Le card. Tagle entouré du card. Maradiaga et de Michel Roy, Caritas

Caritas Internationalis - Photo de Simone Stefanelli

La nourriture perdue et les solutions de la Caritas, par le card. Tagle

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Une charte pour la gestion des ressources alimentaires de la planète

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« Le problème de la nourriture perdue : points de vue de l’enseignement social catholique et solutions de la Caritas » : c’est le thème de l’intervention du cardinal philippin Tagle à la FAO.
Il s’agit d’une véritable charte pour la lutte contre le gaspillage alimentaire tout au long de la chaîne de la production, de l’acheminement et de la distribution des vivres, et pour la gestion des ressources alimentaires de la planète, c’est pourquoi nous proposons dès ce soir notre traduction intégrale de l’anglais.
Le cardinal Luis Antonio Tagle, archevêque de Manille et président de Caritas Internationalis, s’est en effet adressé à l’Organisation des Nations Unies pour la nourriture et l’agriculture (F.A.O.) qui a son siège à Rome, lundi 30 mai au soir, lors de la 154e session du Conseil de la FAO qui s’est tenu sur le thème de la réduction des déchets et du gaspillage alimentaires.
Il invite à des solutions centrées sur la recherche du bien de la personne humaine et non sur des recettes purement techniques : « Nous devons regarder les choses différemment, nous devons faire des choix politiques, adopter des styles de vie et une spiritualité qui coupent avec le simple « paradigme technocratique ». N’adopter que des remèdes techniques à la perte de nourriture équivaut à oublier la personne humaine, séparant « des choses qui sont entrelacées dans la réalité» et masquant « les vraies et plus profondes questions du système mondial ». »
Le cardinal Tagle propose « une vision basée sur un développement humain qui soit intégral et écologique ».
A.B.
Traduction intégrale du discours du cardinal Tagle
Le problème de la nourriture perdue : points de vue de l’enseignement social catholique et solutions de la Caritas.
Monsieur le Directeur Général,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
C’est un privilège de parler aujourd’hui à un public aussi qualifié. Je suis reconnaissant envers la FAO de m’avoir permis de faire partie de ce panel, ce qui me procure aussi le grand plaisir de rencontrer personnellement le directeur général, le professeur José Graziano da Silva. Caritas Internationalis et la FAO jouissent de relations institutionnelles établies et ma présence ici aujourd’hui est un signe tangible de cette coopération.
Mon intervention a pour objectif de présenter une nouvelle manière de situer le problème de la nourriture perdue, en suggérant des solutions à partir de l’expérience des organisations de Caritas.
La question de la nourriture perdue est très présent parmi les préoccupations de l’Église catholique, en tant que problème qui freine la disponibilité de nourriture pour tous, sapant ainsi le développement humain. Dans la pratique des organisations de Caritas, un des défis dans la mise en œuvre de projets à tous les niveaux est la perte de produits alimentaires dont les fermiers et les communautés font l’expérience, d’année en année. La perte de nourriture se produit à toutes les étapes du développement de chaines de valeur agricole après la récolte, y compris pendant le transport du champ à la propriété, pendant le battage ou l’écossage, pendant le stockage, pendant le transport jusqu’au marché et pendant la vente. Ceci est particulièrement dommageable pour les petits exploitants agricoles dont la sécurité alimentaire et la capacité à gagner leur vie par leur travail peut être sévèrement menacée.
Dans sa lettre encyclique ‘Caritas in Veritate’, le pape Benoît réaffirmait déjà qu’une manière d’éliminer les causes structurelles de l’insécurité alimentaire était de promouvoir un développement agricole à travers « des investissements en infrastructures rurales, en systèmes d’irrigation, de transport, d’organisation des marchés, en formation et en diffusion des techniques agricoles appropriées » (27) chez les agriculteurs. Toutes ces interventions sont particulièrement efficaces pour prévenir les pertes alimentaires.
Plus récemment, le pape François nous rappelait que la réalisation du droit humain fondamental à une nourriture adéquate n’est pas seulement un défi économique et « technique », mais particulièrement « éthique et anthropologique »[1] : les États ont l’obligation de créer des conditions favorables à la sécurité alimentaire, de respecter la personne et sa façon d’utiliser les ressources nécessaires, d’assurer la sécurité alimentaire et la quantité de nourriture. Si nous voulons que les systèmes alimentaires garantissent le droit à une nourriture adéquate pour tous, y compris pour les plus désavantagés, cela requiert des politiques saines et des mesures efficaces pour empêcher la perte de produits alimentaires. Le problème de la nourriture perdue est clairement un problème systémique, la conséquence de systèmes alimentaires non pas centrés sur la personne humaine, mais sur le marché. Dans ‘Evangelii gaudium’, le pape François dit non à une économie d’exclusion et d’inégalité, rejetant les théories du « ruissellement » (trickle-down) selon lesquelles la croissance économique et le marché libre finiraient par apporter plus de justice et d’inclusivité. Il nous a demandé à tous : « Pouvons-nous continuer à rester là quand la nourriture est jetée alors que des personnes meurent de faim ? »[2]
Dans son encyclique ‘Laudato si’’, il nous rappelle en particulier qu’une lecture correcte des textes bibliques nous dévoile une belle invitation à « travailler et garder le jardin du monde », à être ses intendants et gardiens (cf. Gen 2,15). Tandis que « travailler » signifie cultiver et labourer, « garder » veut dire prendre soin de, protéger, surveiller et conserver. Le devoir de « garder ce jardin » ne s’applique-t-il pas aussi à ses fruits ? L’encyclique poursuit : « Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures » (Laudato si’, 67). Quelle meilleure façon de sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité que d’éviter la surproduction qui épuise les ressources naturelles, tout en s’assurant que les fruits de la terre ne sont pas perdus ? Le pape a manifesté sa grande préoccupation quant à l’épuisement des ressources naturelles, rappelant que l’exploitation de la planète a atteint son maximum (id., 23 et suivants). Ceci fait qu’il est absolument nécessaire d’avoir de nouveaux modèles de production et de consommation.
Les fruits de la terre doivent bénéficier à tout le monde. Cela nécessite que l’on adopte une perspective sociale qui prenne en compte les droits fondamentaux des pauvres et des moins privilégiés. Selon la doctrine sociale de l’Église, la propriété privée est subordonnée à la destination universelle des biens ; rappelant l’enseignement de saint Jean-Paul II[3], le pape François réaffirme qu’ « un type de développement qui ne respecterait pas et n’encouragerait pas les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus digne de l’homme » (id., 93).
L’expérience des organisations Caritas montre que, souvent, les petits exploitants agricoles manquent de capacité pour gérer les pertes après les récoltes. Le droit humain à une nourriture adéquate requiert un accès équivalent aux ressources pour la nourriture : ainsi, à part la propriété foncière, le monde rural doit avoir accès aux moyens d’éducation technique, de crédit et d’assurance et aux marchés » (id., 94). C’est aussi le type d’accompagnement que fournit Caritas, à travers la promotion de méthodes de récolte améliorées, des formations au choix du moment propice aux récoltes et aux techniques de stockage, la sensibilisation sur le droit à la nourriture ainsi que des interventions auprès des gouvernements en faveur de politiques spécifiques et de stratégies pour guider le travail de tous ceux qui ont impliqués dans les questions de pertes après les récoltes, comme les chercheurs, les conseillers agricoles, les acteurs du secteur privé, le gouvernement, les organisations d’aide internationales non gouvernementales et les agriculteurs.
Une étude menée par Caritas Malawi (CADECOM) en 2014, par exemple, a observé les récoltes alimentaires telles que le maïs, le millet, le sorgho, le soja, les haricots, les pois cajan et les arachides, montrant que les pertes alimentaires étaient un défi à la sécurité alimentaire des exploitants individuels et au pays dans son ensemble. Elle a révélé des besoins sérieux non satisfaits : premièrement, les contraintes expérimentées par les fermiers, comme le manque de ressources financières pour acheter des équipements de stockage et le manque d’installations de stockage appropriées ; un certain nombre de méthodes de stockage ne sont pas accessibles en raison d’une sensibilisation limitée, d’un manque d’accès aux technologies et de coûts d’acquisition prohibitifs ; les agriculteurs ont besoin d’opportunités pour suivre des formations et des services de conseil, ainsi que pour profiter de technologies traditionnelles et améliorées. N’oublions jamais l’importance des méthodes traditionnelles[4] pour le stockage des récoltes, particulièrement importantes pour les petits exploitants agricoles. Deuxièmement, il n’existe pas de stratégies gouvernementales spécifiques sur les pertes après les moissons. Cela a motivé Caritas Malawi pour lancer des programmes destinés à accroître les capacités des fermiers et à s’engager dans le plaidoyer en matière de politique.
L’enseignement social catholique encourage la promotion d’une économie qui favorise la diversité de production et encourage les systèmes de production alimentaire à petite échelle qui alimentent la majeure partie du monde. Dans de nombreux cas, les petits producteurs sont forcés de vendre leur terre ou d’abandonner leurs récoltes traditionnelles. Leurs tentatives de se tourner vers d’autres formes de production sont souvent vaines parce que les marchés régionaux et mondiaux ne leur sont pas ouverts ou parce que l’infrastructure pour les ventes et le transport est destinée à de plus grandes entreprises. Les autorités civiles ont le droit et le devoir d’adopter des mesures de soutien aux petits producteurs et aux productions diversifiées (id., 129). Il est essentiel que les systèmes alimentaires intègrent la valeur fondamentale du travail humain : garantir que les fruits du travail humain ne sont pas perdus est une question de justice ! Les politiques et mesures nationales et locales devraient encourager les différentes formes de coopération ou d’organisation communautaire qui défendent les intérêts des petits producteurs et garantissent le développement durable.
Par exemple, les Œuvres caritatives catholiques (Caritas) USA développent un programme appelé « Ferme pour le Maine » dont le but est de fournir des légumes organiques riches en nutriments pour des personnes démunies qui font appel aux banques alimentaires. Une partie du produit est distribuée directement à la sortie du champ, tandis que la plupart est transformée, en partenariat avec des petites entreprises appartenant à des femmes, pour être distribuée pendant les mois d’hiver. Ce partenariat stimule l’emploi et la coopération tout en permettant de garder des légumes pendant tout le rude hiver du Maine, lorsque le besoin est le plus important.
Un autre exemple est le système de distribution de nourriture développé dans l’État de Washington pour distribuer des fruits et légumes frais aux foyers à bas revenu. « Catholic Charities » de la ville de Spokane a créé un vaste réseau de liens avec plus de 50 entreprises agricoles pour nourrir une communauté où 17 % des habitants reçoivent de la nourriture à travers des bons d’alimentation fournis par le gouvernement. Un système « de la ferme à la banque alimentaire » robuste a été construit, travaillant avec de multiples partenaires incluant des universités pour offrir des programmes d’éducation nutritionnelle et pour construire des installations de chaînes de distribution. Les fermiers étaient reliés à des routes logistiques qui culminaient dans la ville, approvisionnant des sites de distribution à proximité, permettant de fournir de la nourriture sans infrastructure de transport importante. Des équipements comme un véhicule de livraison, des réfrigérateurs et des congélateurs pour le stockage ont amélioré la capacité des sites de distribution.
En somme, les manières dont Caritas affronte les problèmes de pertes de nourriture ne consistent pas seulement en des solutions techniques. Elles répondent plutôt à une vision basée sur un développement humain qui soit intégral et écologique : les programmes de Caritas sont toujours orientés vers les personnes les plus vulnérables et marginalisées ; ils garantissent un développement durable par le respect de l’environnement, de la santé et du bien-être humains et stimulent la création d’emplois ; ils visent la réalisation de la justice sociale en créant des alliances vertueuses basées sur la solidarité et la coopération, favorisant l’inclusion sociale.
Conclusions : une nouvelle approche du problème de la nourriture perdue
Le marché ne peut à lui seul garantir le développement humain intégral et l’inclusion sociale. Même lorsque nous abordons un problème apparemment technique, comme les pertes alimentaires, nous ne devons pas sous-estimer « les racines les plus profondes des dérèglements actuels qui sont en rapport avec l’orientation, les fins, le sens et le contexte social de la croissance technologique et économique » (id., 109).
Nous devons regarder les choses différemment, nous devons faire des choix politiques, adopter des styles de vie et une spiritualité qui coupent avec le simple « paradigme technocratique ». N’adopter que des remèdes techniques à la perte de nourriture équivaut à oublier la personne humaine, séparant « des choses qui sont entrelacées dans la réalité» et masquant « les vraies et plus profondes questions du système mondial » (id., 111).
Merci.
NOTES
[1] Cf. Pape François, Message pour la Journée mondiale de la nourriture 2013, 2.
[2] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, 53.
[3] Pape Jean-Paul II, Lettre encyclique Sollicitudo Rei Socialis (30 décembre 1987), 33 : AAS 80 (1988), 557.
[4] Y compris l’usage d’herbes provenant d’arbres/arbustes, l’usage de cendre provenant des déchets d’élevage et de résidus de culture et l’usage de greniers traditionnels. Répartir de la cendre sur des récoltes comme les haricots est très efficace : ils ne sont pas attaqués par les charançons et ne demandent plus longtemps à la cuisson. La cendre répartie sur la patate douce et conservée est une mine qui garantira la conservation pendant plus de cinq mois. Caritas Malawi travaille cependant avec tous les niveaux de fermiers : petits propriétaires, agriculteurs à revenus moyens et exploitants commerciaux, à travers des programmes d’approches différentes adaptés à chacun. Par conséquent, certaines stratégies pour gérer les pertes alimentaires – telles que l’usage de produits agrochimiques – peuvent ne pas convenir à des petits exploitants pour lesquels seules des méthodes traditionnelles peuvent conviennent. L’emploi de produits agrochimiques est très adapté à des agriculteurs à revenu intermédiaire et à des exploitants commerciaux.
© Traduction de Zenit, Constance Roques

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Constance Roques

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