L’enfant Jésus parmi les docteurs de la Loi (Véronèse, 1560), Musée du Prado, Madrid © Wikimedia

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Regards sur l’évolution du droit de la bioéthique à la lumière de Veritatis splendor (III)

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« Le problème des sources de la moralité et de certaines théories éthiques »

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1- Propos introductifs – Dans Veritatis splendor, saint Jean Paul II livre un enseignement qui compte parmi les nombreux trésors de l’Église et dans lequel il est bon de puiser pour comprendre ce qu’est l’agir moral, l’éthique et ses rapports à la vérité, la vocation de l’Église dans le monde et le bien moral. Veritatis splendor peut également être reçu comme une source d’inspiration pour comprendre comment, pourquoi et avec quelles conséquences le processus d’élaboration du droit de la bioéthique, bien que qualifié d’éthique s’agissant de certains principes et certaines règles, tient à distance la question du bien moral et de la vérité.

Comme nous l’avons indiqué précédemment, la méthodologie consiste à prendre comme “assises”, des enseignements de l’encyclique, afin de les mettre en relation avec des exemples tirés du processus de révision de la loi relative à la bioéthique qui a conduit à la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique.

Le premier enseignement retenu concernait les racines religieuses de la question de l’action moralement bonne. Quelle place dans le processus légal de révision de la loi relative à la bioéthique ? (v. 1re partie).

Le deuxième enseignement donnait à s’interroger sur la « dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité ». Quelles résonances dans l’évolution du droit de la bioéthique ? (v. 2e partie).

Le troisième enseignement concerne le problème des sources de la moralité et de certaines théories éthiques. Quels éclairages sur certaines tendances actuelles au sein du modèle français bioéthique ?

 

2- Veritatis splendor – Le problème des « sources de la moralité » et certaines théories éthiques. Quels éclairages sur certaines tendances actuelles au sein du modèle français bioéthique ?

Le pape Jean Paul II, à partir de l’évangile du jeune homme riche (Mt 19, 16-22), envisage le problème des « sources de la moralité » : est-ce l’objet même des actes humains, l’intention du sujet ou les circonstances, et en particulier les conséquences, qui doivent retenir l’attention ? 1

« La question initiale du dialogue entre le jeune homme et Jésus : “Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ?” (Mt 19, 16) met immédiatement en évidence le lien essentiel entre la valeur morale d’un acte et la fin ultime de l’homme. Dans sa réponse, Jésus corrobore la conviction de son interlocuteur : l’accomplissement d’actes bons, exigés par Celui qui “seul est le Bon”, constitue la condition indispensable et la voie de la béatitude éternelle : “Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements” (Mt 19, 17). La réponse de Jésus et la référence aux commandements manifestent aussi que la voie qui mène à cette fin est marquée par le respect des lois divines qui sauvegardent le bien humain. Seul l’acte conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie. »

Veritatis splendor revient donc sur la doctrine de l’objet : « L’élément primordial et décisif pour le jugement moral est l’objet de l’acte de l’homme, lequel décide si son acte peut être orienté au bien et à la fin ultime, qui est Dieu. »2 L’encyclique présente également « certaines théories éthiques, appelées « téléologiques », qui « se montrent attentives à la conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l’agent et avec les valeurs qu’il admet »3 pour souligner en définitive que : « Ces théories ne peuvent se réclamer de la tradition morale catholique ».4

 

3- Quels ponts peuvent être établis entre d’un côté, certains courants de pensées éthiques en théologie morale et de l’autre côté, le fonctionnement du modèle français de bioéthique ? Quels éclairages sur la montée en puissance d’une éthique biomédicale qui entend s’intéresser aux conséquences soulevées par les avancées technologiques, et non à une conception fondamentale de la personne ?

En premier lieu, la réflexion menée par des théologiens sur « la méthode de découverte de la norme morale » n’est pas si éloignée de la pensée juridique qui est un langage empreint d’un caractère normatif et contraignant.5 Aussi, n’est-t-il pas étonnant que la lecture de Veritatis splendor puisse éclairer le droit, a fortiori lorsque le champ d’étude a pour objet le droit de la bioéthique qui se situe à la croisée du droit et de l’éthique.  L’objectif visé par Van Rensselaer Potter en 1971, à qui est attribuée la paternité du droit de la bioéthique, était « de faire émerger une élite dont l’objectif sera d’influer sur les législations, de s’imposer comme un interlocuteur des gouvernants sur toutes les questions relatives aux problèmes de société posés par le développement de la science biomédicale »6. La singularité du modèle français bioéthique a eu pour effet de faire émerger une langue commune, distincte des autres langages concernés au premier chef.7 C’est par la bouche du « magistère bioéthique »8 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé qu’a pu se forger un « corpus bioéthique », lequel n’est à proprement parler ni scientifique, ni juridique, ni philosophique, ni théologique. Constitué principalement des avis du comité, ce « corpus bioéthique » sert de point d’appui à l’action politique dans le cadre de révision des règles juridiques.9 S’agissant de la révision de la loi relative à la bioéthique qui a conduit à la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021, le CCNE a émis un avis n°12910 ; il a également, conformément à la mission qui lui est attribuée par le législateur,11 organisé des états généraux de la bioéthique.12 L’essoufflement du fonctionnement actuel du modèle légal bioéthique est néanmoins avéré : le non-respect de certains principes par le CCNE  lors de la consultation publique en 2018 est, par exemple, un signal fort13, le calendrier législatif en pleine période de pandémie, en est un autre.

 

4- En second lieu, le fonctionnement du système légal de bioéthique met en œuvre une conception de l’éthique appliquée à la biomédecine. Comment la caractériser ? L’analyse de l’avis précité n°129 laisse entrevoir que c’est une éthique formelle qui est prônée et appliquée actuellement.14 Le CCNE met en avant l’importance de la méthode, de la démarche dialogique et du pragmatisme de nature à « intégrer en temps réel les avancées scientifiques, technologiques et sociétales qui affectent le domaine de la santé et des sciences de la vie ».15 L’avis n° 129 souligne encore l’importance d’organiser des débats dans la société civile et à l’échelle internationale : « Le dialogue et l’écoute, la délibération collective, le croisement de regards différents, sont autant de démarches consubstantielles de la réflexion éthique, mises également en pratique à l’échelle européenne et internationale […] ».16 L’opinion d’une majorité des membres du comité citoyen ou l’expression du souhait de la majorité des membres du CCNE sur telle ou telle thématique est encore mise en avant.17

Cette acception de l’éthique formelle n’est pas sans conséquences concrètes dommageables. La simple référence qu’une majorité ou qu’une minorité de membres aient une opinion favorable ou défavorable – sans justification, s’agissant des orientations morales de fond – est somme toute sommaire, eu égard à la gravité des problématiques envisagées (génome humain, expérimentation sur les embryons, assistance médicale à la procréation, intelligence artificielle, etc).  Il parait donc indispensable de faire évoluer cette méthodologie en prenant pour point de départ l’objet des normes éthiques, ce qui nous ramène – soit dit en passant – à la source de la moralité et à l’encyclique Veritatis splendor. C’est bien à partir de l’objet de tel ou tel principe éthique, par exemple celui énoncé à l’article 16 du code civil relativement à la « primauté de la personne », qu’il convient d’examiner si telle ou telle avancée technique est conforme aux valeurs défendues par le législateur français, ce qui oblige à réactualiser, à approfondir la conception fondamentale de la personne.

 

5- A ce constat d’une éthique formelle, il convient d’ajouter qu’une attention toute particulière est prêtée aux conséquences résultant des avancées scientifiques : « La bioéthique constitue ainsi, non une éthique appliquée au vivant, mais une éthique appliquée aux conséquences soulevées par les progrès des sciences et techniques de la vie et de la santé », selon le CCNE.18 L’objectif annoncé est de « repenser la notion même de progrès dans une optique de partage et de co-développement, non comme un frein, mais pour anticiper les conséquences potentielles des avancées des sciences et des techniques ».19

Un lien peut ici être établi avec les théories éthiques « téléologiques », en particulier le « conséquentialisme », théorie qui « entend définir les critères de la justesse d’un agir déterminé à partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l’exécution d’un choix. »20 Ce type de théories, est-il précisé dans Veritatis splendor, « peuvent acquérir une certaine force de persuasion par leur affinité avec la mentalité scientifique, préoccupée à juste titre d’ordonner les activités techniques et économiques en fonction du calcul des ressources et des profits, des procédés et des effets. »21

De manière très concrète, lors de son audition par la Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique, le directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, a pu expliquer comme la « plasticité », entendue comme la capacité humaine à pouvoir s’adapter à des situations nouvelles (par ex. l’enfant qui est né à l’issue d’une assistance médicale à la procréation, d’une gestation pour autrui), ne justifie pas le bien-fondé d’une action. Et le Père Saintôt de préciser : « Nous n’avons pas, en France, une vision conséquentialiste de l’éthique, puisque nous nous appuyons sur de grands principes comme la dignité, la liberté, la fraternité. »22 Ainsi, la justification par des enquêtes d’opinions qui établissent l’absence de conséquence négative en lien avec telle ou telle avancée technologie est impropre à justifier moralement que cette dernière est éthique.

 

6- En définitive, une démarche éthique authentique présuppose de prendre en considération comme point de départ, l’objet même des principes éthiques énoncés par le législateur, et non les conséquences attachés aux progrès technologiques, sauf à vouloir considérer le droit et l’éthique comme des instruments souples au service d’une régulation économique et politique des intérêts en présence. Car enfin, le législateur français a bien établi des principes éthiques en lien avec une « anthropologie de référence »,23 celle dévoilée pendant des siècles par l’éthique chrétienne, porteuse de valeurs universelles et d’espérance et justifiée par « la fin ultime de l’homme », Dieu : « primauté de la personne », protection contre « toute atteinte à la dignité », « respect de l’être humain dès le commencement de sa vie », respect du « corps humain », y compris après la mort.

En conclusion finale, l’analyse des divers rapports, avis, débats, discussions qui ont pu avoir lieu, dans l’espace public, à l’occasion de la révision de la loi relative à la bioéthique a été éclairée par la lecture de l’encyclique Veritatis splendor. Cela a permis de nourrir la réflexion, de regarder les évolutions du droit de la bioéthique, avec espérance, et de voir dans le dialogue entre le droit et la théologie, un chemin fructueux.

Céline Bloud-Rey, maître de conférences (droit privé).

 

1) VS n°74.

2) VS n°79.

3) VS n°74.

4) VS n°76.

5) VS n°75.

6) Binet J.-R., Droit de la bioéthique, LGDJ, coll. Manuel, 2017, n° 6, p. 17.

7) Bloud-Rey C., « La tour de Babel, réflexions autour de l’élaboration des règles de bioéthique » in Une approche renouvelée des Humanités, Mélanges en l’honneur du doyen Didier Guével, LGDJ, 2021, p.11.

8) L’expression est du Père B. Saintôt, « Jusqu’où assister médicalement la procréation ? Les réponses paradoxales des avis du CCNE », Études, 2017/9 (Septembre), p. 36. DOI : 10.3917/etu.4241.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-9-page-33.htm

9) Article L1412-1 du code de la santé publique : « Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé a pour mission de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ou par les conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine.

Le comité exerce sa mission en toute indépendance. »

10) Contribution du Comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi bioéthique, sept. 2018, avis n° 129.

11) Article L1412-1-1 du code de la santé publique.

12) « États généraux de la bioéthique 2018 », Rapport de synthèse du CCNE, opinions du comité citoyen, juin 2018.

13) Rapport au nom de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques relatif à l’évaluation, en application de l’article L. 1412-1-1 du Code de la santé publique, du rapport de synthèse du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé à la suite du débat public organisé sous forme d’états généraux préalablement à la révision de la loi de bioéthique par M. J.-F. Eliaou, député, et Mme A. Delmont-Koropoulis, sénatrice, 2018-2019, en date du 9 juillet 2019, passim.

14) Rappr. Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, préf. Mgr R. Minnerath, Cerf, 2009, [7] et [8].

15) V. avis n° 129 du CCNE, p. 4.

16) V. avis n° 129 du CCNE, p. 157.

17) Par ex. V. avis n° 129 du CCNE, p. 65, p.121, p.127, p.128, p.129, 134.

18) V. avis n° 129 du CCNE, p. 35.

19) V. avis n° 129 du CCNE, p. 33.

20) VS n°75.

21) VS n°76.

22) Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique mercredi 7 novembre 2018 (Présidence de M. Xavier Breton, président de la Mission) La Mission d’information de la conférence des présidents sur la révision de la loi relative à la bioéthique procède à l’audition du RP Bruno Saintôt s.j., directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, p.12.

23) L’expression est du Père B. Saintôt, « Jusqu’où assister médicalement la procréation ? Les réponses paradoxales des avis du CCNE », Études, 2017/9 (Septembre), p. 39. DOI : 10.3917/etu.4241.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-9-page-33.htm

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