The first Advent homily for 2015 was preached by Fr Raniero Cantalamessa

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Avent: deuxième prédication du P. Cantalamessa, ofmcap

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L’appel universel des chrétiens à la sainteté (traduction complète)

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Voici la traduction intégrale de la deuxième prédication du P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, prédicateur de la Maison pontificale pour l’Avent 2015, prononcée le vendredi 11 décembre, en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican.

***

L’APPEL UNIVERSEL DES CHRETIENS A LA SAINTETE

(Lumen gentium, cap. V)

Nous voici entrés depuis quelques jours dans le cinquantième anniversaire de la clôture du concile Vatican II et dans l’année jubilaire de la miséricorde pour laquelle, Saint-Père, nous vous sommes tous très reconnaissants. Il faut dire que le lien entre la miséricorde et le concile Vatican II est loin d’être arbitraire ou secondaire. Dans son discours d’ouverture, le 11 octobre 1962, saint Jean XXIII place les nouveautés et le style du concile sous le signe de la miséricorde

« L’Eglise n’a jamais cessé de s’opposer aux erreurs. Elle les a même souvent condamnées, et très sévèrement. Mais aujourd’hui, l’Epouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité ».[1]

D’une certaine manière, un demi siècle plus tard, l’année de la miséricorde célèbre la fidélité de l’Eglise à cette promesse. On se demande parfois si de trop insister sur la miséricorde, on ne risque pas d’oublier l’autre attribut de Dieu qui est la justice. Mais la justice de Dieu ne contredit pas sa miséricorde, c’est même en cela qu’elle consiste! Dieu est juste en étant miséricordieux. Dieu est amour; Il rend donc justice à lui-même – c’est-à-dire, se montre vraiment pour ce qu’il est – quand il est miséricordieux. Bien avant Luther, saint Augustin avait écrit: « La ‘justice de Dieu’ est celle par laquelle sont justes les hommes que Dieu justifie par sa grâce, exactement comme ‘le salut du Seigneur’ (salus Domini) (Sal 3,9) est celui par lequel le Seigneur nous sauve »[2].

Tout cela n’épuise pas tous les sens de l’expression « justice de Dieu », mais en donne certainement le sens principal. Arrivera un jour où Dieu rendra justice à chacun selon ses propres mérites (cf. Rom 2, 5-10); mais ce n’est pas de cette justice-là dont parle l’apôtre quand il dit: «  Dieu a manifesté en quoi consiste sa justice » (Rom 3, 21). L’une est un événement à venir l’autre un événement présent. Ailleurs, l’apôtre explique: « lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a sauvés, non pas à cause de la justice de nos propres actes, mais par sa miséricorde.” (Tt 3, 4-5). 

1. « Soyez Saints car moi, le Seigneur, je suis saint »

Venons-en maintenant au thème de cette deuxième méditation. Celle-ci est consacrée au chapitre V de Lumen gentium, intitulé « La vocation universelle à la sainteté dans l’Eglise ». Dans les histoires du concile, ce chapitre est évoqué uniquement pour une question, disons, de rédaction. Les nombreux pères conciliaires membres d’ordres religieux avaient demandé avec insistance que la question de la présence des religieux dans l’Eglise soit traitée à part, comme cela avait été fait pour les laïcs. Si bien que ce qui devait être un chapitre unique sur la sainteté de tous les membres de l’Eglise, se transforma en deux chapitres, dont un, le second (VI de LG), consacré spécialement aux religieux[3].

Dès le début, l’appel à la sainteté est formulé en ces termes:

« Dans l’Eglise, tous, qu’ils appartiennent à la hiérarchie ou qu’ils soient régis par elle, sont appelés à la sainteté selon la parole de l’apôtre : « Oui, ce que Dieu veut c’est votre sanctification » (1 Th 4, 3 ; cf. Ep 1, 4) » [4].

Cet appel à la sainteté est ce que le concile a réalisé de plus urgent et de plus utile. Sans lui, tout ce qui a été fait ou dit est impossible ou inutile. Mais il y a risque aussi qu’il soit le moins suivi, dans la mesure où Dieu et la conscience sont les seuls à l’exiger et à le réclamer, et non des pressions ou des intérêts venant de groupes humains particuliers de l’Eglise. On a parfois l’impression, depuis le concile, que certains milieux et certaines familles religieuses se sont davantage appliqués à « faire des saints », c’est-à-dire se sont données plus de mal à porter sur les autels leurs fondateurs ou confrères qu’à prendre exemple sur eux et les imiter dans leurs vertus.

La première chose à faire, quand on parle de sainteté, c’est de délivrer ce mot du sentiment de crainte qu’il suscite, du aux fausses images que nous en avons. La sainteté peut impliquer des phénomènes et des épreuves extraordinaires, mais elle ne s’identifie pas à eux. Si tout le monde est appelé à la sainteté c’est que celle-ci, comprise correctement, est à la portée de tous, qu’elle fait partie de la vie normale du chrétien. Les saints sont comme les fleurs: il n’y a pas que celles que l’on met sur l’autel. Combien d’entre elles naissent et meurent cachées, après avoir parfumé silencieusement l’air qui les entourait! Combien de ces fleurs cachées ont fleuri et fleurissent toujours dans l’Eglise!

Il est clair depuis le début que la raison profonde de cette sainteté repose sur le fait que Dieu est saint: « Soyez saints parce que moi, le Seigneur, je suis saint » (Lev 19, 2). Dans la Bible, la sainteté résume tous les attributs de Dieu. Isaïe appelle Dieu « le Saint d’Israël », c’est-à-dire celui qu’Israël a connu comme étant Saint. « Saint, saint, saint », Qadosh, qadosh, qadosh, est le cri qui accompagne la manifestation de Dieu au moment de son appel (Is 6, 3). Marie reflète fidèlement cette idée de Dieu des prophètes et des psaumes, quand elle dit dans le Magnificat: « Saint est son nom ».

Quant au contenu de l’idée de sainteté, le terme biblique qadosh suggère l’idée de séparation, de diversité. Dieu est saint parce qu’Il est totalement autre par rapport à tout ce que l’homme peut penser, dire ou faire. C’est l’absolu, dans le sens étymologique d’ab-solutus, c’est-à-dire détaché de tout le reste, à part. C’est le transcendant en ce sens qu’Il est au-dessus de toutes nos catégories. Tout ceci dans un sens avant tout moral avant d’être métaphysique, autrement dit qui concerne l’ « agir » de Dieu et pas seulement son être. Dans les Ecritures, sont qualifiés de «  saints » surtout les jugements de Dieu, ses œuvres et ses chemins[5].

Mais si le mot « saint » indique séparation, absence du mal et  fusion en Dieu, son concept n’est pas négatif mais au contraire, extrêmement positif, car il désigne la « pure plénitude ». Pour nous, « plénitude » et « pureté »  ne s’accordent jamais totalement. L’une contredit l’autre. On devient pur en nous purifiant et en ôtant le mal de nos actions (Is 1, 16). Pour Dieu; c’est différent : « pureté » et « plénitude » coexistent et forment ensemble l’extrême simplicité de Dieu. La bible exprime à la perfection cette idée quand elle dit qu’à Dieu « rien ne peut être ajouté ni retranché » (Sir 42, 21). Parce qu’Il est « pureté suprême », rien ne doit lui être retranché; parce qu’Il est plénitude suprême, rient ne peut lui être ajouté.

Quand on cherche à savoir comment l’homme entre dans la sphère de la sainteté de Dieu et ce que signifie être saint, on voit très clairement dans l’Ancien testament la place de choix qui est donnée aux rites. Les intermédiaires de la s
ainteté de Dieu sont des objets, des lieux, des rites, des prescriptions. Des morceaux entiers de l’Exode et du Lévitique sont intitulés «  code de sainteté » ou « lois de sainteté ». La sainteté est enfermée dans un code de lois. Et cette sainteté est telle qu’une personne atteinte d’une malformation physique ou venant de toucher un animal immonde, a interdiction de s’approcher de l’autel, au risque de se voir accusée de profanation: « Sanctifiez-vous et vous serez saints…, ne vous rendez pas impurs avec aucun de ces animaux » (Lv 11, 44; 21, 23).

Chez les prophètes et dans les psaumes, le ton change. A la question: « Qui peut gravir la montagne du Seigneur et se tenir dans le lieu saint ? », ou alors: «  Qui de nous résistera ? C’est une fournaise sans fin », la réponse arrive sous forme d’indications strictement morales: « L’homme au cœur pur, aux mains innocentes », et « Celui qui va selon la justice et parle avec droiture » (cf. Sal 24, 3; Is 33, 14 s.). Ces voix sont sublimes mais restent encore assez isolées. Au temps de Jésus, chez les pharisiens  et à Qumran, on croit encore que la sainteté et la justice ont besoin d’un rituel de pureté et de certains préceptes à observer, en particulier celui du Sabbat, même si, théoriquement,  personne n’a oublié que le premier et le plus grand commandement est celui de l’amour de Dieu et du prochain.

2. La nouveauté du Christ

Passés maintenant au Nouveau Testament, nous voyons que la définition de « sainte nation » s’est vite élargie aux chrétiens. Pour Paul, les baptisés sont «  saints par vocation », ou « appelés à être saints » [6]. Il appelle habituellement les baptisés des «  saints ». Les croyants sont «  choisis pour être saints, immaculés devant lui, dans l’amour » (Eph 1, 4). Mais sous l’apparente identité de terminologie nous assistons à de profonds changements. La « sainteté » n’est plus un fait rituel ou légal, mais un fait d’ordre moral, voire ontologique. Elle ne réside pas dans les mains mais dans le cœur; elle ne se décide pas à l’extérieur mais à l’intérieur de l’homme et se résume dans l’amour. « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur. » (Mt 15, 11).

Les médiateurs de la sainteté de Dieu ne sont plus des lieux (le temple de Jérusalem ou le mont Garizim), des rites, des objets et des lois, mais une personne, Jésus Christ. Etre saint consiste non pas à se séparer de telle ou telle chose, mais à s’unir au Christ. En Jésus Christ se trouve la sainteté de Dieu, qui nous touche personnellement, et non dans son lointain reflet. « Tu es le Saint de Dieu! »: cette exclamation adressée à Jésus dans les évangile retentit à deux reprises (Jn 6,  69; Lc 4, 34). L’Apocalypse appelle le Christ « le Saint » (Ap 3,7), tout simplement. Et la liturgie lui fait écho en clamant dans le Gloria « Tu solus Sanctus », Toi seul es Saint.

Nous entrons en contact avec la sainteté du Christ et celle-ci nous est transmise de deux façons: par appropriation et par imitation. La première est la plus importante des deux, car elle se réalise dans la foi et par le biais des sacrements. La sainteté est avant tout un don, une grâce, et elle l’œuvre de toute la Trinité. Notre sainteté appartient, comme dit l’apôtre, plus au Christ qu’à nous-mêmes (cf.1 Cor 6, 19-20), et inversement, celle du Christ nous appartient plus que notre propre sainteté. « Ce qui appartient au Christ – écrit le théologien byzantin Nicolas Cabasilas –  devient nôtre, bien plus que ce que possédons »[7]. C’est l’élan, ou le coup d’audace, que nous devrions réaliser dans notre vie spirituelle. Sa découverte ne se fait généralement pas au début mais à la fin du cheminement spirituel entrepris; non pas au noviciat, mais plus tard, après avoir testé toutes les autres voies et vu qu’elles ne conduisent pas très loin.

Paul nous enseigne comment faire ce «  coup d’audace », quand il déclare solennellement ne pas vouloir être reconnu juste ou saint pour la justice que donne la loi, dérivant de son observance, mais uniquement de celle qui vient de la foi en Jésus Christ (cf. Fil 3, 5-10). Jésus, dit-il, est devenu pour nous «  justice, sanctification et rédemption » (1 Cor 1,30). «  Pour nous »: nous pouvons donc réclamer sa sainteté comme étant la nôtre à tous les effets. Un coup d’audace c’est aussi ce que fait saint Bernard, quand il s’écrie: « Ce qui me manque, je le prends (littéralement, je m’en approprie) des entrailles du Seigneur »[8]. « S’approprier » la sainteté du Christ, « ravir le royaume des cieux »! Voilà le coup d’audace à répéter souvent dans sa vie, spécialement au moment de la communion eucharistique.

Dire que nous prenons part à la sainteté du Christ, c’est comme dire que nous prenons part à L’Esprit saint qui vient de lui. Etre ou vivre «  en Jésus Christ » équivaut, pour saint Paul, à être ou vivre «  dans l’Esprit Saint ». « Voici comment nous reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous – écrit à son tour saint Jean (1 Jn 4,13) – : il nous a donné part à son Esprit ». Jésus Christ habite en nous et nous en lui, grâce à l’Esprit Saint.

C’est donc l’Esprit Saint qui nous sanctifie. Pas l’Esprit Saint en général, mais l’Esprit Saint qui fut en Jésus de Nazareth, qui sanctifia son humanité, se recueillit en lui comme dans un vase en albâtre et que Lui, de sa croix, pendant la Pentecôte, répandit sur l’Eglise. C’est pourquoi la sainteté qui est en nous n’est pas une autre sainteté mais la même que celle qui est en Jésus Christ. Nous sommes vraiment «  sanctifiés en Jésus Christ » (l Cor 1,2). Comme dans le baptême, où le corps de l’homme est plongé et lavé dans l’eau, son âme est pour ainsi dire baptisée dans la sainteté du Christ: « vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés, vous êtes devenus des justes, au nom du Seigneur Jésus Christ et par l’Esprit de notre Dieu », dit l’apôtre en parlant du baptême (1 Cor 6,11).

A côté de ce moyen fondamental de la foi et des sacrements, il faut aussi que l’imitation, les œuvres, l’effort personnel, trouvent leur place. Non pas comme un autre moyen à part et diffèrent, mais comme l’unique et seul moyen approprié pour manifester sa foi, la traduire en actes. L’opposition foi – œuvres est un faux problème,  du surtout à un conflit d’interprétation historique. Les bonnes œuvres, sans foi, ne sont pas de « bonnes » œuvres et la foi sans  bonnes œuvres n’est pas une vraie foi. Il suffit de ne pas entendre par « bonnes œuvres » (comme c’était hélas le cas au temps de Luther) les indulgences, les pèlerinages et pieuses actions, comme des commandements à observer, en particulier celui de l’amour fraternel. Au jugement dernier, déclare Jésus, certains seront exclus du royaume pour ne pas avoir habillé l’homme nu et ne pas avoir donné à manger à l’affamé. On ne gagne pas le salut pour de bonnes actions, mais on ne le gagne pas non plus sans bonnes actions. On peut résumer ainsi la doctrine du concile de Trente.

C’est comme pour la vie physique. L’enfant ne peut absolument rien faire pour être conçu dans le sein de sa mère : il a besoin de l’amour de ses deux parents (enfin, c’était comme ça jusqu’à aujourd’hui!). Mais une fois venu au monde, il doit mettre en marche ses poumons pour respirer, téter le lait ; bref, il doit se donner du mal, sinon la vie qu’il a reçue meurt. La phrase de saint Jacqu
es: « La foi, sans les œuvres est morte » (cf. Gc 2, 26) doit être comprise en ce sens, c’est-à-dire au présent: la foi sans les œuvres meurt.

Dans le Nouveau Testament, à propos de sainteté, deux verbes s’alternent, l’un conjugué à l’indicatif et l’autre à l’impératif: « Vous êtes saints », « Soyez saints ». Les chrétiens sont sanctifiés et appelés à être saints[10].

Luther, voyant que le Moyen Âge tendait de plus en plus à mettre en relief l’aspect du Christ comme « modèle à imiter », décida d’accentuer l’autre aspect, affirmant que le Christ est un don et que c’est à la foi de l’accepter »[11]. Aujourd’hui nous sommes tous d’accord qu’il ne faut pas superposer les deux choses mais les mettre ensembles. Jésus Christ est avant tout un don à recevoir par le biais de la foi, mais il est aussi un modèle à imiter dans la vie. Il le dit lui-même dans l’évangile: « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. (Jn 13, 15); « devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).

3. Saints ou ratés

C’est le nouvel idéal de sainteté du Nouveau Testament. Un point resté inchangé, il est même développé, dans le passage de l’Ancien au Nouveau testament. C’est la motivation de fond de l’appel à la sainteté, le «  pourquoi » il faut être saints: parce que Dieu est saint. « De même que Celui qui vous a appelé est saint, devenez saints vous aussi ». Les disciples du Christ doivent aimer leurs ennemis, «  pour être les fils du Père qui est aux cieux, et qui fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes”. (Mt 5, 45). La sainteté n’est donc pas quelque chose que l’on impose, une responsabilité déposée sur nos épaules, mais un privilège, un don, une charge suprême. Une obligation, oui, mais qui dérive de notre dignité de fils de Dieu. D’où l’expression française « noblesse oblige », qui s’applique parfaitement au cas présent.

La sainteté est une exigence propre à notre état de créature humaine; qui n’arrive pas par accident mais fait partie de notre essence. L’homme doit être saint pour réaliser son identité profonde : être «  à l’image et ressemblance de Dieu ». Pour les Ecritures, comme pour la philosophie grecque, il n’est pas ce qu’il est déterminé à être depuis sa naissance (physis), autrement dit un «  anomal rationnel », mais plutôt ce qu’il est appelé à devenir, dans l’exercice de sa liberté, en obéissant à Dieu. Plus que de nature, il est question de vocation.

Si nous sommes donc «  appelés à être saints », si nous sommes «  saints par vocation », alors il est clair que nous serons des personnes vraies, des personnes qui ont réussi, dans la mesure où nous serons saints. Dans le cas contraire, nous serons des ratés. Car le contraire de «  saint » n’est pas «  pécheur » mais «  raté » ! Il y a tant de façons d’échouer dans la vie, mais ces échecs sont relatifs, ils ne compromettent pas l’essentiel. Par contre, ici, l’échec est radical, car il est dans ce que l’on est et non plus uniquement dans ce que l’on fait. Mère Teresa avait raison quand une journaliste lui demanda de but en blanc ce qu’elle ressentait à s’entendre appelée « sainte » par tout le monde, et qu’elle répondit: «  la sainteté n’est pas un luxe, mais une nécessité ».

Le philosophe Pascal a formulé le principe des trois ordres ou échelles de grandeur : l’ordre des corps ou de la matière, l’ordre de l’intelligence et l’ordre de la sainteté. Un écart quasiment infini sépare l’ordre de l’intelligence de celui des corps, mais l’écart est « infiniment plus infini » entre l’ordre de la sainteté et celui de l’intelligence. Les gènes n’ont pas besoin de grandeurs matérielles; celles-ci n’ajoutent ou n’enlèvent rien du tout. De même, les saints n’ont pas besoin de grandeurs intellectuelles; leur grandeur se situe à un autre niveau. « Ils sont vus de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux; Dieu leur suffit »[12].

Ce principe permet d’analyser correctement les choses et les personnes qui nous entourent. La majorité des personnes reste bloquée au premier niveau et ne soupçonne même pas l’existence d’un niveau supérieur. Ces personnes passent leur vie à accumuler des richesses, à cultiver leur beauté physique, ou à accroitre leur pouvoir. D’autres croient que l’intelligence est la valeur suprême, le sommet de la grandeur. Ils essaient de devenir célèbres dans le domaine de la littérature, de l’art, de la pensée. Peu savent qu’il existe un troisième niveau de grandeur, la sainteté.

Cette grandeur est supérieure, presque éternelle, car c’est ainsi qu’elle apparaît aux yeux de Dieu qui est la vraie mesure de la grandeur, mais aussi parce qu’elle réalise ce qu’il y a de plus noble chez l’être humain : sa liberté. Naitre forts ou faibles, beaux ou moins beaux, riches ou pauvres, intelligents ou peu intelligents,  ne dépend pas de nous. Par contre être honnêtes ou malhonnêtes, bons ou méchants, saints ou pécheurs, est de notre ressort. Le musicien Gounod, qui était un génie, avait raison de dire «  une goutte de sainteté vaut plus qu’un océan de génie ».

La bonne nouvelle, concernant la sainteté, c’est que l’on n’est pas obligés de choisir entre ces trois genres de grandeur. On peut être saints dans chaque ordre. Il y a eu et il y a des saints, parmi les riches et parmi les pauvres, parmi les forts et parmi les faibles, parmi les génies et parmi les personnes incultes. Nul ne saurait se voir interdire l’accès à cette troisième grandeur.

4. Se remettre en marche vers la sainteté

Notre cheminement vers la sainteté ressemble à la marche du peuple élu dans le désert. Il est lui aussi parsemé de haltes et remises en marche. De temps à autre, le peuple s’arrêtait et plantait les tentes; soit parce qu’il était fatigué, soit parce qu’il avait trouvé de l’eau et de la nourriture,  ou tout simplement parce que toujours marcher était fatiguant. Et puis voilà que, tout à coup, le Seigneur ordonne à Moïse de lever les tentes et de reprendre sa marche: « Va, toi et le peuple vers la terre que j’ai juré de donner » (Ex 33, 1).

Dans la vie de l’Eglise ces invitations à se remettre en marche sont lancées surtout au début des temps forts de l’année liturgique ou à des occasions particulières comme le jubilé de la miséricorde divine ouvert depuis peu par le pape. Po
ur chacun de nous, pris individuellement, le moment de lever les tentes et de nous remettre en marche vers la sainteté, c’est quand nous sentons au plus profond de nous ce mystérieux appel qui vient de la grâce. Au début, il y a comme un moment d’arrêt. On s’arrête dans le tourbillon de nos occupations pour, comme on dit, prendre du recul et regarder sa vie, comme de l’extérieur ou d’en haut, sub specie aeternitatis. Emergent alors les grandes questions: «  Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux? Que fais-je de ma vie ? »

Saint Bernard avait beau être moine, il eut une vie très mouvementée: des conciles à présider des évêques et des abbés à réconcilier, des croisées à prêcher. De temps à autre, déclare son biographe, il se demandait: «  Bernard, qu’es-tu venu faire ici ? » (Bernarde, ad quid venisti?)[13]. Pour quelle chose as-tu quitté le monde et es-tu entré au monastère ? Nous pouvons l’imiter; prononcer notre nom (ça aussi c’est utile) et nous demander: Pourquoi es-tu chrétien ? Pourquoi es-tu prêtre ou religieux? Fais-tu ce pourquoi tu es au monde?

La conversion telle que décrite dans le nouveau testament est une conversion de type réveil ou sortie d’un état de tiédeur. Dans l’Apocalypse, on lit sept lettres écrites aux anges (selon certains exégètes aux évêques) de sept Eglises d’Asie Mineure. A l’ange de l’Eglise d’Ephèse, la lettre commence  par reconnaître ce que le destinataire a fait de bien: « Je connais tes actions, ta peine, ta persévérance … Tu ne manques pas de persévérance, et tu as tant supporté pour mon nom, sans ménager ta peine. ». Puis arrive la liste des reproches «  J’ai contre toi que ton premier amour, tu l’as abandonné », et enfin, comme  un cri de trompette au milieu d’endormis, sonne le cri du Ressuscité: Metanòeson, autrement dit, convertis-toi! Secoues-toi! Réveilles-toi! (AP 2, l ss.).

Cette lettre est la première des sept. La dernière, à l’ange de l’Eglise de Laodicée, est beaucoup plus sévère: « Je connais tes actions, je sais que tu n’es ni froid ni brûlant – mieux vaudrait que tu sois ou froid ou brûlant ». Convertis-toi et retrouve ton zèle et ta ferveur: Zeleue oun kai metanòeson! (Ap 3,15ss.). Ici aussi, comme pour toutes les autres, la lettre finit par ce mystérieux avertissement: « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises” (Ap 3,22).

 Saint Augustin nous suggère: commencer par réveiller en nous un désir de sainteté : « Toute la vie du vrai chrétien – écrit-il – est un saint désir [c’est-à-dire, un désir de sainteté]: Tota vita christiani boni, sanctum desiderium est »[14] . Jésus a dit: « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » (Mt 5, 6). Et comme on le sait, la justice biblique c’est la sainteté. Alors quittons-nous sur une question qui nous aide à réfléchir: « ai-je faim et soif de sainteté, ou me suis-je résigné à la médiocrité ? »

Traduction d’Isabelle Cousturié


[1] Concile Vatican II.  Documenti, Edizioni Dehoniane, Bologne 1967, p.47.

[2] S. Augustin, L’Esprit et la lettre, 32,56 (PL 44, 237).

[3] Cf. Storia del concilio Vaticano II, G. Alberigo éd., vol. IV, Bologne 1999, pp. 68 ss.

[4] Lumen gentium, 40.

[5] Cf. Dt 32,4; Dn 3, 27; Ap 16, 7.

[6] Cf. Rm 1, 7 e 1 Co 1, 2.

[7] N. Cabasilas, La Vie dans le Christ IV, 6 (PG 150, 613).

[8] S. Bernard, Homélies sur le Cantique des cantiques, 61, 4-5 (PL 183, 1072).

[9] Cf. 1 Cor 1, 2; 1 Pt 1,2; 2, 15.

[10] Lumen gentium, 40.

[11] Cf. Søeren Kierkegaard, Journal X 1,A 154 (éd. de C. Fabro, Brescia 1962, vol. I, p. 821).

[12] B. Pascal, Les Pensées 593.

[13] Guillaume de Saint-Thierry, Sa vie, ses oeuvres, I, 4 (PL 185, 238).

[14] S. Augustin, In Epist. Joh. 4, 6  (PL 35, 2008).

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Raniero Cantalamessa

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