Regard marial
Il fallait un regard de foi pour discerner dans l’enfant de la crèche le Sauveur du monde entier, le garant d’une joie pour des bergers qui ne devaient pas recevoir beaucoup de bonnes nouvelles crédibles. Le regard ici encore se déplace de ce qui est grand, imposant, fort et attirant vers ce qui est humble, à l’écart. Il fallait une révélation pour dévoiler la portée de cet événement, les anges en ont été chargés. Il faut aujourd’hui encore le regard de la foi pour discerner dans la crèche une offre divine : « Ce n’était pas seulement l’enfant Jésus qui naissait à Bethléem, mais déjà le Seigneur Christ. La crèche était déjà de façon cachée le trône royal du fils de David, fils de Dieu ». Un Sauveur né au milieu des pauvres et pour eux d’abord : l’évangéliste inspiré nous partage son regard pour qu’il devienne nôtre. C’est peu de dire que le folklore commercialisé de Noël gauchit ce regard.
Luc termine son récit de la Nativité sur la prédication des bergers qui sont comme les premiers prêcheurs de cet événement dont ils ont été les témoins. Leur prière se fait aussi louange : ils glorifient Dieu pour tout ce qu’ils ont vu et entendu. En contrepoint de la hâte des bergers à rejoindre l’enfant puis à parler de lui, Marie contemple et médite. Pour mieux comprendre ce verset (Lc 2,19), il est intéressant de comparer les différentes traductions. Elles varient sur les deux verbes exprimant l’attitude de la mère de Jésus ainsi que sur le substantif (paroles ou événements), chaque traduction cherchant à expliciter plutôt telle ou telle nuance d’un même mot.
Conserver, garder, retenir… En Mt 9,17 ce verbe désigne la conservation du vin dans des outres neuves, résistantes. En Mc 6,20, il dit l’attitude d’Hérode qui « protégeait » Jean-Baptiste des foudres d’Hérodiade. Le souci exprimé est donc celui d’éviter une perte de quelque chose qui a du prix (le vin) ou de protéger une personne de la violence (Jean-Baptiste). Dans l’Ancien Testament, en Dn 7,28, le prophète, troublé par la vision de l’Ancien et du Fils de l’Homme, confie : « je gardai ces choses dans mon cœur », manifestement en vue d’y revenir. Cette vision est porteuse d’avenir, la révélation n’a pas encore donné tout son sens, il faut donc veiller à protéger cette source de sens contre l’oubli ou l’inattention. Un même souci préside à l’attitude du scribe qui applique son âme à réfléchir sur la Loi du Seigneur, à la sagesse des Anciens et aux prophéties. « Il conserve les récits des hommes célèbres, il pénètre dans les détours des paraboles. Il cherche le sens caché des proverbes, il se complaît aux secrets des paraboles » (Si 39,2). On voit donc qu’il s’agit d’une attitude active, portée par un amour délicat et attentif. (…)
Reste à préciser le contenu de cette attitude méditative : les paroles ou les événements. Heureusement, la Bible de Jérusalem a abandonné la traduction « souvenirs » qui était bien faible. Comme le mot hébreu davar, le terme grec rhèma exprime les deux choses : une réalité et la parole qui l’exprime. Marie revient à la fois sur toutes ces paroles venues du ciel depuis l’Annonciation jusqu’à l’annonce de la Nativité : paroles qui donnaient sens à un événement. Elle ne cessera de le faire par la suite. Nous avions vu comment le quatrième Évangile était à la fois discret et riche dans l’évocation du rôle de la Mère de Jésus, privilégiant d’ailleurs son rôle à toute autre considération psychologique ou anecdotique. Luc, dans ce bref verset, fait aussi de Marie l’icône de l’attitude de l’Église qui veille à sans cesse revenir sur les événements du salut et les paroles qui les annonçaient. L’Église comme Marie confronte la vie de son Seigneur aux paroles qui l’annonçaient, ou elle part des Écritures pour mieux comprendre ses paroles et ses gestes. Elle confronte aussi jour après jour les événements de son quotidien avec l’Évangile pour éclairer sa route. L’Église, à la suite de Marie, médite ainsi les Écritures, fidèle à son Seigneur qui, pour les disciples d’Emmaüs, relisait toute sa destinée à partir de Moïse et de tous les Prophètes (Lc 24,27). Cette attitude d’attention aimante, priante et empreinte de respect est un hommage à la vérité, elle permet à l’Esprit d’insuffler du sens au fil des mots et au cœur des événements. « La méditation priante, elle aussi, fait le travail d’attention qui laisse aux mots le temps d’exprimer leur secret vif. (…) S’abandonner méditativement aux mots, c’est laisser opérer leur pouvoir impérieux de révélation ».
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« Femme, voici ton fils » puis Jésus dit au disciple : « Voici ta mère ». « Et à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui » (Jn 19,26-27). Ici comme à Cana Marie n’est pas nommée par son prénom mais appelée par sa fonction de « Mère ». Il en va de même pour le « Disciple-bien-aimé » dont l’identité n’est pas dévoilée explicitement. Ce n’est pas anodin et ce choix du rédacteur doit être pris au sérieux. Cela n’enlève rien à l’existence historique de l’un et de l’autre mais oriente le lecteur vers leur fonction et vers leur avenir dans la communauté des croyants. « Tout est accompli quand Jésus, au moment de quitter sa mère, lui donne un autre fils en la personne du disciple que Jésus aimait. Cela aussi marque l’intimité entre le maître et le disciple. C’est la familia Dei qui naît de la parole fondatrice de Jésus. Le noyau de cette famille est constitué par le disciple fidèle et la mère de Jésus, médiatrice pour les disciples depuis le commencement de la vie publique de Jésus à Cana. Sans remettre en cause la réalité du disciple, la force symbolique du récit éclate ici. La mère de Jésus associée au disciple aimé représente la communauté naissante de l’Église dans ce qu’elle comporte d’essentiel et de permanent. »
Extrait de: Regards sur le Christ, de J.-M. Poffet, op. Parole et Silence, mars 2017.
Tableau de la Vierge Marie, couronnée @ église Sant'Andrea delle Fratte, Rome, lieu de l'apparition e 1842
Samedi saint, "Regard marial", par le p. Poffet OP
« Regards sur le Christ », chez Parole et Silence