L’encyclique « Fratelli tutti » n’est pas « une critique froide et détachée », elle présente « la tâche de l’humanisation du monde : être vraiment humain, c’est être prêt à regarder le monde à la fois dans sa beauté et dans ses souffrances », a déclaré Anna Rowlands, universitaire britannique de Durham, en présentant le document au Vatican, le 4 octobre 2020.
Lire Fratelli tutti, a-t-elle ajouté, c’est être « prêt à écouter en profondeur, au travers de rencontres humaines, les peines et les joies de son époque, et à les prendre en soi, à les porter comme étant les siennes ».
Ce texte « est la proclamation d’une vérité joyeuse et inaltérable qui nous est présentée ici comme une source d’énergie pour un monde fatigué », a encore souligné Anna Rowlands.
Et de dénoncer « les matérialismes fallacieux que nous avons adoptés » : « La mondialisation proclame des valeurs universelles mais ne cultive pas l’attention à l’autre – en particulier à celui qui est différent et plus vulnérable. Les technologies numériques font le commerce de notre soif de connexion, mais elles la déforment. Elles engendrent des relations fragiles et serviles, à partir de la binarité du: «j’aime» / « j’aime pas », et qui sont transformées en marchandises par des intérêts puissants. Le populisme fait appel au désir de stabilité, d’enracinement et de travail gratifiant, mais il laisse la haine déformer ces désirs. Le libéralisme imagine une liberté seulement structurée à partir de l’intérêt particulier de l’individu et ne prend pas en considération la profonde interconnexion de nos vies. »
En résumé, a dit l’universitaire, « nous oublions ce qui permet aux sociétés de durer et de se renouveler ».
Voici le texte de son intervention traduit par le Saint-Siège.
Intervention d’Anna Rowlands
La Lettre Encyclique Fratelli tutti nous parle d’amour et d’attention à l’autre – le genre d’attention qui est en mesure de redonner la santé à notre monde brisé et meurtri. C’est une méditation sociale sur le Bon Samaritain, qui reconnaît en l’amour et en l’attention à l’autre la loi prééminente, et nous propose le modèle d’une amitié sociale créative.
Le Pape François nous invite à regarder le monde avec ce regard, de telle sorte que nous arrivions à percevoir la relation fondamentale et indispensable qui existe entre toutes choses et toutes personnes, qu’elles soient proches ou éloignées de nous. Par la simplicité de son appel, Fratelli tutti est un redoutable défi lancé à notre mode de vie écologique, politique, économique et social. Mais par-dessus tout, c’est la proclamation d’une vérité joyeuse et inaltérable qui nous est présentée ici comme une source d’énergie pour un monde fatigué.
Cette lettre encyclique n’est pas une critique froide et détachée. La discipline spirituelle qu’elle propose présente de cette manière la tâche de l’humanisation du monde : être vraiment humain, c’est être prêt à regarder le monde à la fois dans sa beauté et dans ses souffrances, prêt à écouter en profondeur, au travers de rencontres humaines, les peines et les joies de son époque, et à les prendre en soi, à les porter comme étant les siennes.
L’idée que toute vie créée trouve son origine en Dieu le Père et que, dans le Christ, nous devenons tous frères et sœurs, liés par la dignité, le souci de l’autre et l’amitié, est l’un des enseignements les plus anciens de la Chrétienté. Les mots qui sont au cœur de cette lettre sont ceux des Écritures: nous sommes frères, sœurs, prochains, amis. Les premiers Chrétiens ont façonné leur vision de l’argent, de la communauté et de la politique à partir de cette vision. Si ce thème si ancien est abordé de façon si pressante aujourd’hui, c’est parce que le Pape François craint que l’on se détourne de la vision que nous sommes tous réellement responsables de tous, tous et chacun liés à tous, tous ayant droit à une juste part de ce qui a été donné pour le bien de tous. Croire cela n’est pas une illusion dérisoire. Le Pape décrit avec tristesse le cynisme et l’appauvrissement culturel qui limitent notre imaginaire social. Il n’est pas insensé de reconnaître des liens de parenté qui dépassent les frontières, d’aspirer à l’instauration de cultures où les liens sociaux sont respectés et où la rencontre et le dialogue sont cultivés.
Fratelli tutti indique clairement que la fraternité universelle et l’amitié sociale doivent être cultivées conjointement. Les manquements à cet égard sont nombreux. La mondialisation proclame des valeurs universelles mais ne cultive pas l’attention à l’autre – en particulier à celui qui est différent et plus vulnérable. Les technologies numériques font le commerce de notre soif de connexion, mais elles la déforment. Elles engendrent des relations fragiles et serviles, à partir de la binarité du: «j’aime» / « j’aime pas », et qui sont transformées en marchandises par des intérêts puissants. Le populisme fait appel au désir de stabilité, d’enracinement et de travail gratifiant, mais il laisse la haine déformer ces désirs. Le libéralisme imagine une liberté seulement structurée à partir de l’intérêt particulier de l’individu et ne prend pas en considération la profonde interconnexion de nos vies. Nous oublions ce qui permet aux sociétés de durer et de se renouveler. Voilà les matérialismes fallacieux que nous avons adoptés.
Cette lettre trouve ses racines dans une rencontre interconfessionnelle spécifique. Elle assume sans honte le caractère religieux de l’appel qu’elle porte. Une vérité issue de la transcendance n’est pas un fardeau mais un don qui assure les racines de notre action. Une telle vérité peut atténuer notre anxiété à l’idée de s’aventurer, tous ensemble, dans la transformation de notre monde. La foi est la source de notre action. Elle fait partie de la manière dont nous pouvons nommer et dépasser la douloureuse indifférence de notre époque.
Pour cette raison, l’encyclique affirme clairement le poids de la responsabilité des communautés religieuses. Les groupes religieux sont prisonniers de la culture du numérique et de consommation qui nous nuisent. De manière inexcusable, les chefs religieux ont été lents à condamner les pratiques injustes, tant passées que présentes. Les religions ont, elles aussi, besoin du repentir et d’un renouveau. Fratelli tutti exhorte les religions à être des modèles de dialogue, des médiateurs de paix, et les porteurs du message d’un amour transcendant pour ce monde affamé, désenchanté et déraciné.
Faisant écho à la déclaration d’Abu Dhabi, cette encyclique réaffirme la dignité absolue de la personne humaine, devant laquelle aucune préférence politique, aucune «loi» du marché ne peut prévaloir. Le Pape François met ici en évidence le traitement des migrants. Il rappelle les commandements bibliques d’accueillir l’étranger, les bienfaits de la rencontre entre les cultures et l’invitation à l’amour purement gratuit. Mais il approfondit également la doctrine sociale antérieure à propos de la destination universelle des biens, en précisant que les nations n’ont le droit à leurs terres, à leurs richesses et à leurs biens que dans la mesure où cela peut permettre à toute l’humanité d’accéder aux moyens de sa subsistance et à son épanouissement. Une nation a des obligations envers toute la famille humaine et non seulement envers ses citoyens. La dignité, la solidarité et la destination universelle des biens matériels sont les points caractéristiques de cet enseignement. Ensemble, nous négocions les relations d’amour durable que nous souhaitons partager. C’est un processus dynamique et inachevé de construction de la paix sociale, qui est le fruit d’une véritable recherche et d’un échange autour de la vérité. Une culture ne demeure saine que dans la mesure où elle reste ouverte aux autres. Ce renouvellement des cultures politiques ne peut se faire qu’avec, et non pour les plus marginalisés. À cette fin, le rôle des mouvements populaires est essentiel.
La désignation de Dieu comme père, et de nous-mêmes comme frères et sœurs, étant ainsi des semblables, est le propre du langage de l’amour. Il y a d’autres façons de désigner Dieu. Mais le message que le Pape François souhaite nous transmettre aujourd’hui est que nous ne devenons pleinement humains que par ce qui nous tire au-delà de nous-mêmes. Ce qui rend cela possible, c’est l’amour divin, ouvert à tous, qui naît, lie, crée des ponts et se renouvelle sans cesse. Cet amour ne peut être ni effacé ni éliminé, et il est à la base de l’appel que nous adresse le Pape François avec les mots d’attention aimante de saint François : «Fratelli tutti» …
© Traduction du Saint-Siège