« Cette dixième Conférence ministérielle de l’OMC représente un moment d’espoir. Mais pour que cet espoir se réalise, toutes les personnes présentes doivent rester fidèles aux promesses et aux engagements pris envers les pauvres à Doha. Les progrès ont été peu satisfaisants dans les domaines du commerce pour les pays les plus pauvres », déclare Mgr Tomasi qui souhaite « une participation plus forte et plus inclusive ».
Mgr Silvano M. Tomasi, représentant permanent du Saint-Siège auprès des Nations Unies et d’autres Organisations internationales à Genève, est en effet intervenu lors de la 10ème Conférence ministérielle de Organisation mondiale du Commerce (OMC), à Nairobi (Kenya), le 17 décembre 2015.
Il suggère une simplification du système international : « Nous encourageons tous les pays membres à simplifier les procédures de l’OMC, guidés par les principes de solidarité et la centralité de la personne humaine, dans le but de parvenir à une participation plus forte et plus inclusive. »
L’idéal multilatéral « est finalement basé sur le fait que tous les êtres humains sont unis par une commune humanité enracinée dans la dignité de la personne humaine » , fait observer Mgr Tomasi avant d’affirmer : « À partir de cette prémisse, les acteurs individuels comme les institutions multilatérales peuvent travailler ensemble dans le but d’atteindre le bien commun. »
Voici notre traduction complète de l’intervention de Mgr Tomasi.
A.B.
Déclaration de Mgr Tomasi
1. La délégation du Saint-Siège souhaite tout d’abord exprimer ses remerciements et ses félicitations au président ministre des Affaires étrangères, Amina Mohamed, et au peuple du Kenya pour l’accueil chaleureux et les excellentes dispositions qui ont été prises à cette occasion. Ma délégation étend également sa gratitude au président de la Commission générale et au directeur général pour leurs efforts inlassables en vue de la Conférence. Cette dixième Conférence ministérielle de l’OMC représente un moment d’espoir. Mais pour que cet espoir se réalise, toutes les personnes présentes doivent rester fidèles aux promesses et aux engagements pris envers les pauvres à Doha. Les progrès ont été peu satisfaisants dans les domaines du commerce pour les pays les plus pauvres. Comme l’a rappelé le pape François dans sa récente visite à l’ONU : « Même en reconnaissant tout l’effort réalisé dans ce domaine, il semble qu’on ne soit pas encore arrivé à un système commercial international équitable et totalement au service de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Les relations commerciales entre les Etats, une part indispensable des relations entre les peuples, peuvent tant servir à porter préjudice à l’environnement qu’à l’assainir et le rendre sûr pour les générations futures. » (26 novembre 2015).
A cette occasion du 20ème anniversaire de l’OMC, nous observons, dans l’évolution des pourparlers au cours des dernières années, un sentiment de détachement par rapport aux questions qui sont perçues comme pertinentes par les spécialistes et par le grand public. Les grands espoirs, après le lancement du cycle de négociations de Doha, ont rapidement fait place à des désillusions et des déceptions. Après des années de longues négociations, ces espoirs ont été ravivés par l’accord de Bali, pour être ensuite anéantis par les difficultés dans la mise en œuvre du paquet de Bali.
Il est clair que nous vivons à une période sans précédent. La mondialisation façonne et transforme l’économie mondiale à une vitesse totalement inattendue ; certains pays, en particulier les économies émergentes, connaissent des changements sociaux et économiques qui sont d’un ordre de grandeur bien supérieur aux expériences historiques précédentes. Cela est certainement positif puisque la plupart de ces transformations sont pour le mieux et ont permis à des millions de personnes pauvres de sortir de la pauvreté ; cependant, ces développements révèlent les limites de l’OMC et d’autres institutions multilatérales. Celles-ci semblent lentes à s’adapter au changement et sont caractérisées par un processus de prise de décision qui est trop long et fastidieux.
Il existe en particulier un risque que l’OMC, en concentrant ses efforts sur la négociation des détails d’accords commerciaux complexes, passe à côté des questions les plus pertinentes. La mise en œuvre généralisée des accords commerciaux régionaux, dont certains ressemblent à des accords multilatéraux sur une petite échelle, témoigne du fait que là où l’approche multilatérale échoue, des alternatives sont poursuivies.
Ces règles ont fait partie des principes directeurs des négociations du GATT, puis de l’OMC, mais avec le temps elles semblent perdues parmi les interminables détails des accords commerciaux. Nous espérons donc que l’OMC redécouvrira et réaffirmera ses principes de base tels qu’ils sont indiqués dans le préambule de l’accord instituant l’OMC :
« Reconnaissant que leurs rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d’un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, et l’accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l’environnement et de renforcer les moyens d’y parvenir d’une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique ».
Le Saint-Siège espère un changement dans cette approche, qui devrait davantage tendre à favoriser l’intégration et le développement des personnes dans un monde de plus en plus interdépendant.
Nous encourageons tous les pays membres à simplifier les procédures de l’OMC, guidés par les principes de solidarité et la centralité de la personne humaine, dans le but de parvenir à une participation plus forte et plus inclusive.
Ces mêmes principes et règles devraient être effectivement adoptés par les pays membres qui doivent se conformer dans leurs actions individuelles aux principes généraux de la souveraineté limitée. Il est important que cette préoccupation soit partagée par tous les membres à tous les niveaux. Cette préoccupation, en fait, avait déjà été soulevée par le pape Benoît XVI : « Malheureusement, on a placé une confiance excessive dans de telles institutions, comme si elles pouvaient atteindre automatiquement le but recherché. En réalité, les institutions ne suffisent pas à elles seules, car le développement intégral de l’homme est d’abord une vocation et suppose donc que tous prennent leurs responsabilités de manière libre et solidaire. » (Benoît XVI, Caritas in Veritate, 11).
La modernisation du multilatéralisme pourrait être obtenue par la redécouverte des racines de l’idéal multilatéral, qui est finalement basé sur le fait que tous les êtres humains sont unis par une commune humanité enracinée dans la dignité de la personne humaine. À partir de cette prémisse, les acteurs individuels comme les institutions multilatérales peuvent travailler ensemble dans le but d’atteindre le bien commun.
2. Régionalisme et multilatéralisme
Comme cela a été souligné ci-dessus, les dernières décennies ont connu une prolifération d’accords commerciaux régionaux et bilatéraux menés en parallèle avec des négociations au niveau multilatéral. Il y a quelques semaines, douze des plus grandes nations commerçantes du monde ont conclu un accord de Partenariat transpacifique de commerce ; de même, les États-Unis et l’UE sont à un stade avancé de négociations pour conclure l’affaire sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, un accord qui contient un vaste ensemble de mesures visant à réduire de manière significative les barrières tarifaires et non tarifaires.
Les accords commerciaux régionaux (ACR) ont plusieurs avantages : en respectant l’article 24 du GATT, ils sont une étape vers la libéralisation du commerce ; de plus, ils peuvent fournir un cadre qui permette aux pays en voie de développement un ajustement progressif au degré accru de concurrence impliqué par le libre commerce ; enfin, ils peuvent être un instrument précieux pour développer le commerce Sud-Sud qui pourrait être un élément crucial dans le développement de plusieurs pays en voie de développement.
Toutefois, il existe un certain nombre de risques associés aux accords commerciaux régionaux (ACR), le plus pertinent étant qu’ils risquent d’être interprétés comme un substitut aux négociations multilatérales. En un sens, c’est un cas où le pluralisme est interprété comme étant opposé au multilatéralisme et où le bien particulier est vu comme opposé au bien commun.
Le Saint-Siège souligne fortement qu’il est important de reconnaître une primauté des accords multilatéraux sur les accords bilatéraux et régionaux. En dépit de ses limites et de sa complexité, le cadre multilatéral donne au pluralisme une dimension universelle et facilite un dialogue ouvert. Plus spécifiquement, dans un cadre multilatéral, les pays plus faibles et plus petits sont mieux protégés que dans un contexte régional et bilatéral où les autres parties sont des pays grands et forts. Dans ces contextes asymétriques, les économies avancées ont inévitablement plus de pouvoir de négociation que les pays les moins avancés (PMA) avec pour effet que ces derniers ne sont pas en mesure de profiter pleinement des avantages des accords.
3. Règles d’origine
Les règles d’origine ont empêché les PMA de bénéficier de tous les avantages des accords commerciaux préférentiels. Ces règles imposent des exigences difficiles à atteindre pour les pays en voie de développement. De telles règles sont souvent considérées comme étant excessivement restrictives et inflexibles, rendant difficile pour les PMA de tirer pleinement avantage des préférences qui leur sont accordées.
Dans plusieurs cas, les PMA sont collectivement en mesure de répondre aux exigences fixées par les règles d’origine des pays développés, mais, individuellement, ils ne parviennent pas à le faire. Depuis la conférence de Bali, les PMA ont préconisé à plusieurs reprises la nécessité d’un cadre multilatéral pour réformer la conception et la mise en œuvre des règles d’origine par les économies avancées dans les accords commerciaux préférentiels. Il faudrait augmenter les efforts afin de parvenir à un accord d’ici la conférence de Nairobi. Une attention particulière devrait être accordée à la possibilité d’adapter la définition de règles d’origine selon le niveau de développement et d’industrialisation du pays, ou à la possibilité de rendre les exigences pour les PMA contraignantes collectivement et non individuellement.
Plus généralement, les économies avancées devraient multiplier leurs efforts pour concevoir des traitements préférentiels pour les PMA qui leur soient effectivement accessibles. Bien trop souvent, en effet, les traitements préférentiels restent sur le papier uniquement et ne sont pas utilisés efficacement par les PMA parce qu’il leur manque les outils et les possibilités de s’y conformer. Un dialogue plus efficace entre les PMA et les pays accordant des préférences devrait être encouragé afin de maximiser la possibilité pour les premiers de tirer le meilleur parti des avantages du commerce.
4. Agriculture
Le secteur agricole joue un rôle important dans l’économie de la plupart des PMA, représentant 24% du PIB et plus d’un tiers de l’emploi dans les PMA. Une priorité clé de négociation a donc été de soutenir la réforme des règles de l’agriculture, y compris l’accès aux marchés, le soutien interne et la concurrence à l’exportation.
Réaliser les principaux objectifs des négociations sur l’agriculture, à savoir des améliorations substantielles de l’accès aux marchés, l’élimination progressive de toutes les formes de subventions à l’exportation et des réductions substantielles du soutien interne faussant les échanges, constituerait un résultat positif pour les PMA, qui restent vulnérables aux effets des politiques agricoles faussant les échanges, suivies par d’autres membres. Les membres de l’OMC ont reconnu les besoins particuliers des PMA en leur offrant des flexibilités spécifiques. Cependant, la simple élimination des subventions agricoles dans les pays développés ne suffit pas et peut produire des conséquences négatives pour les pauvres.
Par conséquent, la réduction des subventions qui faussent les règles devrait être accompagnée d’un appui international visant à accroître la production agricole d’une manière inclusive et durable. À cet égard, l’exemple du coton avec sa double approche d’aborder simultanément les aspects commerciaux et de développement a été une initiative unique et réussie par l’OMC et pourrait constituer un exemple pour les autres produits.
5. Dérogation concernant les services
Suite à la décision de Bali 2013 sur la mise en œuvre effective de la dérogation concernant les services pour les PMA, les négociations ont progressé dans l’identification des outils à appliquer dans ce contexte. Parmi ces outils, l’accent a été mis sur l’élargissement de l’accès pour un mouvement temporaire de travailleurs dans le cadre du mode 4 de l’AGCS. En ce qui concerne les négociations sur les travailleurs migrants temporaires, une attention particulière devrait être accordée à l’aspect sélectif de ces mesures. Les mesures sélectives donnent souvent lieu à d’importantes fuites des cerveaux en provenance des PMA, ce qui peut ensuite être un obstacle à l’accumulation de capital humain et de croissance dans ces pays. Il faudrait un plus grand effort pour trouver des outils qui accompagnent la dérogation concernant les services avec le développement du secteur des services dans les PMA qui pourraient employer des migrants de retour.
Plus généralement, le mouvement temporaire de travailleurs fait partie d’un phénomène mondial de mouvement international des peuples (pour des raisons variées économiques, environnementales et politiques, y compris les conflits violents) de proportions si grandes qu’il est en train de remodeler les sociétés de régions et de pays entiers. Cependant il faut traiter cette question avec le plus grand soin : la discrimination contre les migrants économiques. Comme l’a déclaré le Pape Benoît XVI : « Il est évident que ces travailleurs ne doivent pas être considérés comme une marchandise ou simplement comme une force de travail. Ils ne doivent donc pas être traités comme n’importe quel autre facteur de production. Tout migrant est une personne humaine qui, en tant que telle, possède des droits fondamentaux inaliénables qui doivent être respectés par tous et en toute circonstance » (Caritas in Veritate, 62). La nature fondamentale de l’être humain doit donc être au centre de toute négociation au sujet de la migration et du mouvement de la main-d’œuvre.
6 Commerce et développement : une approche écologique
Il est bien connu que le commerce est intimement lié au développement car il est l’un des canaux les plus robustes et efficaces pour renforcer la croissance économique. En discutant des politiques commerciales, tous les pays doivent être conscients que nous faisons tous partie de la même communauté humaine et nous utilisons tous les mêmes ressources mondiales. « Aujourd’hui croyants et non croyants, nous sommes d’accord sur le fait que la terre est essentiellement un héritage commun, dont les fruits doivent bénéficier à tous » (Laudato Si ‘, 93).
La récente lettre encyclique du pape François abonde de suggestions et d’indications sur ce thème. Ici, nous apportons dans le débat deux problèmes spécifiques. Le premier est l’importance de la dimension environnementale des politiques mises en œuvre. « Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature » (Laudato Si’, 139).
Le second est l’importance de la main-d’œuvre. En mettant en œuvre des actions politiques pour faire face aux défis économiques actuels, nous devons garder à l’esprit que le premier objectif doit être la croissance de l’emploi. Les politiques favorisant le travail ne sont pas seulement importantes pour le développement des pays et des régions, mais surtout pour le développement des talents que possèdent tous les êtres humains. « Nous sommes appelés au travail dès notre création. On ne doit pas chercher à ce que le progrès technologique remplace de plus en plus le travail humain, car ainsi l’humanité se dégraderait elle-même. Le travail est une nécessité, il fait partie du sens de la vie sur cette terre, chemin de maturation, de développement humain et de réalisation personnelle. Dans ce sens, aider les pauvres avec de l’argent doit toujours être une solution provisoire pour affronter des urgences. Le grand objectif devrait toujours être de leur permettre d’avoir une vie digne par le travail » (Laudato Si’, 128).
Il est clair que ce sont des questions difficiles qui nécessitent un effort énorme dans la coordination des initiatives des différentes institutions multilatérales ; toutefois, elles peuvent être le début d’une nouvelle approche du commerce et du développement, centrée sur une écologie intégrante qui respecte les dimensions à la fois humaines et sociales.
Monsieur le Président,
En conclusion, la délégation du Saint-Siège reste convaincue qu’un sens de la responsabilité commune, tel que nous l’avons vu dans la précédente Conférence ministérielle, nous permettra d’atteindre des résultats historiques à Nairobi. À cet égard, avant l’Assemblée de l’UNON, le Saint-Père a formé le vœu que « les délibérations de la prochaine Conférence de Nairobi ne soient pas un simple équilibre des intérêts en conflit, mais un vrai service à la sauvegarde de la maison commune et au développement intégral des personnes, surtout des plus défavorisées. » Dans le contexte d’une « famille de nations », les pays économiquement plus développés peuvent fournir une aide qui permettra d’atteindre le développement qui correspond à notre dignité humaine commune.
© Traduction de Zenit, Constance Roques
Intervention du Saint-Siège à l’OMC, à Nairobi (Kenya)
Pour « une participation plus forte et plus inclusive »