qui n’était pas le cas du nouvel élu. Il sera conservateur sur la doctrine, mais aussi réformateur dans beaucoup de domaines, le droit canon par exemple. Son catéchisme garde beaucoup de valeur, Benoît XVI en avait fait fort justement l’éloge et tous les catholiques auraient intérêt à le lire.

Face à la politique anticléricale du gouvernement français, il fut intransigeant et je pense que ce fut heureux. J’ai eu l’occasion de déjà l’écrire et d’expliquer pourquoi (note). En 1903, Pie X se trouvait devant Émile Combes ; la situation n’était plus celle de 1892 où Léon XIII avait en face de lui Jules Ferry.

Entre ces deux périodes, il y avait eu, je l’ai souvent rappelé, l’affaire Dreyfus, qui avait considérablement aggravé les tensions entre les anticléricaux et l’Église catholique. De plus, Émile Combes, sénateur radical-socialiste qui avait été ministre de l’instruction publique en 1895, devint président du Conseil des ministres en mai 1902 et ministre de l’intérieur et des cultes. Combes n’était pas un personnage ordinaire et il faut essayer de connaitre sa personnalité si on veut comprendre ce qui s’est passé en 1905 et ce qui en résulte jusqu’à aujourd’hui. En arrivant au pouvoir, il ne souhaite nullement l’abrogation du Concordat qui aurait à ses yeux l’inconvénient de placer l’Église hors contrôle de l’État. Il estime qu’après le rôle néfaste qu’elle a joué pendant l’affaire Dreyfus il faut plus que jamais la surveiller. Pour cela, aucune loi nouvelle n’est nécessaire. Il y a les articles organiques du Concordat, c’est sur eux qu’il veut s’appuyer et surtout s’imposer. De même qu’il soumet la magistrature et l’armée à une « épuration républicaine », il se propose d’en faire autant pour l’Église. Et parmi les politiques de ce temps, il est sans nul doute, parmi les anticléricaux, celui qui la connait le mieux.

Il avait servi la messe comme grand clerc jusque vers l’âge de 25 ans, avait donc porté la soutane, l’une de ses thèses en doctorat ès lettres, en français, portait sur saint Thomas d’Aquin, et en latin sur Saint Bernard. Ensuite il avait fait des études de médecine jusqu’au doctorat. C’était un homme très cultivé, bourreau de travail, très fidèle en amitiés. Il avait été initié à la loge « Les Arts réunis » du Grand-Orient de France, à Barbezieux, en 1869, où il avait fait profession de foi de déisme. Il revendiquera le spiritualisme toute sa vie, et plusieurs signes montrent qu’il n’avait pas rompu toute attache avec le christianisme. Et c’est sans doute la raison pour laquelle il mena la vie très dure à l’Église. Celle de son temps se résumait à ses yeux au Syllabus et à l’infaillibilité pontificale, pour lui, deux trahisons à l’Église primitive qu’il admirait. Il partageait l’avis de Gambetta dans son fameux discours du 4 mai 1877 : « Aujourd’hui, les défenseurs de l’Église gallicane, s’il en existe encore, sont condamnés au silence. Tel a été le résultat du concile (Vatican I de 1870). Il a déchiré le Concordat. Il faut y revenir, en y comprenant les Articles organiques qui sont la loi de la France. Est-ce trop d’exigences que demander l’exécution des lois qui ont été respectées sous tous les gouvernements ? » (5)

Gambetta feignait d’ignorer, comme Combes quelques années après lui, que tous les gouvernements avaient été très souples quant à la manière d’utiliser les articles organiques. Combes dès sa prise de fonction en mai 1902 avait très exactement la même idée et reprit les hostilités contre les congrégations mais se garda bien de proposer une séparation, alors que cette idée avait été présente lors de toute la campagne législative. Mieux, le 26 janvier 1903, il répondait au socialiste (Guesde), l’extrême gauche de ce parti qui lui demandait de supprimer le budget des cultes : « nous avions déclaré que nous nous en tiendrions sur le terrain du Concordat … vous n’effacerez pas d’un trait de plume quatorze siècles d’histoire religieuse » (6).

En bon politicien et connaisseur de l’Église catholique, Combes était soucieux de maintenir une certaine légalité et de démontrer par des faits précis que c’était l’Église qui, sans concertation, avait mis fin au Concordat par le Concile Vatican I qui, par l’extension des pouvoirs du pape avait réduit à néant les articles organiques. Mais l’argument n’était pas valable pour l’Église qui n’avait jamais reconnu les articles en question. Cela dit, il est historiquement exact, que Napoléon lui-même n’aurait jamais pu faire admettre le Concordat de 1801 sans les articles organiques de 1802. Combes ne cessera jamais de le dire et Aristide Briand, qui cherchait honnêtement une solution consensuelle sera lui-même obligé d’en convenir. C’était effectivement une vérité historique.

Que voulait donc Combes en fin de compte ? D’abord que se produisent des faits montrant l’irrespect par l’Église des articles organiques, et pour cela, le Concile Vatican I n’était pas suffisant, ensuite, s’appuyant sur différents cas de non observance, présenter un nouveau cadre de relations Église / État, permettant de supprimer le budget des cultes et d’accroître la surveillance de l’État. En clair, l’Église perdait tous les avantages du Concordat, en continuant à en subir les inconvénients. Dans ces conditions, il valait mieux supprimer le Concordat mais laisser alors l’Église totalement libre avec la nécessité morale, liée à l’ordre public, de trouver un règlement juste pour la question de l’affectation des lieux de culte et la délicate question des problèmes financiers.

Tout cela est parfaitement expliqué dans le livre sur Briand auquel je me réfère. Je recommande de s’y reporter pour pouvoir apprécier ce qu’était un véritable travail parlementaire et aussi le rôle de la Providence qui permit la chute du ministère Combes, suite au scandale de l’affaire des fiches, et qui ouvrit un véritable débat parlementaire. Certains articles de la loi furent votés tantôt par la coalition de gauche restée au pouvoir après la démission de Combes, tantôt par l’alliance de votes socialistes avec la droite contre le parti radical. Le résultat ne pouvait être qu’un compromis le 9 décembre 1905. Les juifs et les protestants l’acceptèrent sans difficulté, sauf les luthériens de Paris. Celui qui fut mon prédécesseur, tant comme pasteur de l’église des Billettes que comme Inspecteur ecclésiastique, dénonça cette loi comme antichrétienne.

Quant aux catholiques, leur conception ecclésiologique leur interdisait absolument d’accepter une pareille loi. Transformer l’Église en un assemblage d’associations cultuelles élues par les paroissiens heurtait premièrement le principe de l’autorité hiérarchique qui implique que le pouvoir vienne d’en haut, du pape et des évêques, et deuxièmement la voie était ouverte pour réduire le témoignage de l’Église au strictes limites d’un groupe privé qui se réclamait d’elle. On allait pouvoir « privatiser » la religion et lui interdire toute influence sur la vie de la cité. Pie X, pour le bien de toute l’Église, condamna cette loi par l’encyclique Vehementer nos de 1906, dont les éléments doctrinaux furent rappelés quand Pie XI concèdera une partie administrative de la loi en 1924 pour que l’Église pût avoir un statut juridique en France. Cette loi demeure doctrinalement inacceptable pour un catholique, même si la raison commande aujourd’hui de ne pas y toucher, personne n’en n’étant capable, tant chez les catholiques que chez les politiques. Et je me limite à la question de capacité !

 

VII La Première Guerre mondiale ou la grande illusion : 1914-1918 et les suites

Pie X comme beaucoup de ses contemporains avaient vu la guerre venir. L’ensemble des alliances conclues entre peuples mettait en place une sorte d’engrenage qui ne pouvait amener qu’à un conflit généralisé au moindre incident ! Et l’attentat de Sarajevo du 12 juillet 1914, au cours duquel l’archiduc François-Ferdinand et sa femme perdent la vie, va mettre rapidement le feu aux poudres. Le Saint-Siège ne réussira que pour un temps à influencer l’Italie dans le sens de la neutralité. Pie X qui, s’affaiblissant depuis un moment, fut considérablement affecté par la déclaration de guerre début août 1914 mourut le 20 de ce même mois, en très grande partie de chagrin. Il avait eu le temps, le 25 mai 1914 de créer 13 cardinaux dont l’archevêque de Bologne, Giacomo Della Chiesa. Il s’était particulièrement distingué dans ses études universitaires à Rome et fut distingué par le cardinal Rampolla secrétaire d’État, avec qui il collaborera et partagera les idées.

Rampolla mort, il fut tout naturellement le candidat de ceux qui voulaient reprendre avec lui la politique libérale de Léon XIII, contre Merry del Val. Il fut élu le 3 septembre 1914 à l’âge de 59 ans, prenant le nom de Benoît XV. Il est intéressant de relever qu’il remplaça de suite le cardinal Merry del Val à la secrétairerie d’État par un francophile, le cardinal Ferrata, qui mourut à peine un mois après sa nomination. Le cardinal Gasparri, autre francophile le remplaça. Il avait enseigné plusieurs années à Paris (7). C’était un grand canoniste et diplomate. Tout en se considérant toujours comme prisonnier dans Rome, comme ses prédécesseurs, il put conter sur un ami sûr, le Baron Monti, pour servir d’intermédiaire entre lui et le gouvernement italien. Mais la guerre étant là, elle fut sa première préoccupation. Et Yves Chiron explique très bien les raisons de son désir de ne pas prendre parti, ce qui sera souvent mal compris, en France en particulier (8), avec sa première encyclique Ad beatissimi du 1er novembre 1914. Il va développer l’idée que la guerre est un châtiment de Dieu qui tombe sur l’athéisme des hommes (9), n’hésitant pas à évoquer cette époque qui n’a jamais autant parlé de fraternité pour arriver à la guerre. Mais cette fraternité excluait Dieu, et comme le relève fort justement François Georges Dreyfus (10), beaucoup de dirigeants politiques anticatholiques se sentirent visés par cette critique papale. Elle fera craindre une paix assurant un triomphe des nations catholiques.

On se méfiera des 1915 des initiatives diplomatiques de paix venant de l’Autriche-Hongrie et, au grand désespoir du pape, on fera entrer l’Italie dans la guerre la 24 mai 1915. Cela commencera par sa déclaration de guerre à l’Autriche-Hongrie. L’année 1917 voyait s’accumuler le nombre de morts, mais surtout commencer une révolution en Russie le 27 février, forçant le Tsar, allié de la France, à abdiquer. Le nouveau dirigeant Kerenski était un social-démocrate dont la durée au pouvoir était loin d’être sûre, tant à cause de sa gauche bolchevique avec Lénine, qu’à cause des partisans du Tsar ; et la guerre rendait les choses encore plus troubles, ne serait-ce que par l’incertitude sur le rôle que jouerait la Russie. Ces nouveaux événements décidèrent sans doute Benoît XV à s’engager plus nettement, d’autant plus qu’un nouvel empereur régnait sur l’Autriche Hongrie. Il utilisa les services du jeune nonce en Bavière, monseigneur Pacelli qu’il avait sacré lui-même archevêque. Les propositions concrètes d’accord étaient parfaitement réalisables, d’ailleurs le président américain Wilson s’en inspirera, mais un an plus tard et pour d’autres buts. Pacelli put ainsi faire connaître dès le 24 juillet aux empereurs d’Allemagne et d’Autriche, la note que le Vatican allait faire connaître le 9 août 1917 !

Benoît XV proposait une sorte de paix des braves sans vainqueurs ni vaincus et surtout pour les territoires dont la domination était contestée par l’une ou l’autre partie, il demeurait la consultation des peuples (le droit à disposer d’eux-mêmes). Et il n’oubliait ni l’Arménie ni les Balkans. C’est en France, qui avait été le plus belliciste des pays avant 1914, que ce texte fut le plus mal accueilli. Lors d’un sermon à l’église de la Madeleine à Paris, le Père Sertillanges osa dire : « Saint Père nous ne pouvons retenir vos appels à la paix… Ce sera la paix par la guerre âpre et menée jusqu’à son terme, la paix du soldat ». Le reste de l’opinion française fut tout aussi négatif. Clemenceau parla de « paix boche du Vatican » (11).

Ce pape fut injustement haï en France et ne retrouva l’amour du Pays qu’en canonisant Jeanne d’Arc d’une manière solennelle à Saint-Pierre de Rome le 16 mai 1920, une délégation française très importante s’étant déplacée conduite par Gabriel Hanotaux. Ce dernier exerça une influence déterminante pour la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Clemenceau étant écarté du pouvoir, Aristide Briand, socialiste, se trouvait président du Conseil des ministres en 1920. Il put grâce à un vote favorable de la Chambre envoyer le 17 mai 1921 Charles Jannart comme ambassadeur auprès du Saint-Siège. Et Paris recevait comme nonce monseigneur Ceretti. Leur travail pour trouver un statut juridique à l’Église catholique se révélera difficile, tant par les oppositions au sein du clergé français que de la curie. En fait ce qui fera aboutir les choses, c’est le souci qu’auront les politiques français, Millerand, président de la République, Brillant, président du Conseil, et le nonce Ceretti, de toujours demeurer en contact étroit avec le Saint-Siège.

Par exemple, la nomination le 13 décembre 1920 du cardinal Louis Ernest Dubois comme archevêque de Paris n’avait pas été simple, il ne faisait pas du tout l’unanimité des évêques français, on l’avait même laissé courir le bruit que cela indisposerait le président Millerand, ce qui était faux. En fait ce Prélat était très proche du pape qui sut imposer sa candidature, et sa présence se révéla précieuse pour l’accord juridique auquel le Saint-Siège aspirait. L’ambassadeur Jannart, qui faisait merveille au Vatican, fut prolongé de deux ans. Ce fut sage, car Benoît XV mourut et fut remplacé par le cardinal Achille Ratti le 6 mars 1922 qui prit le nom de Pie XI et il avait plus de réticences que son prédécesseur vis-à-vis d’un arrangement avec la République. Mais renseigné très exactement par son nonce, connaissant et aimant la France, il était prêt à accepter une solution, pourvu qu’elle n’entrât point en contradiction avec la position de Pie X.

Et le cardinal Merry del Val ne cessa d’y veiller, en présidant la congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires. Les évêques français étaient partagés, mais avec des nuances que le nonce en France sut parfaitement décrypter. Les préoccupations théologiques n’étaient pas seules présentes, les politiques aussi, ceux qui par principe étaient opposés au régime républicain. Pie XI le saura et s’en souviendra (12). On doit à la persévérance du nonce apostolique en France d’avoir su améliorer les dispositions parlementaires et conduire l’élaboration d’un texte qui, reprenant le principe des associations cultuelles de la loi de 1905, leur donnait une dimension diocésaine, dont le président serait l’évêque. Ainsi ni l’ecclésiologie hiérarchique de l’Église ni la loi de 1905 n’étaient violées. Le nonce soumit ensuite ce texte au Conseil d’État qui donna un avis favorable le 13 décembre 1923. C’est le Cardinal Dubois lui-même qui fit connaître cette décision au pape et demanda, avec le nonce bien sûr, son approbation.

Le pape sentit les cardinaux romains indécis et passa outre en publiant le 18 janvier 1924 l’encyclique Maximam gravissimamque permettant l’organisation d’associations diocésaines, mais renouvelant les condamnations de son prédécesseur Pie X contre la loi de 1905. Le gouvernement français n’en fut pas heureux, mais eut l’intelligence de le comprendre et de l’accepter. À plus d’un titre, il était urgent de normaliser les relations entre l’Église et la République, ne serait ce que pour la question de l’affectation des biens qui se trouvaient en situation d’attente depuis 1907. Je sais que cela peut encore aujourd’hui poser problème, mais c’était inévitable. Aucun accord n’était possible du côté catholique, en 1905 comme en 1907. Fin 1923, le climat avait changé. Pie XI avait retrouvé sa liberté, avec les accords de Latran de 1929 organisant la cité du Vatican.

 

VIII Les papes et la France dans l’établissement de la paix

Pour les observateurs attentifs, il était clair que c’était surtout la France qui avait gagné la Première Guerre mondiale, grâce au courage extraordinaire de ses soldats et à un commandement particulièrement avisé, Pétain à Verdun et Foch qui obtint le commandement en chef des troupes françaises et alliées. Il avait su se débarrasser des politiques pour la conduite de la guerre, tout comme Pétain pour Verdun, et ce fut heureux. Mais pour ce qui était de l’arrêt de la guerre, cela relevait uniquement du pouvoir politique, et Foch, en bon catholique, ne pouvait faire autrement qu’obéir.

Clemenceau ne connaissait rien à l’art militaire pas plus qu’à la politique étrangère. Si, comme le lui conseillait Foch, il avait retardé l’armistice de quelques semaines, Foch lui avait assuré qu’il entrait à Berlin avec son armée. Une paix française soucieuse des équilibres européens aurait sans doute pu être signée. Au lieu de cela nous eûmes le traité de Versailles, œuvre de l’Américain Wilson. Pour le jeune diplomate qu’était monseigneur Eugenio Pacelli, c’était « une aberration diplomatique ». Aristide Briand n’était pas loin de penser la même chose et se fixa comme tâche primordiale le maintien de la paix. Il était l’homme qui avait évité le pire en 1905 pour l’Église catholique, celui qui au lendemain de la victoire de 1918 avait œuvré avec succès pour le rapprochement entre le Saint-Siège et la République, celui enfin qui avait activement collaboré à l’établissement d’un statut juridique de l’Église catholique en France, doctrinalement acceptable pour elle. Il travaillait à la paix, ce qui était un des objectifs principaux de Pie XI.

Briand avait misé sur la Société des nations et une alliance privilégiée franco-allemande, dès 1925, avec le chancelier Stresemann, et en 1926, il parlera d’Europe fédérale, à l’exemple des États-Unis. Mais replaçons ce propos à son époque et dans la bouche de celui qui l’a tenu. Ce n’est pas l’abandon des patries, ni la démission des politiques dans les mains des financiers, c’est le refus du nationalisme agressif. Réaction de Charles Maurras le 9 septembre 1925 : « Je veux la paix entre la France et l’Allemagne? Qui parle ainsi ? Jehova ? Le pape ? Non, c’est Monsieur Briand … Il est difficile de ne pas se demander si la névrose oratoire n’est pas en train d’opérer au fond de ses méninges des ravages définitifs » (13). En décembre 1926, Briand et Stresemann reçoivent le prix Nobel de la paix.

Le 20 décembre 1926, Pie XI demandait aux catholiques de rompre avec l’action française et rappelait la mise à l’Index de six livres de Maurras en 1914. Ceux qui désobéissaient étaient punis par la privation de la communion et des funérailles chrétiennes. Le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, avait demandé cette mesure à Rome. Elle a souvent été appliquée durement, mais le pape voulait soutenir les efforts de paix et contrecarrer les opposants. Pie XI sera aussi soucieux de paix sociale et il fêta les quarante ans de l’encyclique de Léon XIII en 1931 par l’encyclique Quadragesimo anno.

Ce texte est très important parce qu’il précise la doctrine sociale de l’Église, tout en prenant en compte l’existence de deux formes de socialisme (cf. la scission du congrès de Tours en 1920). Il n’approuvait pas pour autant le socialisme, mais faisait la différence entre les deux courants. Cette encyclique changera le regard que beaucoup de socialistes portaient sur l’Église, comme Léon Blum qui l’écrivit dans son dernier livre À l’échelle humaine et Vincent Auriol, qui fut son ministre des finances et ensuite le premier président de la quatrième République. Mais déjà, quand un journaliste socialiste attaqua l’encyclique de Pie XI Divini Redemptoris de 1937 (qui condamnait le communisme), Léon Blum, qui était président du Conseil, alla présenter ses excuses au pape à la nonciature de Paris auprès de monseigneur Valerio Valeri. Et il rappela aussi dans le journal Le Populaire que le pape avait à quelques semaines d’intervalle condamné le nazisme dans l’encyclique Mit brennender Sorge.

Il y eut en 1937 un autre événement important. La consécration de la Basilique de Lisieux. Pie XI qui avait une grande dévotion pour sainte Thérèse envoya en France comme légat le cardinal Eugenio Pacelli, son secrétaire d’État. Il fut reçu en France avec les plus grands honneurs par le gouvernement du Front populaire. Il célébra une deuxième messe solennelle en présence des autorités constituées à Notre-Dame de Paris et prononça dans la chaire de la cathédrale une homélie mémorable, tant par l’excellent français employé que par les grandioses références au passé catholique de la France. Il conquit le cœur des Français, tout comme le pays avait conquis le sien.

 

IX La Deuxième Guerre mondiale et ses suites

En cette triste année 1939, c’est avec joie et espérance que les Français accueillirent l’élection du cardinal Pacelli qui prit le nom de Pie XII. C’était un ami de la France et un excellent diplomate. Certains ont espéré. Mais la grande majorité du peuple français n’avait pas à cette époque la moindre idée de ce que représentait Hitler et le nazisme. Ni la France ni l’Angleterre n’avaient su anticiper. Ce fut une défaite totale et une occupation du pays. Dépassant la mission d’armistice qui lui avait été confiée ainsi que l’octroi de pleins pouvoirs à cet effet, le maréchal Pétain sortait de la légitimité. Son gouvernement n’était pas celui de la France, comme tous les présidents de la République l’ont répété de1945 à 1981, dont François Mitterrand. Je ne dirai donc rien de ce régime et du pape concerné pendant cette période.

Le 30 juin 1944, avant même d’entrer dans Paris, le général De Gaulle chef de la Résistance française était, à sa demande, reçu par le pape Pie XII, ce qui montre au passage que le chef de la France libre ne croyait rien d’une certaine « légende noire » de Pie XII, une calomnie d’origine stalinienne que certains catholiques reprendront. La lettre de demande d’audience du général se terminait par « Daigne Votre Sainteté bénir nos projets et la foi du peuple français, dont je dépose ce témoignage à ses pieds. » (14) Le protocole choisi par le Vatican fut celui de la réception des princes héritiers ! On sait par ses Mémoires que le Général fut très impressionné par cette visite ; on sait aussi que beaucoup de sujets furent abordés, manifestant bien qu’il y avait confiance mutuelle, en particulier, tel que la menace stalinienne, les conditions de paix qui seraient imposées au peuple allemand. Beaucoup émettraient l’hypothèse que le pape était au courant du complot du 20 juillet 1944 et qu’il pensait qu’Hitler serait mort à cette date. Le pape fut certainement aussi mis au courant de l’épuration ecclésiastique.

De Gaulle tenait à aller à Notre-Dame pour la libération de Paris le 26 août 1944. Le cardinal archevêque, Emmanuel Suhard, fut prié de n’y point paraître. On attribue souvent cette injustice à De Gaulle. En fait, le Général fut fortement « conseillé » par le père Bruckberger et peut-être aussi par le cardinal Tisserand. Ce qui est sûr, c’est qu’il aurait couru des risques physiques ; d’ailleurs, il y eut des coups de feu dans la cathédrale. Surtout chez les communistes et dans les milieux de gauche, on reprochait au cardinal d’avoir rempli ses obligations de métropolitain de Paris et d’Île-de-France en présidant les obsèques de Philippe Henriot, ministre de propagande de Pétain assassiné par des résistants. De Gaulle, mieux renseigné, ne tardera pas à le recevoir.

Cela dit, pour en revenir à ceux qui réclamaient des têtes, ce sont à peu près 65 évêques dont « la retraite » était exigée. Mais De Gaulle prenait son temps, parce que les communistes n’avaient pas encore désarmé. Pour le nonce Valerio Valeri, à qui il n’avait rien à reprocher sinon d’avoir représenté la Saint-Siège auprès d’un gouvernement illégitime, il demanda le départ immédiat, non sans avoir produit, à la demande de Pie XII, un document attestant que la justice française n’avait rien à lui reprocher. Le Général lui remettra en privé les insignes de Grand-Croix de La Légion d’Honneur en décembre 1944. Le nouveau nonce Angelo Roncalli arriva juste à temps pour présenter les vœux au chef du gouvernement provisoire en janvier 1945, et c’est lui qui hérita du dossier des « mises à la retraite ».

Ce n’est qu’avec Vincent Auriol, le nouveau président de la République, qu’il traita la question, puisque De Gaulle s’était retiré n’acceptant pas la nouvelle Constitution. Auriol avait hérité de Léon Blum la sympathie pour la pape et le clergé catholique, l’indulgence aussi pour les fautes politiques, surtout quand il n’y avait pas crimes de sang. C’est ainsi qu’il gracia de nombreux condamnés des tribunaux d’épuration ! De plus, s’établît entre le président et le Nonce une solide amitié. Il dut n’y avoir au final que trois mises à la retraite. Et crée cardinal en fin de nonciature, le nonce demanda à Pie XII de renouveler pour Vincent Auriol le privilège des rois de France : la remise de la barrette de cardinal. Cela se fera le 15 janvier 1953 à l’Elysée. Le président déclara en privé que cet instant avait été l’un des plus émouvants de son septennat. Je vis l’évènement au cinéma « aux actualités », je me souviendrai toujours du grand silence ému de la salle.

Revenu aux affaires en 1958, De Gaulle fit réaménager à ses frais la chapelle de l’Elysée. Il s’intéressa, à la manière de nos anciens rois, à l’élection du pape, à la mort de Pie XII, et fit savoir aux cardinaux français que son candidat était le cardinal Roncalli, qui fut élu sous le nom de Jean XXIII. Ensuite, à la mort de ce pape, il fit voter pour le cardinal Montini qui devint Paul VI. On sentait que quelque chose changeait en France dans les relations Église / État, surtout dans les relations entre le gouvernement français et le Saint-Siège. Les choses furent plus complexes avec l’épiscopat français, mais je ne souhaite pas entrer dans le détail de ces questions, elles font partie d’une période de ma vie sur laquelle j’estime devoir être discret pour des raisons morales, puisque j’ai été mêlé à la « chose publique » dès la fin du mandat de Georges Pompidou, le dernier, avec monsieur Edouard Balladur, à avoir été fidèle aux vues du Général. Je signalerai simplement la création de l’instance de Matignon, structure dont Edouard Balladur eut l’idée quant il exerça les fonctions de Premier ministre de Français Mitterrand et qui fut officialisée en 2002.

Cette commission était co-présidée par le Premier ministre et le nonce apostolique. Chacun dès vice-présidents était accompagné des ministres et évêques de son choix. Et pour les évêques, le président de la conférence des évêques de France et l’archevêque de Paris étaient membres de droit. Cette instance de dialogue reprenait l’esprit traditionnel des relations de l’État français avec le Saint-Siège, en prenant en compte l’existence de la loi de 1905. Elle devrait être utilisée souvent et peut-être améliorée pour le bien de tous.

 

 

1) Maxime Du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle, tome II, Éditions Hachette, p. 118

2) Maxime Du Camp, op cité, p. 144

3) Père Michel Viot, Il y a quelque chose de pourri au royaume de France, Éditions Via Romana, pp. 180-181

4) Jean-Félix Bujadoux, « Le projet Thiers-Duphaure du 19 mai 1873, un projet inachevé de syncrétisme constitutionnel », in Jus politicum, No. 22

5) Journal des Débats du 5 mai 1877, pp. 5-6 du fichier numérisé

6) Christophe Bellon, Aristide Briand, CNRS Éditions, p. 87

7) Yves Chiron, Benoît XV, Éditions Perrin, p. 130

8 Yves Chiron, op cité, p. 133

9) Yves Chiron, op cité, p. 143

10) François Georges Dreyfus, 1917 l’année des occasions perdues, Éditions de Fallois

11) Yves Chiron, op cité, p. 220

12) Christian Sorrel, « Le Saint-Siège, la République et les catholiques français, 1918-1924 », in Revue historique du Saint Siège, Librairie éditrice Vaticana 2020

13) Christophe Bellon, op cité, p. 299

14) Gérard Bardy, « Charles le catholique », in De Gaulle et l’Église, Éditions Plon, p. 185

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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