Père Cantalamessa, vêpres pour la Journée de prière pour la création, capture CTV

Père Cantalamessa, vêpres pour la Journée de prière pour la création, capture CTV

L’Esprit Saint ne dit jamais "moi je", mais fait référence "au Christ"

Première prédication du p. Cantalamessa pour le carême (Traduction intégrale)

Share this Entry

« L’Esprit ne dit jamais ‘moi je’, ne parle jamais à la première personne, ne prétend pas fonder sa propre œuvre, mais fait tout simplement référence au Christ », a affirmé le père Raniero Cantalamessa, prédicateur de la Maison pontificale, lors de la première prédication du carême 2017 au Vatican, le 10 mars. Ainsi « l’emphase donnée aujourd’hui à l’Esprit Saint » ne peut pas « mettre dans l’ombre l’œuvre du Christ ».

La première méditation du cycle des vendredis de carême avait pour thème « L’Esprit Saint nous introduit au mystère de la seigneurie du Christ ». Depuis la chapelle Redemptoris Mater du Palais apostolique,  le prédicateur s’est arrêté sur le rôle de l’Esprit Saint dans la connaissance du Christ. 

Il a évoqué la « grande nouveauté » du phénomène pentecôtiste et charismatique qui a favorisé « un renouveau de la pneumatologie à partir de l’expérience de l’Esprit et de ses charismes ». Quelle connaissance du Christ voit-on se dessiner dans ce nouveau climat spirituel et théologique ?, s’est demandé le capucin. Avant de répondre : « Le fait le plus significatif n’est pas la découverte de nouvelles perspectives et de nouvelles méthodologies … mais la redécouverte d’une vérité biblique élémentaire: que Jésus Christ est le Seigneur ! La seigneurie du Christ est un monde nouveau dans lequel on entre ‘sous l’action de l’Esprit Saint’ « .

Cette découverte de Jésus « Seigneur » est « la nouveauté et la grâce que Dieu accorde, de nos jours, à son Eglise », a poursuivi le p. Cantalamessa. Le « saut de qualité que l’Esprit Saint nous fait faire dans la connaissance du Christ » réside « dans le fait que la proclamation de Jésus Seigneur est la porte qui donne accès à la connaissance du Christ ressuscité et vivant ! Non plus un Christ ‘personnage’, mais un Christ ‘personne’ ; non plus un ensemble de thèses, de dogmes (et d’hérésies), non plus seulement objet de culte et de mémoire, mais une personne vivante et toujours présente avec son Esprit ».

Au fil de sa méditation – en l’absence du pape François et des responsables de la Curie romaine, qui terminaient leur retraite de carême à Ariccia – il a souligné le « critère pour reconnaître si quelqu’un est mu par le vrai Esprit de Dieu et non par un autre esprit » : « s’il pousse à reconnaître Jésus venu dans la chair ».

AK

Prédication du p. Raniero Cantalamessa, ofmcap

1. « Il me rendra témoignage »

En lisant la prière d’ouverture du premier dimanche de Carême, une chose m’a frappé cette année. On n’y demande pas à Dieu le Père de nous aider à accomplir quelqu’une des œuvres classiques de ce temps : la prière, l’aumône, le jeune. On y demande une seule chose : de nous faire « croître dans la connaissance du mystère du Christ ». Je crois que celle-ci est vraiment l’œuvre plus belle et plus importante devant Dieu, et c’est précisément à ce but que voudraient servir les méditations que je vais donner dans ce Carême.

Poursuivant notre réflexion ouverte dans la prédication de l’Avent sur l’Esprit Saint qui doit imprégner toute la vie et l’annonce de l’Eglise (« Théologie du troisième article »!), nous proposons dans ces méditations de carême de remonter du troisième au deuxième article du credo. Autrement dit, nous essaierons de mettre en lumière comment l’Esprit Saint « nous introduit à la pleine vérité » sur Jésus Christ et sur son mystère pascal, c’est-à-dire sur « l’être » et « l’agir » du Sauveur. A propos de l’ « agir » du Christ, en phase avec la période liturgique du carême, nous tâcherons d’approfondir le rôle que tient l’Esprit Saint dans Sa mort et Sa résurrection et, derrière lui, dans notre mort et notre résurrection.

Le deuxième article du credo, dans sa forme complète, dit ceci :

« Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ, Le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles: Dieu de Dieu. Il est Dieu, né de Dieu, Lumière né de la Lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu, engendré non pas créé, de même nature que le Père, et par Lui tout a été fait ».

Cet article central du credo reflète deux stades distincts de la foi. La phrase « Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ », renvoie au tout début de la foi de l’Eglise, tout de suite après Pâques. Ce qui suit dans l’article : « Le Fils unique de Dieu… » reflète une phase postérieure, plus avancée, après la controverse arienne et le concile de Nicée de l’année 325. Nous consacrons cette méditation à la première partie de l’article « Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ », et verrons ce que dit le Nouveau Testament sur l’Esprit auteur de la vraie connaissance du Christ.

Saint Paul affirme que Jésus Christ a été établi « dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts » (Rm 1, 4), c’est-à-dire sous l’action de l’Esprit-Saint. Il va jusqu’à dire que « personne n’est capable de dire : Jésus est Seigneur, sinon dans l’Esprit Saint » (1 Co 12, 3), s’il n’est éclairé intérieurement par sa lumière. Il attribue à l’Esprit Saint « l’intelligence du mystère du Christ » qui lui a été donnée, comme à tous les saints apôtres et prophètes (cf. Ep 3, 4-5); il dit que les croyants seront capables « de comprendre quelle est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur et de connaître ce qui dépasse toute connaissance : l’amour du Christ », seulement s’ils seront « fortifiés par l’Esprit » (Ep 3, 16-19).

Dans l’évangile de Jean, Jésus annonce lui-même cette œuvre du Paraclet à son égard. Il prendra de lui et l’annoncera aux disciples; il leur rappellera tout ce qu’il a dit; les conduira vers la vérité toute entière sur sa relation avec le Père et lui rendra témoignage (cf. Jn 16, 7-15). Ce sera dorénavant le critère pour reconnaître si quelqu’un est mu par le vrai Esprit de Dieu et non par un autre esprit: s’il pousse à reconnaître Jésus venu dans la chair (cf. 1 Jn 4, 2-3).

Certains croient que l’emphase donnée aujourd’hui à l’Esprit Saint peut mettre dans l’ombre l’œuvre du Christ, comme si son œuvre était incomplète ou à améliorer. C’est une incompréhension totale. L’Esprit ne dit jamais « moi je », ne parle jamais à la première personne, ne prétend pas fonder sa propre œuvre, mais fait tout simplement référence au Christ. Lui, Jésus, est le Chemin, la Vérité, la Vie; Le Paraclet aide à faire comprendre tout cela!

La venue de l’Esprit Saint à la Pentecôte se traduit par une illumination subite de tout ce que le Christ est et a fait. Pierre termine son discours de Pentecôte par une définition solennelle, qu’on dirait aujourd’hui « urbi et orbi »: « Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur (Kyrios) et Christ, ce Jésus que vous aviez crucifié. » (Ac 2, 36). A partir de ce jour-là, la première communauté commença à relire la vie de Jésus, sa mort et sa résurrection, de manière différente; tout devenait clair, comme si un voile était tomé de leurs yeux (cf. 2 Co 3.16). Bien que vivant coude à coude avec lui, sans l’Esprit, ils n’avaient pas pu pénétrer les profondeurs de son mystère.

Aujourd’hui la théologie orthodoxe et la théologie catholique se rapprochent sur cette question du rapport entre l’œuvre du Christ et celle de l’Esprit. Le théologien Johannes Zizioulas, au cours d’un congrès à Bologne, en1980, avait exprimé d’un côté des réserves sur l’ecclésiologie de Vatican II car, selon lui, « l’Esprit Saint a fait son entrée dans l’ecclésiologie après que l’édifice de l’Eglise ne fut construit qu’avec le matériel christologique », mais de l’autre il reconnaissait que la théologie orthodoxe avait besoin elle aussi de repenser le rapport entre la christologie et la pneumatologie, pour ne pas édifier l’ecclésiologie sur une base pneumatologique uniquement1. Autrement dit, nous, latins, nous sommes stimulés à approfondir le rôle de l’Esprit Saint dans la vie de l’Eglise (ce qui fut le cas après le concile) et les frères orthodoxes celui du Christ et la présence de l’Eglise dans l’histoire.

2. Connaissance objective et connaissance subjective du Christ

Revenons donc au rôle de l’Esprit Saint dans la connaissance du Christ. Dans le Nouveau Testament, se dessinent deux types de connaissances du Christ, ou deux domaines dans lesquels l’Esprit exerce son action. Il y a une connaissance objective du Christ, de son être, de son mystère et de sa personne, et une connaissance plus subjective, fonctionnelle et intérieure, qui a pour objet ce que Jésus « fait pour moi », plus que ce qu’il « est en soi ».

Chez Paul prévaut encore l’intérêt pour la connaissance de ce que Jésus Christ a fait pour nous, pour son action et pour son mystère pascal; chez Jean prévaut désormais l’intérêt pour ce que le Christ est: le Logos éternel qui était aux côtés de Dieu puis est venu dans la chair, et qui est une seule chose avec le Père  (Jn 10,30). Mais ces deux tendances seront plus évidentes dans les développements successifs. Nous en parlons brièvement pour nous aider à saisir le don que l’Esprit Saint fait aujourd’hui à l’Eglise dans ce domaine.

A l’époque des Pères, l’Esprit Saint apparaît surtout comme un garant de la tradition apostolique autour de Jésus, contre les nouveautés apportées par les gnostiques. L’Eglise –affirme saint Irénée – a reçu le Don de Dieu qui est l’Esprit; tous ceux qui se séparent de la vérité prêchée par l’Eglise avec leurs fausses doctrines, n’en font pas partie2. Les Eglises apostoliques – argumente Tertullien – ne peuvent s’être trompés en prêchant la vérité. Penser le contraire signifierait que « l’Esprit Saint, envoyé par le Christ dans ce but, impétré par le Père comme maître de vérité, lui qui est le vicaire du Christ et son administrateur, aurait manqué à son office »3.

A l’époque des grandes controverses dogmatiques, l’Esprit Saint est vu comme le gardien de l’orthodoxie christologique. Aux conciles, l’Eglise a la certitude d’être « inspirée » par l’Esprit quand elle formule la vérité autour des deux natures du Christ, autour de l’unité de sa personne, et de sa pleine et complète humanité. L’accent est donc clairement mis sur la connaissance objective, dogmatique et communautaire du Christ.

Cette tendance dominera la théologie jusqu’à la Réforme. Avec une différence cependant. Les dogmes, qui étaient des questions vitales au moment de leur formulation, fruit d’une vive participation de toute l’Eglise, une fois établis et transmis, tendent à perdre de leur mordant, à devenir formels. « Deux natures, une personne » devient une formule bien faite, plus que le point d’arrivée d’un long et souffert processus. Pendant tout ce temps, les splendides expériences d’une connaissance intime du Christ, personnelle, pleine de dévotion à son égard, comme celles de saint Bernard et de François d’Assise, ne manquaient pas. Mais celles-ci n’avaient pas beaucoup d’influence sur la théologie. Encore aujourd’hui, on en parle dans l’histoire de la spiritualité, pas dans celle de la théologie.

Les réformateurs protestants renversent la situation et disent : « Connaître le Christ signifie reconnaître ses bienfaits, ne pas spéculer sur ses natures et sur son incarnation »4. Le Christ, « pour moi » bondit au premier plan. A la connaissance objective, dogmatique, s’oppose une connaissance subjective, intime;  le témoignage intérieur rendu à Jésus par l’Esprit Saint dans le cœur de chaque croyant passe avant le témoignage extérieur de l’Eglise sur Jésus.

Quand cette nouveauté théologique tendra, plus tard, elle-même, dans le protestantisme officiel, à se transformer en « morte orthodoxie », des mouvements comme le Piétisme chez les luthériens et le Méthodisme chez les anglicans, feront périodiquement leur apparition pour la ramener à la vie. Le sommet de la connaissance du Christ coïncide, dans ces milieux, avec le moment où le croyant, poussé par l’Esprit Saint, prend conscience que Jésus est mort « pour lui », vraiment pour lui, et le reconnaît comme son Sauveur personnel. Un des initiateur du mouvement Méthodiste écrit:

« Pour la première fois je crus de tout mon cœur;

Je crus d’une foi divine,

Et dans l’Esprit Saint j’obtins le pouvoir

D’appeler mon le Sauveur.

Je sentis le sang de l’expiation de mon Seigneur

Directement sur mon âme »5.

Complétons ce rapide regard sur l’histoire, en disant un mot sur la troisième phase dans la façon de concevoir le rapport entre l’Esprit Saint et la connaissance du Christ, celle qui caractérisa les siècles des Lumières, dont nous sommes les héritiers directs. La mode de la connaissance objective, détachée, est de retour ; elle n’est plus, toutefois, de nature ontologique, comme autrefois, mais historique. En d’autres termes, on ne se intéresse pas à savoir qui est en soi le Christ (sa préexistence, ses natures, sa personne), et pas même à ce qu’il est pour moi , mais uniquement a ce qui il a été dans la réalité de l’histoire. C’est l’époque de la recherche autour du soi-disant « Jésus historique » !

A ce stade, l’Esprit Saint n’exerce plus aucun rôle dans la connaissance du Christ. Le « témoignage intérieur » de l’Esprit Saint est désormais assimilé à la raison et à l’esprit humain. Seul importe le « témoignage extérieur ». Et ne compte plus le témoignage apostolique de l’Eglise mais uniquement celui de l’histoire, vérifié selon différentes méthodes critiques. Le présupposé commun de cet effort était que pour trouver le vrai Jésus, il fallait d’abord chercher en dehors de l’Eglise, le débarrasser « des bandelettes du dogme ecclésiastique »6.

Nous savons comment a fini toute cette recherche sur le Jésus historique : un échec. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas apporté tant de résultats positifs. Persiste encore, à cet égard, un malentendu de base. Jésus Christ – et à sa suite d’autres hommes, comme saint François d’Assise – n’a pas simplement vécu dans l’histoire, mais a créé une histoire et vit maintenant dans l’histoire qu’il a créé, comme un son dans l’onde qu’il a provoquée. Les historiens rationalistes s’acharnent à vouloir le séparer de l’histoire qu’il a créée, pour le rendre à l’histoire commune et universelle, comme si on pouvait mieux percevoir un son dans son originalité, en le séparant de l’onde sonore qui le transporte. L’histoire que Jésus a commencée, ou la vague qu’il a émise, est la foi de l’Eglise animée par l’Esprit Saint et c’est à travers elle seulement que l’on remonte à sa source.

Cela n’exclut pas la légitimité d’une recherche normale sur lui, mais celle-ci devrait être plus consciente de ses limites et reconnaître qu’elle ne tarit pas tout ce que l’on peut savoir du Christ. Tout comme l’acte le plus noble de la raison est de reconnaître qu’il y a quelque chose qui la dépasse7, l’acte le plus honnête chez un historien est de reconnaitre qu’il y a quelque chose que l’histoire toute seule ne peut pas atteindre.

3. La sublime connaissance du Christ

A la fin de son œuvre classique sur l’histoire de l’exégèse chrétienne, Henri de Lubac arrivait à une conclusion plutôt pessimiste. A nous les modernes, disait-il, il manque les conditions nécessaires pour ressusciter une lecture spirituelle comme celle des Pères; il nous manque cette foi pleine d’élan, et ce sens de plénitude et d’unité qu’ils avaient pour les Ecritures. Vouloir imiter aujourd’hui leur audace dans la lecture de la Bible serait pour ainsi dire s’exposer à une sorte de profanation car il nous manque l’esprit d’où jaillissaient ces choses8. Toutefois, il ne fermait pas complètement la porte à l’espérance ; dans un autre ouvrage il dit que « si l’on veut retrouver quelque chose de ce que fut, aux premiers siècles de l’Eglise, l’interprétation spirituelle des Ecritures, il faut avant tout reproduire un mouvement spirituel »9.

Ce que Lubac faisait remarquer à propos de l’intelligence spirituelle des Ecritures, s’applique, à plus forte raison, à la connaissance spirituelle du Christ. Il ne suffit pas d’écrire de nouveaux traités de pneumatologie, des traités plus actuels. Sans le support d’une expérience vécue de l’Esprit, semblable à celle qui accompagna, au IVème siècle, la première élaboration de la théologie de l’Esprit, ce que l’on dit restera toujours en dehors du vrai problème. Il nous manque les conditions nécessaires pour nous élever au niveau du Paraclet et de son action : l’élan, l’audace et cette « sobre ivresse de l’Esprit », dont parlent presque tous les grands auteurs de ce siècle. On ne peut présenter un Christ dans l’onction de l’Esprit, si on ne vit pas, en quelque sorte, dans cette même onction.

C’est aujourd’hui, ici, que se réalise la grande nouveauté souhaitée par le père de Lubac. Au siècle dernier, un « mouvement spirituel » est né et n’a cessé de s’étendre, créant les bases pour un renouveau de la pneumatologie à partir de l’expérience de l’Esprit et de ses charismes. Je parle du phénomène pentecôtiste et charismatique. Durant les 50 premières années de son existence, ce mouvement, né (comme le Piétisme et le Méthodisme rappelés tout à l’heure) par réaction à la tendance rationaliste et libérale de la théologie, a volontairement ignoré la théologie et a été, à son tour, ignoré (voire même ridiculisé !) par la théologie.

Mais quand vers la moitié du siècle dernier, celui-ci a pénétré les Eglises traditionnelles, avec douées d’une vaste instrumentation théologique, et qu’il a reçu un accueil convaincu des respectives hiérarchies, la théologie n’a plus pu l’ignorer. Dans un ouvrage intitulé La redécouverte de l’Esprit. Expérience et théologie de l’Esprit Saint, les plus célèbres théologiens du moment, catholiques et protestants, ont discuté sur la signification de ce mouvement pentecôtiste et charismatique pour le renouveau de la doctrine de l’Esprit Saint10.

Tout ceci nous intéresse, en ce moment, uniquement d’un point de vue de la connaissance du Christ. Quelle connaissance du Christ voit-on se dessiner dans ce nouveau climat spirituel et théologique? Le fait le plus significatif n’est pas la découverte de nouvelles perspectives et de nouvelles méthodologies suggérées par la philosophie du moment (structuralisme, analyse linguistique etc.), mais la redécouverte d’une vérité biblique élémentaire: que Jésus Christ est le Seigneur ! La seigneurie du Christ est un monde nouveau dans lequel on entre « sous l’action de l’Esprit Saint ».

Saint Paul parle d’une connaissance du Christ de niveau « supérieur », voire « sublime », qui consiste à le reconnaître et à le proclamer « Seigneur » (cf. Ph 3, 8). Cette proclamation, unie à une foi en la résurrection du Christ, transforme une personne, la sauve: « Si de ta bouche, tu affirmes que Jésus est Seigneur, si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, alors tu seras sauvé » (Rm 10,9). Or, cette connaissance ne peut venir que de l’Esprit Saint : « Personne n’est capable de dire : « Jésus est Seigneur » sinon dans l’Esprit Saint » (1 Co 12, 3). Chacun, naturellement, peut dire ces mots avec les lèvres, même sans l’Esprit Saint, mais cela ne sera jamais cette grande chose que nous venons de dire ; la personne ne deviendrait pas une personne « sauvée ».

Qu’y a-t-il de si spécial dans cette affirmation qui la rende capitale? On peut l’expliquer sous différents points de vue, objectifs et subjectifs. La force objective de la phrase: « Jésus est Seigneur » tient au fait que celle-ci rend présente l’histoire et en particulier le mystère pascal. C’est la conclusion qui jaillit de deux événements: Jésus Christ est mort pour nos péchés ; il est ressuscité pour notre justification; il est donc Seigneur. « Si le Christ a connu la mort, puis la vie, c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants » (Rm 14,9). Les événements qui l’ont préparée se sont comme renfermés dans cette conclusion et en elle ils sont devenus présents et actifs. Dans ce cas le mot est vraiment « la maison de l’être »11. La proclamation: « Jésus est Seigneur » est le grain qui a donné naissance à tout le kérygme puis est l’annonce chrétienne.

D’un point de vue subjectif – c’est-à-dire pour ce qui dépend de nous – la force de cette proclamation vient du fait qu’elle suppose aussi une décision. Celui qui la prononce décide quel sens donner à sa vie. C’est comme s’il disait : « Tu es mon Seigneur; je me soumets à toi, je te reconnais librement comme mon sauveur, mon chef, mon maître, celui qui a tout les droits sur moi. Je t’appartiens plus que je ne m’appartiens à moi-même, car tu m’as acheté à grand prix » (cf. 1 Co 6, 19 s.).

Cet aspect de « décision » inscrit dans la proclamation de Jésus « Seigneur » prend aujourd’hui une dimension particulière. Certains croient qu’il est possible, voire nécessaire, de renoncer à la thèse de l’unicité du Christ, pour favoriser le dialogue entre les différentes religions. Or, proclamer Jésus « Seigneur » signifie justement proclamer son unicité. Ce n’est pas pour rien que l’article nous fait dire: « Je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ ». Saint Paul écrit:

« Bien qu’il y ait en effet, au ciel et sur la terre, ce qu’on appelle des dieux – et il y a une quantité de « dieux » et de « seigneurs » –, pour nous, au contraire, il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et vers qui nous allons ; et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout vient et par qui nous vivons. » (1 Co 8, 5-6).

L’Apôtre a écrit ces paroles au moment où la foi chrétienne s’ouvrait, petite et à peine née, à un monde dominé par des cultes et des religions puissantes et prestigieuses. Le courage qu’il faut aujourd’hui pour croire que Jésus est « l’unique Seigneur » n’est rien à côté de celui qu’il fallait à l’époque. Mais le « pouvoir de l’Esprit » n’est accordé qu’à ceux qui proclament Jésus « Seigneur », dans la acceptation forte des origines. C’est une question d’expérience. Seulement après qu’un théologien ou un annonceur a décidé de tout miser sur Jésus Christ « unique Seigneur », mais vraiment tout, au risque même de se faire « chasser de la synagogue », alors seulement à ce moment-là celui-ci fait l’expérience d’une nouvelle certitude, d’un nouveau pouvoir, dans sa vie et dans son ministère.

4. Du Jésus « personnage » au Jésus « personne ».

Cette découverte lumineuse de Jésus « Seigneur » est, disais-je, la nouveauté et la grâce que Dieu accorde, de nos jours, à son Eglise. Je me suis aperçu que lorsque j’interrogeais la Tradition sur tous les autres thèmes et paroles des Ecritures, les témoignages des Pères se multipliaient dans mon esprit; quand j’ai essayé de l’interroger sur ce point, celle-ci restait pratiquement muette. Déjà, au IIIème siècle, le titre de Seigneur n’est plus compris dans sa signification kérygmatique ; en dehors du cadre religieux juif, il n’était pas assez significatif pour exprimer suffisamment l’unicité du Christ. Origène attribue le titre de « Seigneur » (Kyrios) à celui qui est encore au stade de crainte; à « Seigneur » correspond, selon lui, le titre de « serviteur », alors qu’au nom « Maître » correspond celui de « disciple » et d’ami12.

On continue certainement à parler de Jésus « Seigneur », mais celui-ci est devenu un nom du Christ comme les autres, voire le plus souvent un des éléments du nom complet du Christ: « Notre Seigneur Jésus Christ ». Mais une chose est de dire: « Notre Seigneur Jésus Christ », une autre de dire: « Jésus Christ est notre Seigneur! ». La traduction du texte aux Philippiens 2,11, dans la Vulgate, est un indice de ce changement: « Omnis lingua confiteatur quia Dominus noster Iesus Christus in gloria est Dei Patris », « que toute langue proclame que notre Seigneur Jésus Christ est dans la gloire de Dieu le Père ». Mais une chose est de dire « notre Seigneur Jésus Christ est dans la gloire de Dieu le Père », et une autre de dire : « Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père ». De cette façon, qui est celle des traductions aujourd’hui en vigueur, on ne prononce pas seulement un nom, on fait une profession de foi.

Où est, dans tout cela, le saut de qualité que l’Esprit Saint nous fait faire dans la connaissance du Christ ? Il est dans le fait que la proclamation de Jésus Seigneur est la porte qui donne accès à la connaissance du Christ ressuscité et vivant! Non plus un Christ « personnage », mais un Christ « personne » ; non plus un ensemble de thèses, de dogmes (et d’hérésies), non plus seulement objet de culte et de mémoire, mais une personne vivante et toujours présente avec son Esprit.

Cette connaissance spirituelle et existentielle de Jésus comme Seigneur, ne permet pas de négliger la connaissance objective, dogmatique et ecclésiale du Christ, mais la revitalise. Grâce à l’Esprit Saint, dit saint Irénée, la vérité révélée, « comme un dépôt précieux conservé dans un vase de valeur, rajeunit toujours et fait rajeunir également le vase qui la contient »13. A un de ces dogmes, qui constitue la seconde partie de notre article du credo: « Engendré, non pas créé, de même nature que le Père », nous consacrerons, si Dieu le veut, notre prochaine méditation.

Je ne saurais indiquer, au terme de ces réflexions, meilleure résolution à prendre que celle que l’on peut lire au début de l’exhortation apostolique du pape François Evangelii gaudium:

« J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui ».

Traduction de Zenit, Océane Le Gall

1 Cf. Johannes D. Zizioulas, Christologie, pneumatologie et institutions ecclésiastiques: un point de vue orthodoxe, dans « Le christianisme dans l’histoire » 2, Bologne 1981, pp. 111-127.
2 Cf. St. Irénée, Contre les hérésies, III, 24, 1-2.
3 Tertullien, La prescription des hérétiques, 28, 1 (CC 1 p. 209).
4 F. Melantone, Loci theologici, dans Corpus Reformatorum, Brunsvigae 1854, p. 85.
5 Ch. Wesley, Hymne « Gloire à Dieu, louanges et amour » (Glory to God and Praise and Love).
6 Cf. A. Schweizer, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, München 1966,II, pp.620 s.
7 B. Pascal, Pensées, 267 (ed. Brunschwicg).
8 Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale, II, 2, Paris 1964, p.79.
9 H. de Lubac, Histoire et Esprit, Rome 1971, p. 587.
10AA.VV, Erfahrung und Theologie des Heiligen Geistes, Monaco 1974 (trad. it. La riscoperta dello Spirito, Milano 1977); cf. anche Y. Congar, Credo nello Spirito Santo, 2, Brescia 1982, pp. 157-224; J. Moltmann, Lo Spirito della vita, Brescia 1994; M. Welker, Lo Spirito di Dio. Teologia dello Spirito Santo, Brescia 1995, p. 17.
11 C’est la fameuse affirmation du philosophe Martin Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme, Adelphi, Milano 1995.
12 Cf. Origène, Commentaire sur Jean, I, 29 (SCh 120, p. 158).

13 Cf. S. Irénée, Contre les hérésies, III, 24,1.

Share this Entry

Raniero Cantalamessa

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel