Le pape n’est pas allé en Irak seul, « c’est l’Eglise qui est allée là-bas avec lui, auprès de ses martyrs », affirme le cardinal Fernando Filoni, dans un entretien à Zenit au retour du voyage apostolique (5-8 mars 2021).
Le grand maître de l’Ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, qui faisait partie de la délégation papale au pays du Tigre et de l’Euphrate, revient sur cet événement historique qui « peut donner naissance à une nouvelle page dans les relations interethniques, intertribales, interreligieuses, et politiques ».
Celui qui a été nonce apostolique dans le pays (2001-2006), et qui a écrit un livre sur l’histoire de l’Eglise en Irak, rend hommage à tous les chrétiens qui sont « restés là » : « Malgré toutes les violences, les difficultés, les problèmes d’eau, d’électricité, de téléphone, ils sont là… Je vois qu’ils continuent à croire qu’un avenir est possible. »
A la rencontre d’Ur, à la source d’Abraham, outre les nombreux représentants officiels de diverses religions, était présente une famille juive, révèle-t-il, en appuyant : « La réalité hébraïque, sur la Terre d’Abraham, n’a pas été oubliée. Tandis que jusqu’à hier, entre monde musulman et monde juif, il y avait presque une opposition, à présent il y a une disponibilité. Ce sont de tout petites graines, mais comme toutes les petites graines, elles grandiront. »
Le cardinal Filoni a été également préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, de 2011 à 2019. Il avait été envoyé en Irak pour représenter personnellement le pape François en 2014.
Zenit – Eminence, comment avez-vous vécu ce voyage dans la délégation papale ?
Cardinal Fernando Filoni – Je retiens surtout deux sentiments. D’abord, j’ai été un témoin. Il y avait en moi une attente, depuis des années, depuis que j’avais vu ce pays détruit par la guerre et ses conséquences. Il y avait aussi une attente chez les chrétiens irakiens, qui espéraient un geste fort du pape, depuis que j’étais venu sur place comme son délégué en 2014. Je suis témoin de ce moment si important, de leur joie, à laquelle j’ai pris part. En second lieu, j’ai un sentiment d’espérance : cette terre a été une terre de conflits infinis, politiques, militaires, religieux… que l’on pourrait qualifier de « conflits de suprématie ». Je suis profondément heureux qu’une autre perspective ait été donnée aux relations, non plus dans une tension entre majorité et minorité mais en appuyant sur le dialogue, le respect, la dignité. Cela peut donner naissance à une nouvelle page dans les relations interethniques, intertribales, interreligieuses, et politiques.
Une image que vous garderez dans votre cœur ?
Je pense d’abord à Ur (la rencontre interreligieuse auprès de la Maison d’Abraham, ndlr), pas seulement parce que c’était un désir de Jean-Paul II de s’y rendre. Il n’était pas facile de rassembler des responsables de diverses religions, qui jusqu’alors vivaient des tensions, et de se laisser tous interroger par la même parole, proclamée dans un lieu significatif pour tous. Cela restera une image de « Une » pour les relations interreligieuses, pour le symbole qu’elle représente pour le monothéisme.
Une deuxième image qui me restera en mémoire : à Bagdad, l’expérience du martyre dans la cathédrale syro-catholique. Celui qui a vu les scènes de violence de 2010, sait que ce moment du voyage a été le plus délicat, sur une blessure qui ne se guérit pas facilement. L’Irak a porté tant d’autres martyrs, silencieux, que j’ai connus… Le pape n’est pas allé là-bas seul, c’est l’Eglise qui est allée là-bas avec lui, auprès de ses martyrs.
La prière à Mossoul (pour les victimes des guerres, ndlr) a été une autre image extraordinaire, avec une dimension biblique si l’on se souvient de la destruction de Ninive, réactualisée dans la destruction de cette cité, des églises, des temples, des mosquées… je garde aussi l’image de l’enthousiasme des gens de Qaraqosh, de leur joie de revivre après avoir été réduits à « un néant ».
Qu’est-ce qui a changé depuis vos années de nonce apostolique ?
D’un point de vue extérieur, quand on arrivait à l’aéroport de Bagdad ces années-là, c’était terrible : il y avait les signes évidents des bombardements. Aujourd’hui la route se présente accueillante, avec des fontaines, de la végétation. J’ai vu des signes de destruction, mais aussi de nouvelles constructions ; il me semble que la ville retrouve une certaine normalité. Les nombreux jeunes ont montré un désir d’être protagonistes, même dans leurs expressions de protestation. C’est une chose nouvelle, très belle, dont même le gouvernement s’aperçoit.
Avez-vous pu renouer avec d’anciennes connaissances ?
De façon parfois un peu fugace, j’ai rencontré de nombreuses personnes que j’avais connues à l’époque, et que j’ai revues avec plaisir. J’ai été très touché par le fait qu’ils soient « restés là », malgré toutes les violences, les difficultés, les problèmes d’eau, d’électricité, de téléphone, ils sont là. Il y a eu tant de joie dans tous ces moments où je les ai recroisés, et je reçois encore des messages de tous ceux avec qui j’ai pu échanger, ne serait-ce qu’un regard parfois. Je vois qu’ils continuent à croire qu’un avenir est possible. J’ai vécu une rencontre particulièrement émouvante : en 2001, quand je suis arrivé à Bagdad comme nonce, j’y ai trouvé les Missionnaires de la charité, qui accueillaient une trentaine d’enfants gravement handicapés. Parmi eux, il y avait une fille à peine-née, sans bras, avec un regard très vif. Je l’ai vue grandir jusqu’à mon départ en 2006, et l’ai retrouvée à présent, jeune fille de 20 ans en fauteuil roulant, que le pape a saluée en entrant dans la cathédrale syro-catholique. « Je te connais depuis que tu es toute petite », lui ai-je dit, « je suis heureux de te revoir ». Nous avons échangé, elle parle l’anglais. Cela a été très touchant pour moi de voir qu’en dépit des limites de son handicap, elle apporte la richesse de son être, là où elle vit.
Avez-vous échangé aussi avec des responsables religieux ?
J’ai salué certains responsables présents à Ur, nous avions peu de temps et parfois la langue était un obstacle… mais le seul fait de leur présence était un message. Côte à côte, chiites, sunnites, mandéens, chrétiens… il y avait aussi une famille juive, je veux le souligner, cela n’a pas été dit. Dans l’une des rencontres du Kurdistan irakien également, un juif couvert d’une kippa a salué le pape. La réalité hébraïque, sur la Terre d’Abraham, n’a pas été oubliée. Tandis que jusqu’à hier, entre monde musulman et monde juif, il y avait presque une opposition, à présent il y a une disponibilité. Ce sont de tout petites graines, mais comme toutes les petites graines, elles grandiront.
Pendant ce voyage, quel écho avez-vous eu de la part du pape ?
Un moment où nous nous sommes croisés, il m’a dit : « J’ai lu votre livre ». Cela m’a fait plaisir, parce que je crois que mon livre sur l’Eglise en Irak a été un élément de référence pour connaître la vie, l’histoire, les drames, la beauté de cette Eglise présente depuis toujours en Mésopotamie. J’imagine que pour le pape, cela a été le voyage le plus significatif de son pontificat : ce n’était pas seulement un voyage pastoral pour nos fidèles qui avaient besoin de soutien, mais un voyage au cœur du monde musulman, en ce lieu de la grande fracture entre chiites et sunnites, et où les blessures sont encore à vif. Sans vouloir donner de leçons à personne, sans faire de grands discours, le pape s’est référé à une figure emblématique. Avec Abraham, en se positionnant avant même la division, il a montré qu’il existe une racine où nous pouvons nous retrouver pour dialoguer. Il existe une voie alternative aux divisions.
Propos recueillis par Zenit, Anne Kurian-Montabone