Alors que l’humanité, au bord d’un « équilibre fragile », est « beaucoup plus divisée qu’unie », les responsables religieux ont un « rôle spécifique » à jouer, en l’encourageant et en l’aidant « à naviguer de concert », a affirmé le pape François dans le 2ème discours de son voyage apostolique à Bahreïn, devant les participants au « Forum de Bahreïn pour le dialogue ».
Le pape s’est rendu sur la Place Al-Fida’ du Palais Royal de Sakhir, ce vendredi matin 4 novembre, pour la clôture du « Forum de Bahreïn pour le dialogue : Orient et Occident pour la coexistence humaine ». François a invité à relever « trois défis : « la prière, l’éducation et l’action ». La première, a-t-il dit, « touche le cœur de l’homme », la seconde concerne « son esprit » et la troisième « ses forces ».
« L’ouverture du cœur au Très-haut », « fondamentale » pour purifier l’homme et en faire un témoin de « la dignité infinie » de chacun, suppose « une prémisse indispensable » qui est la liberté religieuse, a affirmé le pontife. « Accorder des permissions » et « reconnaître la liberté de culte » ne suffisent pas, a insisté le pape ; « il faut atteindre la vraie liberté de religion ».
François a plaidé pour une éducation « ouverte aux défis et sensible aux changements culturels », « attentive à l’histoire et à la culture d’autrui », « curieuse » et prédisposant à « habiter la crise sans céder à la logique du conflit ». « Il ne suffit pas de se dire tolérants », a-t-il poursuivi, mais « il faut vraiment faire de la place à l’autre, lui donner des droits et des opportunités ».
Dire des “non” « avec force » au « blasphème de la guerre et à l’utilisation de la violence » et traduire ces “non” « dans la pratique », « avec cohérence » : voilà ce à quoi est appelé « l’homme religieux », a déclaré le pape, pour qui il ne suffit pas de « dire qu’une religion est pacifique, il faut condamner et désigner les violents qui abusent de son nom » ; il ne suffit pas de « prendre ses distances avec l’intolérance et l’extrémisme, il faut agir dans le sens contraire ».
Voici la traduction du discours du pape François :
Majesté,
Altesses Royales,
cher Frère, Docteur El-Tayyeb, Grand imam d’Al-Azhar,
cher Frère Bartholomée, Patriarche œcuménique
distinguées Autorités religieuses et civiles,
Mesdames et Messieurs,
Je vous salue cordialement, et je vous suis reconnaissant pour l’accueil que j’ai reçu ainsi que pour la réalisation de ce Forum de dialogue organisé sous le patronage de Sa Majesté le Roi du Bahreïn. C’est de ses eaux que ce pays tire son nom. Le mot Bahreïn évoque, en effet, “deux mers”. Nous pensons aux eaux de la mer qui mettent en contact les terres et en communication les personnes, reliant des peuples éloignés. « Ce que la terre divise, la mer unit », dit un vieil adage. Et notre planète Terre, quand on la regarde d’en haut, ressemble à une vaste mer bleue qui relie différents rivages. Cela nous rappelle du ciel que nous sommes une seule famille : non pas des îles, mais un seul grand archipel. C’est ainsi que le Très-Haut nous veut, et ce pays, un archipel de plus de trente îles, symbolise bien ce désir.
Pourtant, nous vivons une époque où l’humanité, connectée comme jamais elle ne l’a été auparavant, est beaucoup plus divisée qu’unie. Le nom “Bahreïn” peut nous aider à réfléchir encore : les “deux mers” dont il parle se réfèrent aux eaux douces de ses sources sous-marines et aux eaux saumâtres du Golfe. De même, nous nous trouvons aujourd’hui face à deux mers aux saveurs opposées : d’une part la mer calme et douce de la coexistence commune, d’autre part la mer amère de l’indifférence, endeuillée par les affrontements et agitée par des vents de guerre, avec ses vagues destructrices toujours plus tumultueuses qui risquent d’emporter tout le monde. Et, malheureusement, l’Orient et l’Occident ressemblent de plus en plus à deux mers opposées. Nous, au contraire, nous sommes ici réunis parce que nous voulons naviguer sur la même mer, en choisissant la voie de la rencontre plutôt que celle de l’affrontement, la voie du dialogue indiquée par ce Forum : « Orient et Occident pour la coexistence humaine ».
Suite à deux terribles guerres mondiales, suite à une guerre froide qui a tenu le monde en haleine pendant des décennies, au milieu de tant de conflits désastreux partout dans le monde, au milieu d’intonations accusatrices, de menaces et de condamnations, nous sommes toujours sur le bord d’un équilibre fragile et nous ne voulons pas sombrer. Un paradoxe nous frappe : alors que la plus grande partie de la population mondiale se trouve unie par les mêmes difficultés, frappée par de graves crises alimentaires, écologiques et pandémiques, et aussi par une injustice planétaire de plus en plus scandaleuse, des puissants se concentrent dans une lutte résolue pour des intérêts partisans, en exhumant des langages obsolètes, en redessinant des zones d’influence et des blocs opposés. On a l’impression d’assister à un scénario dramatiquement enfantin : dans le jardin de l’humanité, au lieu de soigner l’ensemble, on joue avec le feu avec des missiles et des bombes, avec des armes qui provoquent des pleurs et des morts, en recouvrant la maison commune de cendres et de haine.
Telles seront les amères conséquences tant que l’on continuera à accentuer les oppositions sans redécouvrir la compréhension, tant que l’on persistera dans l’imposition résolue de ses modèles et de ses visions despotiques, impérialistes, nationalistes et populistes, tant que l’on ne s’intéressera pas à la culture de l’autre, tant que l’on n’écoutera pas le cri des gens ordinaires et la voix des pauvres, tant que l’on ne cessera pas de distinguer de manière manichéenne qui est bon et qui est mauvais, tant que l’on ne s’efforcera pas de se comprendre et de collaborer pour le bien de tous. Ces choix s’offrent à nous. Dans un monde globalisé, c’est seulement en ramant ensemble que l’on avance, tandis qu’on part à la dérive en naviguant seul.
Sur la mer orageuse des conflits gardons devant les yeux le Document sur la Fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence pacifique dans lequel une rencontre féconde entre Occident et Orient est souhaitée, précieuse pour guérir les maladies de chacun[1]. Nous sommes ici, croyants en Dieu et dans les frères, pour repousser “la pensée isolante”, cette façon de voir la réalité qui ignore la mer unique de l’humanité pour se concentrer uniquement sur ses propres courants. Nous désirons que les querelles entre Orient et Occident soient résolues pour le bien de tous, mais sans détourner l’attention d’un autre fossé qui grandit constamment et dramatiquement, le fossé entre le Nord et le Sud. Que l’émergence des conflits ne fasse pas perdre de vue les tragédies latentes de l’humanité, comme la catastrophe des inégalités où la plupart des personnes qui peuplent la terre font l’expérience d’une injustice sans précédent, la plaie honteuse de la faim et le malheur du changement climatique, signe du manque de soins envers la maison commune.
Sur ces thèmes débattus ces jours-ci, les responsables religieux ne peuvent pas ne pas s’engager et donner le bon exemple. Nous avons un rôle spécifique à jouer et ce Forum nous offre une opportunité supplémentaire à cet égard. Il est de notre devoir d’encourager et d’aider l’humanité, autant interdépendante que déconnectée, à naviguer de concert. Je voudrais donc exposer trois défis qui apparaissent dans le Document sur la Fraternité humaine et dans la Déclaration du Royaume du Bahreïn, sur lesquels on a réfléchi ces jours-ci. Ils concernent la prière, l’éducation et l’action.
Tout d’abord la prière, qui touche le cœur de l’homme. En fait, les drames que nous subissons et les déchirures dangereuses que nous subissons, « les déséquilibres qui travaillent le monde moderne, sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme » (Gaudium et spes, n. 10). C’est là que se trouve la racine. Et donc, le plus grand danger ne réside pas dans les choses, dans les réalités matérielles, dans les organisations, mais dans l’inclination de l’être humain à s’enfermer dans l’immanence de son moi, de son groupe, de ses intérêts mesquins. Ce n’est pas un défaut de notre époque, cela existe depuis que l’homme est homme et, avec l’aide de Dieu, il est possible d’y remédier (cf. Lett. enc. Fratelli tutti, n. 166).
C’est pourquoi la prière, l’ouverture du cœur au Très-Haut, est fondamentale pour nous purifier de l’égoïsme, de la fermeture, de l’autoréférence, du mensonge et de l’injustice. Celui qui prie reçoit la paix dans son cœur et ne peut qu’en devenir le témoin et le messager ; et inviter, avant tout par l’exemple, ses semblables à ne pas devenir les otages d’un paganisme qui réduit l’être humain à ce qui se vend, s’achète ou amuse, mais à redécouvrir la dignité infinie que chacun porte comme une empreinte. L’homme religieux, l’homme de paix, c’est celui qui, cheminant avec les autres sur la terre, les invite avec douceur et respect à lever le regard vers le Ciel. Et il porte dans sa prière, comme l’encens qui monte vers le Très-Haut (cf. Ps 141, 2), les fatigues et les épreuves de tous.
Mais, pour que cela puisse avoir lieu, une prémisse est indispensable : la liberté religieuse. La Déclaration du Royaume du Bahreïn explique que « Dieu nous a orientés vers le don divin de la liberté de choix » et ainsi « aucune forme de contrainte religieuse ne peut conduire une personne à une relation significative avec Dieu ». Toute contrainte est indigne du Tout Puissant, car Il n’a pas donné le monde à des esclaves mais à des créatures libres qu’il respecte jusqu’au bout. Engageons-nous alors pour que la liberté des créatures reflète la liberté souveraine du Créateur, pour que les lieux de culte soient protégés et respectés, toujours et partout, et que la prière soit favorisée et jamais entravée. Mais il ne suffit pas d’accorder des permissions et de reconnaître la liberté de culte, il faut atteindre la vraie liberté de religion. Et non seulement chaque société, mais chaque croyance est appelée à s’examiner sur ce sujet. Elle est appelée à se demander si elle oblige de l’extérieur ou bien libère de l’intérieur les créatures de Dieu ; si elle aide l’homme à repousser les rigidités, la fermeture et la violence ; si elle accroît chez les croyants la vraie liberté, qui ne consiste pas à faire ce dont on a envie et ce qui plaît, mais à se disposer pour le bien en vue duquel nous avons été créés.
Si le défi de la prière concerne le cœur, le deuxième, l’éducation, concerne essentiellement l’esprit de l’homme. La Déclaration du Royaume du Bahreïn affirme que « l’ignorance est ennemie de la paix ». Il est vrai que, là où les possibilités d’instruction font défaut, les extrémismes augmentent et les fondamentalismes s’enracinent. Et, si l’ignorance est ennemie de la paix, l’éducation est amie du développement, pourvu qu’il s’agisse d’une instruction vraiment digne de l’homme en tant qu’être dynamique et relationnel. Elle n’est donc pas rigide ni monolithique, mais ouverte aux défis et sensible aux changements culturels ; non pas autoréférentielle ni isolante, mais attentive à l’histoire et à la culture d’autrui ; non pas statique mais curieuse, pour embrasser des aspects divers et essentiels de l’unique humanité à laquelle nous appartenons. Cela permet, en particulier, d’entrer au cœur des problèmes sans prétendre avoir la solution et résoudre de manière simple des problèmes complexes, mais avec la disposition à habiter la crise sans céder à la logique du conflit. La logique du conflit nous conduit toujours à la destruction. La crise nous aide à penser et à mûrir. Il est en effet indigne de l’esprit humain de croire que les raisons de la force l’emportent sur la force de la raison, d’utiliser des méthodes du passé pour des questions présentes, d’appliquer les schémas de la technique et de la rentabilité à l’histoire et à la culture de l’homme. Il est nécessaire de s’interroger, d’entrer en crise et de savoir dialoguer avec patience, respect et dans un esprit d’écoute ; d’apprendre l’histoire et la culture d’autrui. C’est ainsi que l’on éduque l’esprit de l’homme, en nourrissant la compréhension mutuelle. Parce qu’il ne suffit pas de se dire tolérants, il faut vraiment faire de la place à l’autre, lui donner des droits et des opportunités. C’est une mentalité qui commence par l’éducation et que les religions sont appelées à soutenir.
Concrètement, je voudrais souligner trois urgences éducatives. Premièrement, la reconnaissance de la femme dans le domaine public, dans l’instruction, dans le travail, dans l’exercice de ses droits sociaux et politiques (cf. Document sur la Fraternité humaine). En cela, comme dans d’autres domaines, l’éducation est la voie pour s’émanciper d’héritages historiques et sociaux contraires à cet esprit de solidarité fraternelle qui doit caractériser celui qui adore Dieu et aime le prochain.
Deuxièmement, la défense des droits fondamentaux des enfants (ibid.), pour qu’ils grandissent instruits, assistés, accompagnés, non pas destinés à vivre dans les morsures de la faim et dans les remords de la violence. Éduquons, et éduquons-nous, à regarder les crises, les problèmes, les guerres, avec les yeux des enfants : ce n’est pas de l’angélisme naïf mais une sagesse clairvoyante, car ce n’est qu’en pensant à eux que le progrès se reflétera dans l’innocence plutôt que dans le profit, et contribuera à construire un avenir à mesure de l’homme.
L’éducation qui commence au sein de la famille se poursuit dans le contexte de la communauté, du village ou de la ville. C’est pourquoi je tiens à souligner, en troisième lieu, l’éducation à la citoyenneté, au vivre ensemble, dans le respect et dans la légalité. Et, en particulier, l’importance même du « concept de citoyenneté », qui « se base sur l’égalité des droits et des devoirs ». Il faut s’engager en ce sens afin que l’on puisse « établir dans nos sociétés le concept de pleine citoyenneté et renoncer à l’usage discriminatoire du terme minorités, qui porte avec lui les germes du sentiment d’isolement et d’infériorité ; il prépare le terrain aux hostilités et à la discorde et prive certains citoyens des conquêtes et des droits religieux et civils, en les discriminant » (ibid.).
Nous arrivons ainsi au dernier des trois défis, celui qui concerne l’action, nous pourrions dire les forces de l’homme. La Déclaration du Royaume du Bahreïn enseigne que « lorsque l’on prêche la haine, la violence et la discorde, on désacralise le nom de Dieu ». L’homme religieux rejette cela, sans aucune justification. Avec force il dit “non” au blasphème de la guerre et à l’utilisation de la violence. Et il traduit avec cohérence, dans la pratique, ces “non”. Car il ne suffit pas de dire qu’une religion est pacifique, il faut condamner et désigner les violents qui abusent de son nom. Et il ne suffit pas non plus de prendre ses distances avec l’intolérance et l’extrémisme, il faut agir dans le sens contraire. « Pour cela, il est nécessaire d’interrompre le soutien aux mouvements terroristes par la fourniture d’argent, d’armes, de plans ou de justifications, ainsi que par la couverture médiatique, et de considérer tout cela comme des crimes internationaux qui menacent la sécurité et la paix mondiale. Il faut condamner ce terrorisme sous toutes ses formes et ses manifestations » (Document sur la Fraternité humaine), y compris le terrorisme idéologique.
L’homme religieux, l’homme de paix, s’oppose aussi à la course au réarmement, aux affaires de la guerre, au marché de la mort. Il ne soutient pas “des alliances contre quelqu’un”, mais des voies de rencontre avec tous : sans céder à des relativismes ou à des syncrétismes d’aucune sorte, il suit une seule voie, celle de la fraternité, du dialogue, de la paix. Ce sont là ses “oui”. Parcourons, chers amis, cette voie : élargissons notre cœur à nos frères, avançons dans le sur un chemin de connaissance réciproque. Nouons entre nous des liens plus forts, sans duplicité et sans peur, au nom du Créateur qui nous a placés ensemble dans le monde comme gardiens de nos frères et sœurs. Et, si certains puissants négocient entre eux pour des intérêts, de l’argent et des stratégies de pouvoir, montrons qu’une autre voie de rencontre est possible. Possible et nécessaire, car la force, les armes et l’argent ne coloreront jamais l’avenir de paix.
Rencontrons-nous donc pour le bien de l’homme, et au nom de Celui qui aime l’homme dont le Nom est Paix. Promouvons des initiatives concrètes pour que le chemin des grandes religions soit toujours plus concret et constant, qu’il soit une conscience de paix chacun ! Et j’adresse ici à chacun un pressant appel pour que soit mis fin à la guerre en Ukraine et que de sérieuses négociations de paix soit engagées.
Le Créateur nous invite à agir, spécialement en faveur de trop de ses créatures qui ne trouvent pas encore assez de place dans les agendas des puissants : les pauvres, les enfants à naître, les personnes âgées, les malades, les migrants… Si nous, qui croyons au Dieu de miséricorde, nous n’écoutons pas les pauvres et ne donnons pas de voix aux sans-voix, qui le fera ? Soyons de leur côté, œuvrons pour secourir l’homme blessé et éprouvé ! Ce faisant, nous attirerons sur le monde la bénédiction du Très-Haut. Qu’Il éclaire nos pas et unisse nos cœurs, nos esprits et nos forces (cf. Mc 12, 30), afin qu’à l’adoration de Dieu corresponde l’amour concret et fraternel du prochain : pour être ensemble des prophètes de coexistence, artisans d’unité, constructeurs de paix. Merci.
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[1] « L’Occident pourrait trouver dans la civilisation de l’Orient des remèdes pour certaines de ses maladies spirituelles et religieuses causées par la domination du matérialisme. Et l’Orient pourrait trouver dans la civilisation de l’Occident beaucoup d’éléments qui pourraient l’aider à se sauver de la faiblesse, de la division, du conflit et du déclin scientifique, technique et culturel. Il est important de prêter attention aux différences religieuses, culturelles et historiques qui sont une composante essentielle dans la formation de la personnalité, de la culture et de la civilisation orientale ; et il est important de consolider les droits humains généraux et communs, pour contribuer à garantir une vie digne pour tous les hommes en Orient et en Occident » (Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence pacifique, 4 février 2019).
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