Deuxième partie de l’entretien avec le P. Marcelo Bravo Pereira, théologien, philosophe et spécialiste de la théologie de Jean Daniélou
À l’occasion du 50e anniversaire de la mort du célèbre théologien et cardinal Jean Daniélou, ZENIT a déjà publié la première partie d’un entretien avec l’un de ses spécialistes, le prêtre chilien des Légionnaires du Christ, Marcelo Bravo. Dans cette deuxième et dernière partie, le professeur de théologie à l’Athénée pontifical Regina Apostolorum évoque la vie personnelle du cardinal, les circonstances de sa mort et une lecture de ces événements par l’interviewé.
Permettez-moi de vous poser une question à laquelle il n’est peut-être pas facile de répondre. Nous savons que le cardinal Daniélou est mort dans des conditions un peu ambiguës. Cinquante ans plus tard, que pouvons-nous savoir sur sa mort ?
Après cinquante ans, nous avons encore des incertitudes et aussi quelques questions. Nous savons avec certitude que le cardinal Daniélou a été retrouvé mort dans un appartement à Paris, la chambre d’une escorte – comme nous l’appellerions aujourd’hui – connue sous le nom de Mimi Santoni. Nous devons également exclure avec certitude que le cardinal se soit rendu chez elle pour avoir des relations sexuelles avec elle. La chronologie des faits a été établie avec précision et il n’est pas possible d’accepter des explications malveillantes. Le cardinal est entré dans la maison et s’est effondré à la porte, tombant à genoux et se frappant la tête sur le sol. Selon le témoignage de Mimi, Daniélou venait lui donner de l’argent pour payer l’avocat de son mari qui venait d’être emprisonné.
La première nouvelle qui s’est répandue était qu’il était mort dans la rue, alors qu’il était avec des amis. Mais quelques jours plus tard, Le Canard enchaîné, journal satirique, révèle les « véritables » circonstances de sa mort. Le scandale est servi sur un plateau d’argent !
A l’occasion du 50ème anniversaire de sa mort, je me suis rendu à Paris pour faire des recherches dans les archives des Jésuites et rencontrer ses disciples. Plus je recueillais d’éléments, plus je me rendais compte de la difficulté d’établir les motifs qui l’avaient conduit à l’appartement de la rue Dulong. D’une part, la conduite publique du Cardinal était irréprochable. Ses disciples, dont certains que j’ai pu contacter personnellement, m’ont assuré de la simplicité, de la douceur et de la disponibilité du cardinal. Il n’avait pas de filtre, pas d’arrière-pensée. Il était dévoué aux autres… De plus, sa capacité de travail était exceptionnelle, il était littéralement partout ! Son rythme était effréné, d’une conférence à l’autre, d’une célébration liturgique à l’autre. Il est difficile d’admettre qu’il ait eu le temps de mener une double vie.
En revanche, nous savons que le cardinal, surtout dans les dernières années de sa vie, consacrait une partie de son temps à l’apostolat auprès de ce que nous appellerions aujourd’hui les « périphéries existentielles ». Les rares personnes qui connaissaient cette facette du cardinal ont pris sa défense, reconnaissant qu’il s’agissait d’un véritable apostolat. Après sa mort, plusieurs prostituées ont pu témoigner avoir rencontré le cardinal. Il leur a parlé, les a interrogées sur leur vie, sur les raisons qui les avaient conduites à la prostitution, et a même célébré un baptême. Aucune d’entre elles n’a affirmé avoir eu des relations intimes avec lui. Mimi Santoni a dit la même chose, tout en reconnaissant qu’une relation très étroite s’était développée entre eux deux, basée sur l’admiration et une profonde affection. Fidèle à cette admiration et au souvenir du Cardinal, Mimi a refusé jusqu’à ce jour de faire des déclarations publiques. Certains médias lui ont promis de fortes sommes d’argent en échange d’une interview, ils ont même promis de faire un film. Elle n’a rencontré que la petite-nièce de Daniélou, qui a écrit un livre en 1996. Elle a récemment réécrit un roman dans lequel elle donne plus de détails et fait des aveux plus croustillants, mais il y a des contradictions avec sa version de 1996 et, s’agissant d’un roman, il n’est pas possible d’établir l’objectivité des faits.
Finalement, seul Dieu sait ce qui s’est réellement passé ce jour-là…
Qu’en pensez-vous ?
Qu’un prêtre puisse être emporté par l’amour humain me semble tout à fait compréhensible, je n’écarte donc pas l’hypothèse d’une défaillance. Cela me donne une grande liberté dans mes recherches. Je suis prêtre, je vis parmi les prêtres, j’écoute les secrets des prêtres et je ressens ce que les prêtres ressentent… Parfois, les gens attendent beaucoup de leurs ministres. Surtout des bons prêtres. La bonté et le zèle apostolique d’un prêtre, son dévouement total au ministère, ne le rendent pas insensible à la beauté de l’amour humain, surtout s’il s’agit d’un prêtre « au grand cœur » !
N’oublions pas que rien ne complète mieux un homme qu’une femme, et vice versa. Toute la théologie du corps de Jean-Paul II en témoigne. L’attirance pour les femmes est une chose naturelle et bonne chez l’homme, et ceux qui ont prononcé des vœux religieux, comme nous, ont toujours cette tendance dans leur cœur. Notre choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre ce qui est « très bon » (cf. Genèse) et ce qui est parfait. De plus, je douterais de l’équilibre psychologique d’un prêtre qui ne serait jamais attiré par les femmes. Un vieux et saint prêtre nous a avoué un jour qu’il était tombé amoureux plusieurs fois dans sa vie. Le journal de Thomas Merton est très illustratif, car lui aussi est tombé amoureux de sa jeune infirmière. La question est de savoir comment le prêtre doit réagir à cette situation.
Mon hypothèse provisoire est qu’à la fin de sa vie – nous ne savons pas à partir de quand – Daniélou, volontairement ou non, a essayé de vivre ce que l’on appelait à l’époque la « troisième voie », comme un moyen terme entre la continence parfaite et le mariage. Cette « troisième voie » a été remise en question par l’Église et le Père Arrupe lui-même, général des Jésuites, l’a interdite à ses religieux. Certains jésuites célèbres sont entrés dans cette voie, Rahner et Teilhard de Chardin, par exemple.
Aujourd’hui, il n’est pas si étrange qu’une amitié existe entre un prêtre et une femme. Elle est saine parce qu’elle est normale dans la vie de tout être humain, mais avant le Concile il y avait un style de formation qui tombait facilement dans la répression plutôt que dans l’oblation : la femme ne devait même pas être regardée dans les yeux. En vertu de cette « troisième voie », Daniélou aurait pu faire entrer cette femme dans l’intimité de son cœur, avec laquelle il aurait établi une complicité affective inconnue jusqu’alors. Jusqu’où est allée cette affection ? Je pense que l’on peut croire Mimi Santoni dans ce qu’elle dit.
Enfin, je ne sais pas si Daniélou a été plus ou moins fidèle à ses vœux. Il a certainement été téméraire – c’est une caractéristique de sa vie – et a « dépassé les bornes » comme on dit aujourd’hui. Et c’est précisément à ce moment-là que Dieu l’a appelé. Sa mort, le plus grand dénuement de l’homme, a remis en question toute sa vie, son apostolat, son dévouement aux âmes et sa production théologique. Il ne peut en être ainsi. On ne se souviendra pas de Daniélou pour ce moment ponctuel et ultime, mais pour tout le bien qu’il a fait aux âmes et à l’Église. C’est aussi pourquoi je crois que le cardinal Daniélou mérite que, cinquante ans après sa mort, son héritage théologique et ecclésial puisse être offert à l’Église. Au-delà de sa mort, ce qui nous intéresse, c’est sa vie et l’héritage qu’il nous a laissé.