Née de la Pentecôte, l’Église avance à travers l’histoire pour conduire les fidèles vers la Béatitude éternelle. Bien au-delà de sa structure hiérarchique, doctrinale et liturgique, elle parvient à sa plénitude là où des chrétiens ont mené, à l’image du Christ, une vie exemplaire jusqu’à la fin. Ils ont alors accompli le commandement : « à l’exemple du Dieu saint qui vous a appelés, devenez saints, vous aussi, dans toute votre conduite » (1 Pierre 1, 15). Selon quels critères une vie peut-elle être reconnue universellement comme exemplaire ? L’Église en a progressivement défini les jalons.
Liturgie, images, sculptures, hagiographie témoignent de l’attachement des fidèles aux saints. Leur culte naît de celui des martyrs, morts pour leur foi au IIe siècle après Jésus-Christ : l’inscription dans les martyrologes et les premiers calendriers romains au IVe siècle témoignent publiquement de leur sainteté, fêtée dans les églises. Des autels sont élevés sur leurs tombeaux.
La vénération populaire n’attend pas la canonisation officielle pour honorer ses saints : omniprésents dans la vie quotidienne, les saints protègent, guérissent, opèrent des miracles, relient la terre au ciel et les fidèles sollicitent leur intervention auprès de Dieu. On fait appel à eux pour lutter contre la peste, guérir les brûlures, les écrouelles, pour protéger les récoltes ou pour obtenir une grâce.
Dévotions spontanées
Le mot de « canonisation » date du XIe siècle : les évêques procédaient alors à une canonisation en organisant la translation du corps du défunt mort « en odeur de sainteté » jusque dans une chapelle ou une église où la relique était vénérée : elle devient alors l’objet d’un culte public, autour duquel se développe parfois un pèlerinage.
Les dévotions spontanées, anarchiques, prennent une telle extension que le bénédictin Guibert de Nogent se plaint au début du XIIe siècle de voir des saints nouveaux surgir de partout ! Pour éviter les abus des églises locales, la papauté se réserve alors le droit de canoniser (inscrire au canon des saints) par un bref de 1234 : au siècle suivant, le titre de sanctus est réservé aux seuls canonisés ; mais pour ratifier un culte local, le titre de beatus est alors accordé aux « bienheureux » qui n’ont pas reçu la reconnaissance officielle.
On a tenté de mesurer la demande collective adressée aux saints en comptabilisant les fidèles participant aux processions des Rogations, processions très suivies dans le monde rural pour demander à Dieu l’intervention des saints et la protection des fruits de la terre : la procession de la cathédrale d’Aoste jusqu’au village de Saint-Christophe au XVIe siècle s’échelonnait sur environ six kilomètres, honorant et invoquant 149 saints ! Ces rites n’ont cessé de s’accroître, leur recension devenant plus précise. En Normandie au milieu du XIXe siècle, une liste de saints invoqués comprenait 317 noms et la Bretagne n’avait rien à lui envier. Une étude pour le Mezzogiorno italien a noté pour patronages favoris en premier celui de Marie, puis de Nicolas de Bari, de saint Roch, de saint Michel, de saint Antoine de Padoue. Les saints rythment la vie collective, en particulier les saisons, et se popularisent au point que leurs paroles se transforment en proverbes. Les théologiens s’efforcent de contrôler les pseudo-miracles et de combattre les abus : les doutes de Thomas réclamant de toucher les plaies de Jésus-Christ ont été plus utiles à la foi que bien des usages, qui ne sont parfois que paganisme inspiré par le démon.
Luther et les saints
Luther a hésité sur la place des saints dans la célébration liturgique. Parmi les 41 thèses du Réformateur, condamnées par la bulle Exsurge Domine de 1520, aucune ne vise l’intercession des saints. Le temps des humanistes n’est plus celui du Moyen Âge et Luther se contente d’abord d’exprimer ses réserves en critiquant l’appel superstitieux à certains saints comme saint Sébastien, saint Valentin ou saint Christophe, plutôt que faire confiance à Dieu. Il s’indigne davantage de la pratique des indulgences reposant en partie sur « les mérites surérogatoires des saints », mérites qui bénéficient aux chrétiens et s’achètent, enrichissant ainsi le trésor de l’Église : Dieu pardonne gratuitement, la foi sauve et la seule médiation est celle du Christ. Par la voix de Melanchthon, la Confession d’Augsbourg en 1530 invite les chrétiens à « garder la mémoire des saints » dans la liturgie de la Parole afin de prendre pour exemple leurs bonnes œuvres ; mais sans fondement scripturaire, l’intercession des saints et leur invocation sont écartées.
Et cependant par-delà ces règles, la réalité est plus complexe. Si Luther critique les légendes dorées qui entourent les saints, il y reconnaît la ferveur des chrétiens et les saints restent des modèles. L’Histoire des Martyrs de l’Église ancienne (1502-1572), relatée par le protestant Jean Crespin, est citée par les prédicateurs, largement répandue par les colporteurs, et l’ouvrage figure dans les foyers aux côtés de la Bible. La Réforme catholique de son côté tient compte des excès. Répondant aux virulentes critiques, le concile de Trente rappelle en 1563 la valeur exemplaire des « saints patrons » et s’efforce d’épurer les cultes en retranchant les légendes et récits apocryphes. Saint Ignace de Loyola, saint François Xavier, sainte Thérèse d’Avila, saint Charles Borromée archevêque de Milan, suscitent aussitôt après leur mort une dévotion populaire enthousiaste, qui devient rapidement un véritable culte avant même que l’Église ait déclaré leur sainteté en 1622.
Le réveil spirituel et moral de l’Église, son zèle apostolique éclairent le siècle à venir. Une doctrine des saints plus exigeante relie la communion des saints à l’enseignement de saint Paul sur le corps mystique du Christ. Les saints sont à la fois des amis et des avocats. La critique historique de la vie des saints donne lieu à des biographies très documentées, que rassemblent les Acta sanctorum sous la direction du jésuite Jean Bolland à partir de 1635. La sainteté n’est pas une légende merveilleuse mais un don permanent de Dieu à son peuple.
La canonisation juridique, un parcours du combattant
Avec le pape Sixte Quint et la création de la congrégation des Rites en 1587, la canonisation prend sa forme juridique. Un processus rigoureux et lent, fixé en 1625 par le pape Urbain VIII, impose plusieurs étapes : une instruction conduite par le tribunal du diocèse où est mort le candidat, puis une révision de la procédure locale par la congrégation des Rites, et enfin l’introduction officielle de la cause à Rome, avec contrôle des écrits du défunt et enquête sur l’héroïcité de ses vertus. De multiples témoins sont alors entendus. Un « avocat du diable » a charge de passer au crible un dossier qui ne doit rien devoir à une légende hagiographique. En 1634, Urbain VIII place un obstacle supplémentaire en écartant les demandes concernant un homme ou une femme ayant déjà donné lieu à un culte non autorisé.
Étape difficile à franchir, la béatification fait désormais l’objet d’un procès. Sont examinés l’orthodoxie, les vertus et les miracles du serviteur de Dieu. Béatifié, celui-ci peut alors être honoré d’un culte public, mais à l’intérieur de certaines limites, diocèse, pays, ordre religieux, tandis que le saint, lui, a droit à un culte universel.
Plus tardive, la « canonisation équipollente », codifiée au XVIIIe siècle, permet au pape de canoniser un personnage vénéré depuis longtemps pour ses vertus, à condition qu’il ait été considéré saint par des historiens dignes de foi, et réputé pour l’accomplissement de prodiges. Beaucoup de saints, comme le populaire saint Roch invoqué contre la peste au XVe siècle, ne deviendront vraiment saints canoniquement que beaucoup plus tard.
Des Modèles
La procédure de canonisation s’est aujourd’hui simplifiée. La congrégation des Rites, dissoute en 1969, a été remplacée par la congrégation pour les causes des Saints, à son tour simplifiée en 1983 par le pape Jean-Paul II, sous le pontificat duquel les béatifications et canonisations ont été nombreuses. L’importance des miracles (deux au lieu de quatre) s’est allégée au profit de la sainteté de vie et du rayonnement spirituel. Certaines canonisations ont eu droit à un processus accéléré, comme celle de Thérèse de Lisieux morte en 1897, béatifiée en 1923 et canonisée en 1926. Il faut que cinq années séparent le décès du candidat et la déclaration de sainteté.
Il y a beaucoup de façons d’être saint, moines, évangélisateurs, mystiques, prédicateurs, missionnaires, humbles curés de campagne, laïcs ou religieux du monde entier. D’un siècle à l’autre, les modèles surgissent ou changent. Le Moyen Âge chrétien a exalté l’esprit de pauvreté. Quelques femmes, Brigitte de Suède (+ 1373), Catherine de Sienne (+1380) ont été canonisées, mais tout comme les laïcs, elles sont restées rares. C’est au XVIIe siècle qu’est enregistré le plus grand nombre de miracles, en particulier des miracles de guérison. Le XXe siècle n’a pas manqué de saints : durant la Seconde Guerre Mondiale, la carmélite Edith Stein et le franciscain Maximilien Kolbe ont vécu jusqu’au martyre l’héroïcité des vertus. D’autres comme Mère Térésa ont choisi la pauvreté auprès des déshérités.
Au XXIe siècle, de nombreuses canonisations ont été prononcées, celles du pape Jean-Paul II en 2014, de Mère Térésa en 2015, du pape Paul VI en 2018, du père de Foucauld en 2022 : ils font partie de nos nouveaux saints. Le pape François a autorisé plus de mille béatifications dans une trentaine de pays différents. L’Église a toujours besoin de saints. Nous ne sommes plus « des gens de passage » disait saint Paul aux Ephésiens, mais « des concitoyens des saints ».
Sabine Melchior-Bonnet
Bibliographie
- Brown, Le Culte des saints, Paris, Le Cerf, 1994.
- Delumeau, Rassurer et protéger, Fayard, 1989.
Histoire des Saints et de la sainteté chrétienne, Hachette 1987, sous la direction de Francesco Chiovaro, Jean Delumeau, André Mandouze, Bernard Plongeron, Pierre Riché, Claude Savart et André Vauchez.
- Rezeau, Les Prières aux saints en France à la fin du Moyen Age, Droz, (2 vol.), 1982-1983
- Vauchez, La Sainteté à la fin du Moyen Age en Occident, Ecole française de Rome, 1981