Christ Pantocrator, Cefalù @ WIKIMEDIA COMMONS - José Luiz Bernardes Ribeiro

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« Les abus de pouvoir au regard de l’Evangile », par Agnès Desmazières

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« L’Eglise a besoin de voix prophétiques pour dénoncer les abus »

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La Conférence des évêques de France a récemment annoncé la tenue en février prochain d’une assemblée générale consacrée à la lutte contre les abus sexuels. L’actualité de ces derniers jours – publication du rapport McCarrick et accusations contre le cardinal Dziwisz – nous en indique l’urgente nécessité.

La lutte contre les abus sexuels au sein de l’Eglise ne pourra réussir que si une action décidée est également menée contre les abus de pouvoir et de conscience, dénoncés avec vigueur par le pape François dans sa Lettre au Peuple de Dieu du 20 août 2018. Abus sexuels, abus de pouvoir et abus de conscience se conjuguent bien souvent. L’impunité dont peuvent bénéficier les auteurs d’abus sexuels trouve très fréquemment son origine dans des abus de pouvoir. Cette impunité ne pourra véritablement cesser que si les abus de pouvoir sont plus clairement dénoncés. Cela passe bien sûr par une éducation à la co-responsabilité et la mise en œuvre de structures de participation plus coresponsables. Cela exige également une saine conception de l’exercice de l’autorité dans l’Eglise – respectueuse de la conscience et de la liberté d’autrui, ouverte à la discussion dans un dialogue constructif – qui doit être promue non seulement en paroles, mais d’abord en actes.

La vie consacrée a ici un rôle prophétique à tenir. Jean-Paul II, dans l’exhortation apostolique Vita consecrata (1996) avait mis en valeur le charisme prophétique de la vie consacrée, qui est prophétie « du primat de Dieu et des valeurs de l’Evangile dans la vie chrétienne » (n. 84). Plus récemment, le pape François, s’adressant aux supérieurs généraux, avait appelé les consacrés à « être des prophètes qui témoignent de la manière dont Jésus a vécu sur cette terre et qui annoncent comment le règne de Dieu sera dans sa perfection » (29 novembre 2013).

Malheureusement, les scandales à répétition – qui touchent plus spécialement, mais pas exclusivement (on l’oublie trop), des communautés dites « nouvelles » – révèle que la vie consacrée n’est pas toujours à la hauteur de sa vocation. Il y a quelques mois, la Civiltà cattolica pointait du doigt les abus de pouvoir et de conscience, perpétrés dans le cadre de certaines communautés religieuses féminines [1]. Le phénomène n’épargne pas pour autant des communautés masculines, de manière peut-être plus cachée.

Les nombreux départs de jeunes (et moins jeunes) vocations sont causés pour partie par ces abus [2]. Ils constituent d’ailleurs, en cela, de saines réactions face à des mensonges et à des manipulations. Il n’en reste pas moins que des vies s’en trouvent brisées et que la blessure est parfois telle qu’elle conduit à un rejet de l’Eglise. Qui peut reprocher à ces jeunes de se sentir souillés et trahis ? Comment accueillir leur souffrance, les accompagner et leur montrer que toute vie porte une espérance et que le Seigneur est présent dans toutes nos situations, y compris lorsque des membres de l’Eglise nous ont trompés, ont détourné le message évangélique pour satisfaire leur propre soif de pouvoir et de contrôle ? Un accompagnement personnel – matériel et spirituel – est nécessaire.

La guérison des blessures infligées suppose encore de la part des communautés et, en particulier, de leurs membres en situation de responsabilité, une reconnaissance des torts commis et aussi un engagement concret à changer de structures et de mentalité, rendant à ces jeunes l’espoir que d’autres ne souffriront pas des mêmes abus dont ils ont eux-mêmes souffert. Les théologiennes et théologiens consacrés ont également un rôle important à jouer en accompagnant leurs propres communautés dans ce chemin de conversion personnelle et communautaire. Ils contribueront également à la diffusion d’une « culture du soin et de la protection [3] », en témoignant d’une cohérence entre l’agir et les discours, spécialement lorsque ceux-ci visent à la promotion d’une Eglise plus fraternelle et plus sainte, plus accueillante envers les femmes, les pauvres, les migrants.

Les démarches de repentance ne peuvent se limiter à charger une fondatrice ou un fondateur décédé. Hans Zollner dénonce ainsi une « culture du pardon bon marché [culture of cheap forgiveness [4] ». Ces démarches exigent une effectivité. Il y a une urgence : ce sont des jeunes, assoiffés de se donner totalement à Dieu, que l’on scandalise. Au lieu de se lamenter du manque de vocations, ne devrait-on pas plus s’interroger sur ces obstacles majeurs à la réalisation de nombre de vocations à la vie consacrée ?

Suite au reportage d’Arte sur les religieuses abusées, l’évêque de Beauvais, Mgr Jacques Benoît-Gonnin avait ainsi invité les consacrés de son diocèse à renouveler leur regard sur l’obéissance : « L’obéissance du Christ à la volonté de son Père n’a jamais été une négation et un abandon de son discernement et de sa conscience [5] ». Une obéissance religieuse mal comprise est ainsi source d’abus de pouvoir et de conscience. Elle peut servir à couvrir les abus de pouvoir d’un supérieur ou d’une supérieure. Elle peut également favoriser l’édification d’un système d’omerta qui conduit à couvrir les abus de membres au nom de la solidarité du groupe. Cela a largement alimenté une « théologie » erronée « du scandale [6] », centrée sur la préservation de l’institution et de ses membres au détriment des victimes.

L’Eglise a besoin de voix prophétiques au sein de ces communautés pour dénoncer les abus et proposer un chemin de sainteté dans le respect de la dignité de la conscience et de la liberté des personnes. Les laïcs, amis de ces communautés, ont également une responsabilité particulière – un regard extérieur pouvant aider à objectiver les problèmes. Il serait important que les communautés religieuses fassent davantage confiance aux laïcs pour les aider dans ce chemin de purification, qui est un chemin de purification que toute l’Eglise est appelée à mener. Une attention spéciale est aussi à accorder à l’égard des laïcs employés de ces communautés, à qui peut être imposée – de manière indue – une obéissance de type religieuse. La confrontation à d’autres modalités de relation peuvent aider les communautés à s’ajuster.

Trop souvent, l’inertie du groupe fournit une excuse à l’absence de conversion des communautés, qui est reportée au lendemain ou aux jours meilleurs. La lutte contre les abus de pouvoir n’est pas un grand idéal inatteignable, mais est à vivre au quotidien dans des actes, multiples et répétés, qui peuvent être véritablement héroïques, mettant à la croix et exigeant parfois de lourds sacrifices.

C’est en se confrontant à l’Evangile, à sa radicalité, que l’on pourra y parvenir. Les abus de pouvoir s’enracinent dans un oubli de l’Evangile, dans un pélagianisme – dénoncé par le pape François dans Gaudete et exsultate (2018) – qui conduit à ne pas faire suffisamment confiance au Seigneur qui peut tout et à se fier à des logiques de mensonge, de manipulation et de contrôle, supposées préserver l’institution. Ils peuvent également être alimentés par un gnosticisme qui rend aveugle face à la force destructrice de ces logiques. La lutte contre les abus de pouvoir est bien un enjeu de sainteté pour chacun et chacune. Il en va de la vérité de l’Evangile, Bonne nouvelle.

Agnès Desmazières

NOTES

[1] Giovanni Cucci, “Abusi di autorità nella chiesa: Problemi e sfide della vita religiosa femminile”, Civiltà cattolica, n° 4083-4 (1er août 2020), p. 218-226.

[2] Christophe Henning, « Quand des religieuses et religieux choisissent de quitter la vie consacrée », La Croix 22 octobre 2020. Christophe Henning met ici en perspective le motu proprio Authenticum charismatis (2020) du pape François, qui exige une autorisation écrite du Saint-Siège avant toute érection par un évêque d’un nouvel institut de vie consacrée ou d’une nouvelle société de vie apostolique de droit diocésain.

[3] Lettre du pape François au peuple de Dieu du Chili du 31 mai 2018.

[4] Hans Zollner, « The Child at the Center: What Can Theology Say in the Face of the Scandals of Abuse« , Theological Studies 80, no. 3  (2019): 699.

[5] Message du 8 mars 2019 (https://oise.catholique.fr/eveque-et-ses-collaborateurs/notre-eveque-et-ses-conseillers/message-aux-religieuses-religieux-et-personnes-consacrees-du-diocese).

[6] Marie Keenan, Child Sexual Abuse and the Catholic Church: Gender, Power, and Organizational Culture (Oxford: Oxford University Press, 2012), 206.

***

Agnès Desmazières enseigne la théologie au Centre Sèvres (Paris, France) et elle a réfléchi notamment à la pensée du dialogue du pape François dans son livre « Le dialogue pour surmonter la crise : le pari réformateur du pape François » (Salvator 2019), avec une préface du p. Alain Thomasset, s.j. et une postface du p. François-Marie Léthel, ocd.

La théologienne française a aussi réfléchi, entre autres, à l’apostolat des laïcs et à la co-responsabilité des baptisés, et donc des femmes dans l’Eglise: des propos qui sont autant de pierres d’attente pour la réflexion du prochain synode des évêques, en octobre 2022, sur la « synodalité ».

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Rédaction

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