« Celui qui a le courage de regarder les étoiles, celui qui croit en Dieu, n’a pas d’ennemis à combattre », déclare le pape François qui invite à contempler les étoiles comme Abraham et à marcher dans la confiance en Dieu, qui « ne peut pas être contre quelqu’un, mais pour tous ».
La rencontre interreligieuse de Ur, en Irak, sur les pas d’Abraham, tant désirée par Jean-Paul II pour le Grand Jubilé de l’An 2 000, a eu lieu ce samedi 6 mars 2021, en présence du pape François, et de représentants de différentes traditions religieuses.
Après un chant initial, les lectures et quatre témoignages, le pape François a prononcé un discours qui peut être qualifié d’historique, sur un podium, entouré de toutes ces personnalités, au milieu du désert. Ensuite, le p. Amir Jajé, dominicain irakien, a lu la « Prière des enfants d’Abraham » en arabe, avant un chant final.
Auparavant, au deuxième jour de son « pèlerinage » de trois jours en Irak (5 mars-8 mars), le pape François a également eu une rencontre « historique » avec l’ayatollah chiite Al-Sistani, à Nadjaf. Une étape décisive dans le dialogue interreligieux, avec cette inclusion, au plus haut niveau, et pas seulement sur le terrain, de l’islam chiite dans les rencontres avec l’Eglise catholique.
Soit, en un jour, deux « premières absolues » dans l’histoire des papes, auxquelles s’en ajoute une troisième, ce soir: à 18h (16h à Rome) la première célébration d’un pape en rite chaldéen, dans la cathédrale Saint-Joseph de Bagdad.
C’est dans ce contexte de dialogue interreligieux qui se dilate pour inclure une nouvelle dimension que se situe le long discours du pape François qui prend en compte avec beaucoup de réalisme l’histoire récente de l’Irak.
« D’où le chemin de la paix peut-il commencer ? », s’est demandé le pape.
Il répond: « Du renoncement à avoir des ennemis. Celui qui a le courage de regarder les étoiles, celui qui croit en Dieu, n’a pas d’ennemis à combattre. Il a un seul ennemi à affronter, qui se tient à la porte du cœur et frappe pour entrer : c’est l’inimitié. Tandis que certains cherchent à avoir des ennemis plus qu’à être amis, tandis que beaucoup cherchent leur propre bénéfice au détriment des autres, celui qui regarde les étoiles des promesses, celui qui suit les voies de Dieu ne peut pas être contre quelqu’un, mais pour tous. »
Le pape déplore les tragédies de l’histoire, mais il ouvre une espérance: « Au cours de l’histoire, nous avons souvent poursuivi des buts trop terrestres et nous avons cheminé chacun pour son propre compte ; mais avec l’aide de Dieu nous pouvons changer en mieux »
Voici le texte officiel en français du discours du pape François, prononcé en italien.
AB
Discours du pape François
Chers frères et sœurs,
Ce lieu béni nous reporte aux origines, aux sources de l’œuvre de Dieu, à la naissance de nos religions. Ici, où vécut Abraham, notre père, il nous semble revenir à la maison. C’est ici qu’il entendit l’appel de Dieu, d’ici il partit pour un voyage qui devait changer l’histoire. Nous sommes le fruit de cet appel et de ce voyage. Dieu demanda à Abraham de lever les yeux vers le ciel et d’y compter les étoiles (cf. Gn 15, 5). Dans ces étoiles, il vit la promesse de sa postérité, il nous vit. Et aujourd’hui, nous, juifs, chrétiens et musulmans, avec nos frères et sœurs d’autres religions, nous honorons notre père Abraham en faisant comme lui : nous regardons le ciel et nous marchons sur la terre.
1.Nous regardons le ciel. En contemplant, après des millénaires, le même ciel, les mêmes étoiles apparaissent. Elles illuminent les nuits les plus obscures parce qu’elles brillent ensemble. Le ciel nous livre ainsi un message d’unité : le Très-Haut au-dessus de nous nous invite à ne jamais nous séparer du frère qui est à côté de nous. L’Au-delà de Dieu nous renvoie à l’autre du frère. Mais si nous voulons préserver la fraternité, nous ne devons pas perdre de vue le ciel. Nous, descendance d’Abraham et représentants de diverses religions, nous sentons avoir avant tout ce rôle : aider nos frères et sœurs à élever le regard et la prière vers le ciel. Nous en avons tous besoin parce que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes. L’homme n’est pas tout-puissant, il ne peut pas s’en sortir tout seul. Et s’il expulse Dieu, il finit par adorer les choses terrestres. Mais les biens du monde, qui font que beaucoup oublient Dieu et les autres, ne sont pas le motif de notre voyage sur la Terre. Nous levons les yeux vers le ciel pour nous élever des bassesses de la vanité ; nous servons Dieu afin de sortir de l’esclavage du moi, parce que Dieu nous pousse à aimer. Voici la vraie religiosité : adorer Dieu et aimer le prochain. Dans le monde d’aujourd’hui, qui oublie souvent le Très-Haut ou en présente une image déformée, les croyants sont appelés à témoigner de sa bonté, à montrer sa paternité à travers leur fraternité.
De ce lieu source de foi, de la terre de notre père Abraham, nous affirmons que Dieu est miséricordieux et que l’offense la plus blasphématoire est de profaner son nom en haïssant le frère. Hostilité, extrémisme et violence ne naissent pas d’une âme religieuse : ce sont des trahisons de la religion. Et nous, croyants, nous ne pouvons pas nous taire lorsque le terrorisme abuse de la religion. Au contraire, c’est à nous de dissiper avec clarté les malentendus. Ne permettons pas que la lumière du Ciel soit couverte par les nuages de la haine ! Au-dessus de ce pays, se sont accumulés les sombres nuages du terrorisme, de la guerre et de la violence. Toutes les communautés ethniques et religieuses en ont souffert. Je voudrais rappeler en particulier la communauté yézidie, qui a pleuré la mort de nombreux hommes et a vu des milliers de femmes, de jeunes filles et d’enfants enlevés, vendus comme esclaves et soumis à des violences physiques et à des conversions forcées. Aujourd’hui nous prions pour tous ceux qui ont subi de telles souffrances, pour tous ceux qui sont encore dispersés et séquestrés, afin qu’ils puissent vite revenir chez eux. Et nous prions pour que la liberté de conscience et la liberté religieuse soient respectées et reconnues partout : ce sont des droits fondamentaux parce qu’ils rendent l’homme libre de contempler le Ciel pour lequel il a été créé.
Le terrorisme, quand il a envahi le nord de ce cher pays, a détruit de façon barbare une partie de son merveilleux patrimoine religieux, dont des églises, des monastères et des lieux de culte de diverses communautés. Mais, même durant ce moment sombre, des étoiles ont brillé. Je pense aux jeunes volontaires musulmans de Mossoul qui ont aidé à réaménager des églises et des monastères en construisant des amitiés fraternelles sur les décombres de la haine, et aux chrétiens et musulmans qui ensemble restaurent aujourd’hui des mosquées et des églises. Le professeur Ali Thajeel nous a aussi raconté le retour des pèlerins dans cette ville. Il est important de pérégriner vers les lieux sacrés : c’est le plus beau signe de la nostalgie du Ciel sur la Terre. C’est pourquoi aimer et préserver les lieux sacrés est une nécessité existentielle, en souvenir de notre père Abraham qui, en divers endroits, éleva vers le ciel des autels au Seigneur (cf. Gn 12, 7.8; 13, 18; 22, 9). Que le grand patriarche nous aide à faire, des lieux sacrés de chacun, des oasis de paix et de rencontre pour tous ! Par sa fidélité à Dieu, il devint une bénédiction pour toutes les nations (cf. Gn 12, 3) ; que notre présence ici aujourd’hui sur ses traces soit un signe de bénédiction et d’espérance pour l’Irak, pour le Moyen-Orient et pour le monde entier. Le Ciel ne s’est pas lassé de la Terre : Dieu aime chaque peuple, chacune de ses filles et chacun de ses fils ! Ne nous lassons jamais de regarder le ciel, de regarder ces étoiles, les mêmes que, en son temps, notre père Abraham regarda.
2. Nous marchons sur la terre. Les yeux levés au ciel ne détournèrent pas, mais encouragèrent Abraham à marcher sur la terre, à entreprendre un voyage qui, à travers sa descendance, devait toucher chaque siècle et chaque latitude. Mais tout commença ici, avec le Seigneur qui “le fit sortir d’Ur” (cf. Gn 15, 7). Son chemin fut donc un chemin en sortie, qui exigea des sacrifices : il dut laisser terre, maison et parenté. Mais, en renonçant à sa famille, il devint père d’une famille de peuples. Il nous arrive aussi quelque chose de semblable : en chemin, nous sommes appelés à laisser ces liens et ces attachements qui, en nous enfermant dans nos groupes, nous empêchent d’accueillir l’amour infini de Dieu et de voir dans les autres des frères.
Oui, nous avons besoin de sortir de nous-mêmes, parce que nous avons besoin les uns des autres. La pandémie nous a fait comprendre que « personne ne se sauve tout seul » (Lett. enc. Fratelli tutti, n. 54). Pourtant, la tentation de prendre des distances par rapport aux autres revient souvent. Mais « le “sauve qui peut” deviendra vite “tous contre tous”, et ceci sera pire qu’une pandémie » (ibid., n. 36). Dans les tempêtes que nous sommes en train de traverser, l’isolement ne nous sauvera pas, la course pour renforcer les armements et pour ériger des murs, qui nous rendront au contraire toujours plus distants et fâchés, ne nous sauvera pas. L’idolâtrie de l’argent, qui enferme sur soi et provoque des gouffres d’inégalités dans lesquelles l’humanité s’enfonce, ne nous sauvera pas. Le consumérisme, qui anesthésie l’esprit et paralyse le cœur ne nous sauvera pas.
La voie que le Ciel indique à notre marche est autre, c’est la voie de la paix. Elle demande, surtout dans la tempête, de ramer ensemble dans la même direction. Il est indigne, alors que nous sommes tous éprouvés par la crise pandémique, et surtout ici où les conflits ont causé tant de misère, que l’on pense avidement à ses propres affaires. Il n’y aura pas de paix sans partage et accueil, sans une justice qui assure équité et promotion pour tous, à commencer par les plus faibles. Il n’y aura pas de paix sans des peuples qui tendent la main à d’autres peuples. Il n’y aura pas de paix tant que les autres seront un eux et non un nous. Il n’y aura pas de paix tant que les alliances seront contre quelqu’un, parce que les alliances des uns contre les autres augmentent seulement les divisions. La paix n’exige ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères et des sœurs qui, malgré les incompréhensions et les blessures du passé, cheminent du conflit à l’unité. Demandons-le dans la prière pour tout le Moyen-Orient, je pense en particulier à la Syrie voisine, martyrisée.
Le patriarche Abraham, qui nous rassemble aujourd’hui dans l’unité, fut un prophète du Très- Haut. Une ancienne prophétie dit que les peuples, « de leurs épées, forgeront des socs, et de leurs lances, des faucilles » (Is 2, 4). Cette prophétie ne s’est pas réalisée ; au contraire épées et lances sont devenues missiles et bombes. D’où le chemin de la paix peut-il alors commencer ? Du renoncement à avoir des ennemis. Celui qui a le courage de regarder les étoiles, celui qui croit en Dieu, n’a pas d’ennemis à combattre. Il a un seul ennemi à affronter, qui se tient à la porte du cœur et frappe pour entrer : c’est l’inimitié. Tandis que certains cherchent à avoir des ennemis plus qu’à être amis, tandis que beaucoup cherchent leur propre bénéfice au détriment des autres, celui qui regarde les étoiles des promesses, celui qui suit les voies de Dieu ne peut pas être contre quelqu’un, mais pour tous. Il ne peut justifier aucune forme d’imposition, d’oppression et de prévarication, il ne peut pas se comporter de manière agressive.
Chers amis, tout cela est-il possible ? Le père Abraham, qui a su espérer contre toute espérance (cf. Rm 4, 18) nous encourage. Au cours de l’histoire, nous avons souvent poursuivi des buts trop terrestres et nous avons cheminé chacun pour son propre compte ; mais avec l’aide de Dieu nous pouvons changer en mieux. Il nous revient, humanité d’aujourd’hui, et surtout à nous, croyants de toute religion, de convertir les instruments de haine en instruments de paix. Il nous revient d’exhorter avec force les responsables des nations afin que la prolifération croissante des armes cède le pas à la distribution de nourriture pour tous. Il nous revient de réduire au silence les accusations réciproques pour donner une voix au cri des opprimés et des rejetés sur la planète : trop sont privés de pain, de médicaments, d’instruction, de droit et de dignité ! Il nous revient de mettre en lumière les manœuvres douteuses qui tournent autour de l’argent et de demander avec force que l’argent ne finisse pas toujours et seulement par alimenter le confort effréné de quelques-uns. Il nous revient de protéger la maison commune de nos intentions prédatrices. Il nous revient de rappeler au monde que la vie humaine vaut pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle a, et que les vies des enfants à naître, des personnes âgées, des migrants, des hommes et des femmes de toutes couleurs et nationalités sont toujours sacrées et comptent comme celles de chacun ! Il nous revient d’avoir le courage de lever les yeux et de regarder les étoiles, les étoiles que notre père Abraham a vues, les étoiles de la promesse.
Le chemin d’Abraham fut une bénédiction de paix. Mais ce ne fut pas facile : il dut affronter des luttes et des imprévus. Nous aussi, nous avons devant nous un chemin accidenté, mais nous avons besoin, comme le grand patriarche, de faire des pas concrets, de pérégriner à la découverte du visage de l’autre, de partager des souvenirs, des regards et des silences, des histoires et des expériences. J’ai été frappé par le témoignage de Daoud et de Hassan, un chrétien et un musulman qui, sans se laisser décourager par les différences, ont étudié et travaillé ensemble. Ensemble, ils ont construit l’avenir et ils se sont découverts frères. Nous aussi, pour aller de l’avant, nous avons besoin de faire ensemble quelque chose de bon et de concret. Telle est la voie, surtout pour les jeunes qui ne peuvent voir leurs rêves anéantis par les conflits du passé ! Il est urgent de les éduquer à la fraternité, de les éduquer à regarder les étoiles. C’est une véritable urgence; ce sera le vaccin le plus efficace pour un lendemain de paix. Parce que vous êtes, vous chers jeunes, notre présent et notre avenir !
C’est seulement avec les autres qu’on peut soigner les blessures du passé. Madame Rafah nous a raconté l’exemple héroïque de Najy, de la communauté sabéenne mandéenne, qui a perdu la vie en essayant de sauver la famille de son voisin musulman. Combien de personnes ici, dans le silence et dans le désintérêt du monde, ont entamé des chemins de fraternité ! Rafah nous a aussi raconté les souffrances indicibles de la guerre qui a contraint de nombreuses personnes à abandonner leur maison et leur patrie à la recherche d’un avenir pour leurs enfants. Merci, Rafah, d’avoir partagé avec nous ta ferme volonté de rester ici, sur la terre de tes pères. Que ceux qui n’y sont pas parvenus et ont dû fuir trouvent un accueil bienveillant, digne de personnes vulnérables et blessées.
Ce fut précisément à travers l’hospitalité, trait distinctif de ces terres, que Abraham reçut la visite de Dieu et le don désormais inespéré d’un fils (cf. Gn 18, 1-10). Nous, frères et sœurs de diverses religions, nous nous sommes retrouvés ici, à la maison, et d’ici, ensemble, nous voulons nous engager afin que se réalise le rêve de Dieu : que la famille humaine devienne hospitalière et accueillante envers tous ses fils ; qu’en regardant le même ciel, elle chemine dans la paix sur la même terre.
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