« Le plus difficile », pour un homme politique, c’est de « construire la patrie », a affirmé le pape François. Il a mis en garde contre le risque de trouver « des alibis pour que la patrie soit ce que je veux et non ce que j’ai reçu et que je dois faire grandir librement ». « Construire une patrie dans mon esprit, avec une de mes idées mais non avec la réalité du peuple que j’ai reçu, que je conduis », a-t-il souligné, c’est une « idéologie ».
Le pape François a reçu le président du gouvernement d’Espagne Pedro Sánchez au Vatican samedi 24 octobre 2020. La traduction en italien de son discours prononcé en espagnol, a été publiée dans L’Osservatore Romano du 27 octobre.
Évoquant un livre sur la naissance du nazisme en Allemagne, le pape a rappelé « le drame que fut pour l’Europe cette patrie inventée par une idéologie » et a invité à « apprendre de l’histoire » pour ne pas emprunter « un chemin similaire ».
Voici notre traduction de ce discours.
HG
Discours du pape François
Je vous salue et je vous remercie.
Je réfléchissais à ce que je pourrais vous dire, en tant que représentant du travail des politiques. Le pape Paul VI, reprenant la tradition d’un autre pape [Pio XI], disait que la politique était une des formes les plus élevées de la charité. La politique n’est pas seulement un art mais, pour les chrétiens, c’est également un acte de charité, qui ennoblit et conduit très souvent au sacrifice de sa propre vie, de son temps personnel, de tant de choses, pour le bien des autres ; et cela, parce que l’homme politique a dans ses mains une mission très difficile, très difficile. Dans trois directions, pourrions-nous dire : envers le pays, envers la nation et envers la patrie.
Il a pour mission de développer le pays, à travers l’agriculture, l’élevage, l’activité minière, la recherche, l’éducation, l’art. Que le pays se développe, que le pays se développe. Et c’est épuisant. Il a pour mission d’affermir la nation, de s’occuper non seulement des frontières, ce qui est déjà très important, mais également de la nation en tant qu’organisme de lois, de façons de procéder, d’usages. Affermir la nation, et il a pour mission de faire grandir la patrie. Pays, nation et patrie sont dans les mains des hommes politiques. C’est beaucoup de travail. Je sais que ce n’est pas facile, c’est pourquoi, transmettez aux membres de votre parlement ce que pense le pape à ce sujet : mon grand respect pour la vocation politique, une des formes les plus élevées de la charité.
Même si développer un pays semble facile, ce ne l’est pas, cela suppose des relations internationales constantes en matière de commerce, de science, de technique, de tout. Affermir la nation suppose parfois des difficultés de compréhension avec les localismes, dans tous les pays il y a des dialectes. Mais aussi de compréhension du droit, de la justice, de la nécessité que la nation soit de plus en plus forte. Le plus difficile est peut-être de faire progresser la patrie parce que nous entrons là dans un rapport de filiation. La patrie est quelque chose que nous avons reçu de nos aînés. La patrie, la paternité viennent de là ; et c’est quelque chose que nous devons donner à nos enfants. Nous sommes de passage dans notre patrie. Et dans ce cas-ci, je parlerais de construire la patrie. Pour le pays, le faire progresser ; pour la nation, l’affermir et pour la patrie, nous devons la construire. Construire la patrie avec tous. Ce n’est pas facile. Construire la patrie là où il ne nous est pas permis de faire table rase. Dans une entreprise, c’est permis ; dans la patrie, non, parce que c’est quelque chose que nous avons reçu. Et il ne nous est même pas permis d’aller nous y réfugier, dans ce qu’elle a été il y a cinquante ou cent ans.
Le défi est de recevoir de nos racines pour pouvoir porter du fruit. Il y a un poème très beau de Bernárdez [sonnet de Francisco Luis Bernádez] qui dit ceci : « Ce qui fleurit sur l’arbre vit de ce qui est sous terre », mais il ne s’est pas arrêté aux racines. Peut-être l’imagination traditionnaliste est-elle de retourner aux racines. Je trouve l’inspiration. Je suis fils, mais je dois également être père à l’avenir. Et c’est pourquoi je dois vivre un présent qui implique pour moi un discernement. Et cela n’est pas facile. Pour moi, c’est le plus difficile pour un homme politique : faire grandir la patrie. Parce que l’on trouve toujours des alibis pour cela. Des alibis masqués de modernité ou de restaurationnisme. Les mouvements sont divers. Mais des alibis pour que la patrie soit ce que je veux et non ce que j’ai reçu et que je dois faire grandir librement, et c’est là qu’entrent en jeu les idéologies : construire une patrie dans mon esprit, avec une de mes idées mais non avec la réalité du peuple que j’ai reçu, que je conduis, que je vis.
Il y a deux ans – peut-être le connaissez-vous, Madame l’Ambassadrice – un livre d’un intellectuel italien du Parti communiste a été publié ici. Le titre est très suggestif : Syndrome 1933. Vous le connaissez ? Un livre avec une couverture rouge, très beau. Cela vaut la peine de le lire. Il parle de l’Allemagne, évidemment. Après la chute de la République de Weimar, un mélange de possibilités pour sortir de la crise a vu le jour. Et de là est partie une idéologie qui indiquait comme chemin le nazisme, et cela a continué, continué jusqu’à ce que nous en connaissons : le drame que fut pour l’Europe cette patrie inventée par une idéologie. Parce que les idéologies sectarisent, les idéologies déconstruisent la patrie, elles ne construisent pas. Apprendre cela de l’histoire. Et dans le livre, cet homme fait avec beaucoup de délicatesse une comparaison avec ce qui est en train de se passer en Europe. Il dit : attention, parce que nous sommes en train de parcourir un chemin similaire. Il vaut la peine de le relire.
Par ces paroles, je souhaite simplement rappeler aux hommes politiques que leur mission est une forme très élevée de la charité et de l’amour. Il ne s’agit pas de manœuvres ni de résoudre des cas qui arrivent tous les jours sur leur bureau, mais de service sur trois fronts : développer le pays, affermir la nation et construire la patrie. Et c’est très triste lorsque les idéologies prennent le dessus sur l’interprétation d’une nation, d’un pays et défigurent la patrie. Je pense en ce moment au poème de Jorge Dragone : « Notre patrie est morte ». C’est le requiem le plus douloureux que j’aie jamais lu et il est d’une beauté extraordinaire. Espérons que cela ne nous arrivera jamais.
Monsieur le Président, je vous remercie pour votre visite. Je vous remercie, vous tous qui êtes venus. J’en suis très heureux et je vous demande, s’il vous plaît, de prier pour moi. Et ceux d’entre vous qui ne prient pas, parce qu’ils ne sont pas croyants, envoyez-moi au moins une pensée positive ; j’en ai besoin. Merci.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat