Mille ans de bonheur
Le monde souffre et oscille entre peurs et espérance. Quelle que soit la forme qu’ils prennent, les malheurs s’égrènent tout au long de l’histoire, guerres, épidémies, séismes, cataclysmes, famine, pauvreté, et ils n’épargnent personne. En même temps cohabite avec la souffrance la lumière d’un paradis à venir et d’une éternité de bonheur.
Dès le premier siècle de l’ère chrétienne, le retour glorieux du Christ est attendu comme tout proche : « Nous qui serons encore là pour l’avènement du Seigneur », écrivait saint Paul (1 Thessalonicien 4, 15). Cette conviction très forte parcourt les milieux chrétiens pendant plusieurs siècles, transmise à travers le livre de l’Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament rédigé autour de 90.
Satan enchaîné
Le livre de l’Apocalypse reprend un thème déjà présent dans les prophéties d’Isaïe, Ezéchiel ou Daniel. Il a été attribué à Jean, ou à quelques compagnons de son entourage – d’autres hypothèses sont également formulées aujourd’hui.
Interprétée littéralement, l’Apocalypse (20, 1-6) annonce la catastrophe qui doit s’abattre sur le monde après la mort du Christ, persécutions et déportations, et elle assure qu’à cette effroyable époque de dévastation succèderont mille années de bonheur où « la Bête » (Satan) sera enchaînée par un ange du ciel, où les saints martyrs reprendront vie aux côtés du Christ et où les justes, comblés de biens, jouiront du bonheur dans un royaume dont Jérusalem sera la capitale resplendissante. Puis, après ces mille ans de bonheur, Satan retrouvera pour peu de temps son pouvoir. Le combat final achevé, viendront la Résurrection générale, le Jugement dernier et la fin du monde.
L’Apocalypse, « Révélation des secrets divins », a voulu redonner force et courage aux martyrs et chrétiens persécutés sous l’empereur romain Domitien (81-96). Les mille ans de bonheur – le mot de millénarisme ne surgit que beaucoup plus tard, sans doute au XVIIe siècle – semblent avoir entretenu une réelle espérance dès les premiers temps, en particulier dans les communautés de l’Asie mineure. Aux siècles suivants, saint Irénée en Gaule (+ 202 à Lyon), Tertullien en Afrique, le rhéteur Lactance, saint Jérôme au IVe siècle et bien d’autres ont partagé la même espérance dans le retour glorieux du Christ pour un règne terrestre et d’une Jérusalem nouvelle, cité des élus.
Un âge d’or
Les pères de l’Église ont émis cependant des réserves et abandonné une lecture littérale de l’Apocalypse, soucieux surtout d’exhorter les chrétiens à bien se conduire. Pour Origène et Denis d’Alexandrie, le retour du Christ doit être interprété spirituellement. Pour saint Augustin, père de l’Église latine, c’est l’incarnation du Fils de Dieu et sa résurrection qui préludent à cette ère de bonheur, ère d’abord spirituelle où le nombre 1000, nombre parfait, a une valeur symbolique. Le livre de l’Apocalypse, dans la lumière de l’interprétation d’Augustin, est reconnu comme texte canonique par l’Église d’Occident au Ve siècle. L’Église, prudente, se garde de toute prédiction et elle invite les fidèles à résister aux épreuves du temps présent et à travailler à leur conversion.
Le langage et l’imagerie apocalyptiques vont longtemps occuper une place importante dans le discours chrétien. Un moine né en Calabre en 1132, Joachim de Flore, divise le temps en trois grandes périodes : l’ère préchrétienne, ère du Père ; l’ère chrétienne, l’ère du Fils où dominent les clercs ; et l’ère du Saint-Esprit où un nouvel ordre monastique et la vie contemplative rayonneront dans le monde. Joachim de Flore croit que le bonheur va advenir sur terre avant d’advenir au ciel ; sa parole largement diffusée au siècle suivant par les Franciscains répond aux angoisses du temps et touche directement les laïcs.
Avec le temps qui passe, les convictions faiblissent et s’estompent. L’An Mil n’avait suscité aucun drame ni bouleversement particulier. Les visions millénaristes n’entraînent généralement que des mouvements marginaux : mouvements d’abord pacifiques, qui deviennent parfois belliqueux et même révolutionnaires. La plupart sont animés par l’espoir d’une époque transitoire de mille ans de paix, sans pauvreté, sans maladie, où les biens seront partagés entre tous. Leur popularité, subversive, inquiète l’Église.
En Angleterre, la prédication de Wyclif (+ 1384) accuse le pape Urbain VI d’être un Antéchrist et il convainc les « Lollards » qu’un nouvel Eden est proche. Jean Hus, prédicateur tchèque (+ 1415), veut rendre à l’Église sa pureté primitive et il annonce la fin du monde pécheur : parmi ses fidèles, ils sont nombreux à croire au « retour imminent du Christ et à la vengeance qu’il va exercer », assurés que « les élus ressusciteront dès à présent dans leur corps » (Chronique hussite, 1414-1421) ; ils se réfugient dans les montagnes et annoncent la fin de toutes les oppressions, ils s’appelleront les « Taborites » en souvenir du mont Tabor. Au siècle suivant, Thomas Müntzer (+ 1525) en Souabe déclare que l’Empire Romain Germanique est le dernier empire terrestre : inspiré par la splendeur de l’Église primitive, il veut hâter la justice voulue par le Créateur dans un régime théocratique. Quant à Jean de Leyde (+ 1536) et Jean Matthys (+ 1534), ils se présentent à Münster aux Pays-Bas comme Enoch et Elie revenus parmi les hommes et ils réclament de tout partager.
Le monde est-il sur sa fin ?
Les aspirations millénaristes continuent discrètement à influencer le monde chrétien jusqu’au XVIIe siècle. Elles croisent une autre conviction, plus répandue, surtout propagée dans les milieux culturels des dirigeants : la fin du monde est proche, sans passage par une époque intermédiaire de bonheur. Des fléaux se sont abattus sur l’Europe entre 1348 à 1440, entraînant terreur et impuissance et annonçant les derniers temps.
Les cataclysmes se succèdent alors pendant un siècle. La peste s’installe en France, au jour de la Toussaint de l’an 1347, lorsque douze galères génoises venues de la Crimée mouillent dans le port de Marseille, apportant avec leurs marchandises une épouvantable épidémie ; la « peste noire » se répand, foudroyante, durant l’été 1348 et elle touche en France les deux tiers de la population, puis atteint l’Angleterre, s’accompagnant de pillages et de violences populaires.
Famines, irruption des loups, sorcellerie, guerre de Cent ans, folie de Charles VI : les épreuves sont interprétées comme une punition divine et entretiennent la présence obsédante de la mort. La chrétienté n’est-elle pas en train d’éclater ? Le grand schisme de 1378 déchire l’Église jusqu’en 1417, laissant coexister trois papes concurrents. La chute de Constantinople en 1453 est comparable à la chute de Rome au Ve siècle, la menace turque s’aggrave. On guette les signes dans le ciel, les comètes, les prodiges, la conjonction des planètes. On attend les secours de Dieu et on pense à la fin du monde. Les « savants » s’appuient sur des chiffres bibliques pour calculer la date de la venue du Messie et la durée de la terre.
Urgence est aux chrétiens de se repentir et à l’Église de se réformer. Luther (1483-1546) a de terribles pressentiments (Propos de table), sa génération verra la fin du monde et il annonce en 1520 que « le dernier jour est aux portes » ; l’imprimerie permet alors une importante diffusion de ses œuvres. Le temps presse et la naissance de la Réforme protestante se place dans cette atmosphère d’intense attente et d’angoisses eschatologiques qui règnent particulièrement en Allemagne et précipitent la scission d’avec l’Église. Disciple de Luther, Melanchthon à son tour insiste : « Le jour du jugement n’est pas loin » (Commentaire sur le livre des Révélations, 1555). La nature s’essouffle et Dieu a fait preuve de patience. Entre 1536 et 1541 Michel Ange peint pour la chapelle Sixtine un dramatique scène du Jugement dernier.
Que ton règne vienne
L’imminence de la fin du monde et l’espérance millénariste imprègnent la chrétienté : l’une et l’autre semblent avoir moins pesé en pays catholique qu’en pays protestant. S’appuyant sur saint Augustin et le livre XX de la Cité de Dieu, les théologiens romains s’efforcent de montrer qu’aucun calcul ne permet de dater la fin du monde et de connaître l’heure du jugement dernier. Mais l’imagination se bride difficilement, et après la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, certains vont jusqu’à penser que le paradis terrestre s’établirait aux Amériques. D’autres écrivent des ouvrages utopiques comme Thomas More (L’Utopie, 1516) ou Campanella (La Cité du soleil, 1602) et se complaisent à préfigurer leur vision de la cité parfaite.
L’espérance millénariste, historique, s’est progressivement dévitalisée à la fin du XVIIe siècle. En se laïcisant, elle nourrit aux XVIIIe et XIXe siècles une confiance terrestre dans le progrès et l’avenir de la science. Elle joue encore aujourd’hui un rôle dans certains groupes religieux d’Amérique, les Mormons, les Témoins de Jéhovah, les adventistes.
La constitution dogmatique du concile Vatican II signée par le pape Paul VI exprime avec clarté la joie du salut : « Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité, nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos […] L’attente de la terre nouvelle, loin d’affaiblir en nous le souci de la terre présente, doit plutôt la réveiller » (Gaudium et Spes, 1965). Le règne de Dieu a commencé. En Jésus, le royaume de Dieu est une réalité vivante, à la fois présente et à venir.
Sabine Melchior-Bonnet
Bibliographie
Jean Delumeau, A la recherche du paradis, Fayard, 2010
La Peur en Occident (XIVe -XVIIIe siècles), Fayard, 1978
André Paul, Aujourd’hui l’Apocalypse, Cerf, 2020
Joseph Ratzinger, La Mort et l’Au-delà, Fayard, 1979 et 1994