Madeleine Delbrêl (1904-1964), DP

Madeleine Delbrêl (1904-1964), DP

La Civiltà Cattolica : le « voyage-éclair » à Rome de Madeleine Delbrêl (3/4)

Pour construire l’Église il faut « faire de la place à Dieu »

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Dans le numéro de La Civiltà cattolica de juillet 2021, Diego Fares parle du « voyage-éclair » que fit la mystique française Madeleine Delbrêl (1904-1964) à Rome.

Il évoque aussi sa spiritualité de la « brèche » où Dieu, « un Seigneur qui est du côté de la vie », peut entrer.

Voici notre traduction de ce long article de la revue jésuite en quatre volets, les 9, 10, 11 et 12 septembre 2021.

AK

N. B. Les citations en italiques sont traduites de l’italien et ne représentent donc pas les paroles originales des livres français cités.

Pour construire une Eglise plus aimable et plus aimante (3/4)

Une Église qui « se construit »

Un fait singulier dans la vie de Madeleine aide à comprendre sa conception de l’Église. En 1952 elle fit un voyage éclair à Rome, pour aller prier sur la tombe de Pierre. Elle avait manifesté à ses compagnes son besoin de prier pour la Mission de France. Elle était convaincue que les prêtres ouvriers perdaient le fondement de la prière et elle avait senti la nécessité d’accomplir un pèlerinage à Rome, d’aller prier sur la tombe de saint Pierre. Elle voulait le faire pour demander que la grâce de l’apostolat qui avait été donnée à la France ne soit pas perdue, mais qu’elle reste dans l’unité et qu’elle soit reconnue et renforcée par l’Église. Cependant, quelqu’un lui fit remarquer qu’il pouvait être coûteux de se rendre à Rome seulement pour quelques heures à Saint-Pierre.

Cette même semaine, une amie sud-américaine de Madeleine, qui avait rendu visite à sa communauté, n’ayant pas réussi à acheter des fleurs qu’elle aurait voulu donner à la communauté, acheta un billet de loterie. Elle le laissa sur la table et personne n’en fit cas, jusqu’à ce que l’on découvre qu’il s’agissait d’un billet gagnant. Et qu’il valait la somme nécessaire pour le voyage de Madeleine! De sorte qu’elle voyagea deux jours et deux nuits, passa 12 heures quasi interrompues en prière auprès de saint Pierre – à cœur perdu… et à perdre cœur – et retourna dans son pays. Et au cours de ces heures d’aventure elle ne soupçonnait pas qu’un certain Jean Guéguen l’attendait à la gare de Termini, ce 6 mai 1952, avec une invitation à une audience de Pie XII.

Dans la préface de sa biographie de Madeleine, Guéguen raconte qu’en mars 1952 une amie de Madeleine, connue de passage à Rome, lui avait écrit en lui demandant d’accueillir Madeleine qui allait arriver dans la Ville Éternelle. Guéguen alla la chercher à la gare, mais comme il n’était pas en mesure de la reconnaître, ils ne purent se rencontrer [14]. De retour chez lui, Jean mit l’invitation à l’audience papale dans une enveloppe et l’envoya à Madeleine à l’adresse d’Ivry. Quand la destinataire la reçut, elle écrivit une lettre d’excuses au Pape. Ainsi commença son amitié avec Jean Guéguen [15]. L’année suivante, il l’aida à obtenir un entretien avec le Pontife. Nous pouvons lire cette histoire comme un exemple de la distance temporelle qui existe entre l’action de l’Esprit dans le cœur d’un humble membre du peuple fidèle de Dieu et ce qu’il réalise dans l’appareil officiel de l’Église hiérarchique. L’aspect intéressant n’est pas la distance, mais le bon esprit avec lequel le vécut la principale intéressée. Dans son livre « Nous autres, gens des rues », Madeleine raconte qu’elle était allée à Rome pour prier et non pas pour demander des «lumières», mais certaines choses se sont imposées à elle avec la force d’une mission [16]. La première était que Jésus avait beaucoup parlé de la puissance de l’Esprit Saint et de son action dans l’Église, jusqu’à dire qu’il la bâtirait sur Pierre, qui allait devenir comme une pierre. «Pierre : une pierre à qui il a été demandé d’aimer». « Le Christ a voulu que l’Église ne soit pas seulement quelque chose de vivante, mais quelque chose d’édifié »[17].

Cette révélation, qui s’impose avec clarté, sur la volonté du Christ que l’Église ne soit pas seulement vivante mais aussi «construite», résonne dans toutes les dimensions et les actions de la vie de Madeleine. Nous en mettons quatre en relief. Tout d’abord, pour construire l’Église il faut « faire de la place à Dieu ». Pas nécessairement une grande place : il suffit de laisser une brèche ouverte, par laquelle il puisse entrer dans notre vie. Deuxièmement : pour construire l’Église il faut s’installer. Pas n’importe où et encore moins partout mais là justement où l’Esprit Saint a ouvert la brèche. Nous avons parfois confondu l’esprit de mission auprès de tous les peuples avec la conquête du monde entier, tandis qu’il y a des lieux où il faut rester et d’autres où nous devons secouer la poussière de nos sandales, au moins jusqu’au moment favorable. En troisième lieu, pour construire l’Église il faut aller en profondeur, et cela doit être fait avec la prière et avec la conversion. Enfin, pour construire l’Église il faut inclure tout le monde.

La brèche : permettre à Dieu de se faire de la place

Pour construire l’Église, il faut permettre au Seigneur de trouver de la place. Des années plus tard Madeleine se souvient : «“A vingt ans je fus littéralement ‘éblouie par Dieu’; ce que j’ai trouvé en Lui je ne l’avais trouvé nulle part ailleurs. C’est l’abbé Lorenzo qui, pour moi, a fait exploser l’Évangile… Il est devenu non seulement le livre du Seigneur vivant, mais le livre du Seigneur à vivre”»[18].

Madeleine découvre un Seigneur qui est du côté de la vie. Un Dieu qui ne refuse pas la danse, la poésie, la musique, la littérature, le théâtre, la philosophie, etc. A présent qu’elle voit la vie de cette façon, chaque minute acquière une importance unique. Grâce à l’abbé Lorenzo, Dieu a ébloui Madeleine, et l’Évangile fait son chemin dans sa vie non pas comme une lumière venue d’en-haut dans l’obscurité d’un bois, mais comme une lumière qui «explose», comme une onde lumineuse qui se répand du dedans au dehors. Ainsi Madeleine concevra la mission du chrétien comme celle de donner la vie et la santé à celui qui ne les a jamais eues ou qui ne les a plus. Elle affirme : «Mais si même les chrétiens doivent recevoir la Grâce en eux-mêmes, prier et souffrir afin que l’évangélisation du monde soit efficace, afin que les pécheurs soient sauvés, cela ne peut pas les dispenser d’être, chacun sur sa frontière qu’il partage avec le non croyant = brèche pour l’Évangile »[19].

Le fait de recevoir la grâce en soi est en tension avec le fait d’être brèche afin que la grâce arrive aux autres. Il ne s’agit pas seulement de «devenir» éclairé par l’Évangile, mais aussi d’être «brèche» pour faire passer cette lumière aux autres. Et il faut non seulement la transmettre, mais il faut aussi discerner où elle est déjà à l’œuvre : «Discerner dans chacun ce qui est Lumière, même fragmentaire, même faussée, savoir qu’il est difficile d’arracher l’ivraie sans arracher le bon grain. Mettre en chacun de plus en plus de bon grain sans s’occuper de l’ivraie. Respecter chacun, ne pas salir son idéal à l’occasion de ses désenchantements ou de ses rancœurs. Ne pas se battre contre le mal puisqu’il n’est pas, mais mettre de la vie à sa place »[20].

© Traduction de Zenit

[14].    Cf. J. Guéguen, Madeleine Delbrêl. Una mistica nel mondo, Milano, Massimo, 1997, 6-8.

[15].    « Jean devint l’homme de confiance et le facilitateur des contacts tout le temps où il fut à Rome puis durant les années qui suivirent. Il vint fréquemment au 11 rue Raspail, à Ivry, et il devint un familier des « Équipes Madeleine Delbrêl », bien après la mort de celle-ci, le 13 octobre 1964. » (G. François, «Décès du père Jean Guéguen, premier postulateur de la cause en béatification de Madeleine Delbrêl», in Église catholique en Val-de-Marne [https://bit.ly/36qm5R7).

[16].    Cf. J. Guéguen, Madeleine Delbrêl, cit., 19

[17].    M. Delbrêl, Noi delle strade, cit., 134-136.

[18].    Cf. D. Rocchetti, «Madeleine Delbrêl, una donna di fuoco», cit.

[19].    M. Delbrêl, «Lettre du 18 avril 1951 au père J. Loew», in Id., Insieme a Cristo per le strade del mondo, vol. 2: Corrispondenza 1942-1952, Milano, Gribaudi, 2008, 167.

[20].    Ibid, 176 s.

© Traduction de Zenit

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