Rencontre avec Anne-Marie Pelletier, lauréate du Prix Ratzinger 2014

« Je crois à la puissance du « pour l’autre » enfoui dans la vie ordinaire ! »

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« Durant toute ma vie d’universitaire, j’ai eu le goût et le souci de me tenir sur les frontières, entre l’Église et le monde, entre la foi et la culture, entre croyants et non croyants. J’ai la conviction qu’on ne peut être chrétien à distance ou dans le refus de ce monde », confie la bibliste française Anne-Marie Pelletier qui donne sa « boussole » de vie : l’Écriture. Et sa conviction: « Je crois à la puissance du « pour l’autre » enfoui dans les profondeurs de la vie ordinaire ! »

Anne-Marie Pelletier, professeur d’Ecriture Sainte er d’herméneutique biblique à la Faculté Notre-Dame du séminaire de Paris (France), est lauréate du Prix Ratzinger 2014, avec le prêtre polonais, Waldemar Chrostowski (cf. Zenit du 17 juin 2014), professeur d’exégèse et de théologie à l’Académie de Varsovie et spécialiste des relations avec le judaïsme.

Dans cet entretien avec Zenit, Mme Pelletier rend hommage à l’intelligence « à la fois humble et souveraine, lumineuse » de Benoît XVI, « une intelligence entièrement vouée au service de la Vérité, c’est-à-dire non pas à un jeu d’idées et d’argumentations, mais à la personne du Christ ».

Première femme a être primée, elle souligne que « la pratique des Écritures par les femmes aujourd’hui fait apparaître des questions inédites, elle tire de l’ombre des rôles oubliés dans les récits bibliques. Elle permet de retrouver toute la densité anthropologique d’une révélation biblique qui se joue dans ce qui advient à la « chair », dans la rencontre des uns et des autres, et tout spécialement entre hommes et femmes ».

Zenit – Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de votre Prix ? Quel est l’aspect de votre travail que le Prix Ratzinger a voulu récompenser ?

Anne-Marie Pelletier – Recevoir ce genre d’honneur, en tout cas en ce qui me concerne, plonge d’abord dans une grande surprise. Pour commencer, il m’est venu à l’idée, comme une évidence, que tant d’autres – et singulièrement de femmes – auraient à faire valoir des titres meilleurs que les miens. De surcroît, j’ai la conviction depuis toujours que l’essentiel de ce qui construit l’histoire est souvent caché aux regards. Je crois à la puissance du « pour l’autre » enfoui dans les profondeurs de la vie ordinaire ! Ce qui n’exclut évidemment pas de grandes figures publiques que j’admire ! Dès lors, une certaine exposition médiatique a plutôt tendance à me troubler… Un ami m’a justement fait remarquer que cette sensibilité n’était pas tout à fait étrangère au pape Benoît XVI !

Cela étant, je ne peux qu’exprimer ma gratitude à la Fondation Ratzinger, d’autant plus réelle que je crois voir dans cette distinction une manière d’honorer des réalités qui me sont chères. Ainsi, j’aime me connaître comme chrétienne appelée à vivre la vie baptismale au féminin, immergée dans le monde d’aujourd’hui, en prise avec notre culture. Au fond, durant toute ma vie d’universitaire, j’ai eu le goût et le souci de me tenir sur les frontières, entre l’Église et le monde comme dit Gaudium et spes, entre la foi et la culture, entre croyants et non croyants. J’ai la conviction qu’on ne peut être chrétien à distance ou dans le refus de ce monde. Sans cesse je reviens à ces mots immenses, que nous sommes tentés de banaliser : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3,16). Quelle affaire ! Si Dieu aime le monde, pourrions-nous nous contenter de le dénigrer ? Et ma boussole dans cette vie vécue dans le monde aura été l’Écriture passionnément fréquentée, lue, interprétée, enseignée – vécue un peu aussi, j’espère – comme parole humaine et divine à la fois. Indistinctement l’une et l’autre, puisque le mystère de l’Incarnation commence à se jouer là. Mon maître a été et reste ici le Père Paul Beauchamp, cet immense exégète-lecteur. Mais je perçois aussi bien des harmoniques entre ce chemin personnel et les thèmes que développa le pape de Benoît XVI dans son discours au monde de la culture, au Collège des Bernardins, en septembre 2008.

Avez-vous déjà rencontré Joseph Ratzinger-Benoît XVI ?

Lors du synode de 2001 [sur le rôle de l’évêque, ndlr], où j’avais été conviée comme auditrice, je l’ai effectivement rencontré. Tout comme j’avais eu antérieurement l’occasion d’un échange de correspondance avec lui sur des questions anthropologiques et théologiques. A partir de cela j’ai vu en lui la figure d’une intelligence à la fois humble et souveraine, lumineuse, comme en témoignent les grands textes qu’il nous laisse. Une intelligence entièrement vouée au service de la Vérité, c’est-à-dire non pas à un jeu d’idées et d’argumentations, mais à la personne du Christ. Puisque, n’oublions jamais, qu’en régime chrétien « la splendeur de la vérité » n’est autre que la splendeur de la personne de Jésus, qui rayonne dans le récit des Évangiles ! Il est évidemment plein de sens que, en réintroduisant son nom de Ratzinger, le pape Benoît XVI ait consacré de longues pages à commenter le texte des Évangiles.

Vous avez en commun avec lui une affinité avec saint Benoît. Comment cette figure monastique peut-elle parler aujourd’hui aux laïcs ?

Ce nom de Benoît ne m’est certes pas indifférent. Il se trouve que le monde monastique aura été une source vive de ma vie. Et aujourd’hui même, c’est peut-être en son sein que je passe mes plus belles heures d’enseignement à travers les diverses interventions auxquelles me convient des monastères d’hommes ou de femmes. Et parce que les vocations diverses dans l’Église ne sont pas des rails parallèles, je crois que l’ensemble des chrétiens peut en recevoir un témoignage essentiel. La vie monastique, dans sa singularité, n’est pas simplement un idéal pour quelques chrétiens d’élite… Elle est une vie, qui donne à voir la vie ! Elle a pour tâche, je crois, de chercher à intégrer la relation à Dieu, la relation à l’autre, la relation au temps, dans le concret des jours, avec ses combats, ses échecs et ses relèvements. Cela concerne tout chrétien ! La vie monastique nous ramène au cœur de la vie chrétienne, qui n’est autre que la vie baptismale, qui consacre chacun, du plus grand au plus petit, à être fils de Dieu, avec et par le Christ. Rien de plus, rien de moins ! A partir de là beaucoup de choses s’ordonnent. Ce doit être, me semble-t-il, le point de départ, le fondement de toute ecclésiologie, la référence clé dans tous nos débats sur la vie de l’Église.

Vous êtes la première femme à recevoir le Prix Ratzinger. Est-ce que la femme a une autre façon de lire la Bible ou de faire de la théologie ?

Disons d’abord que je n’aime pas trop forcer la note polémique en parlant d’exégèse ou de théologie féminines. L’exégèse et la théologie sont une, en étant chrétiennes. Ou du moins doivent-elles viser cette unité. Il serait ruineux que les femmes s’enferment dans un style qui leur serait exclusif. En revanche, je professe avec l’herméneutique contemporaine, à laquelle fait écho le document de 1993 sur L’interprétation de la Bible dans l’Église, que la personne du lecteur est une composante essentielle de l’acte de lecture et donc de l’intelligence du sens. La mémoire, l’expérience du lecteur avec ses intérêts et ses questions, sont décisifs pour faire lever des reliefs nouveaux dans les Écritures. En ce sens, on peut dire que lire au féminin ou au masculin est loin d’être indifférent. Ainsi, la pratique des Écritures par les femmes aujourd’hui fait apparaître des questions inédites, elle tire de l’ombre des rô
les oubliés dans les récits bibliques. Elle permet de retrouver toute la densité anthropologique d’une révélation biblique qui se joue dans ce qui advient à la « chair », dans la rencontre des uns et des autres, et tout spécialement entre hommes et femmes.

Cela n’est évidemment pas sans effet sur la théologie. Honorer la consigne de Dei Verbum, « L’étude de l’Écriture doit être l’âme de la théologie » modèle nécessairement la pratique théologique. On apprend Dieu, en quelque sorte, différemment, en le connaissant à l’écoute du récit biblique, avec toutes ses surprises, ses rugosités parfois très provocantes. On l’apprend engagé dans la mêlée de l’histoire et dans la complexité de la vie. Cela peut introduire de l’inconfort. Mais cela inspire aussi une théologie où les femmes sont facilement plus à l’aise : une théologie qui accepte de ne jamais dire le dernier mot, qui ne s’émeut pas de ce que l’obscur subsiste et soit même nécessaire pour faire signe à ce qui vient de Dieu, et plus que jamais quand il s’agit du Christ donné à l’humanité. Une femme, peut-être, ose plus facilement ces belles paroles d’Hadewijch d’Anvers : « Amour ne m’est que nuit sans aucune lumière, et l’amour, ma lumière, se cache dans la nuit ». Il s’agit bien de découvrir que la foi nous atteint sur le mode d’un excès. Et d’y consentir avec joie, puisque cet excès est promesse qui nourrit l’espérance…

Vous avez participé à une réflexion sur l’anti-judaïsme au Vatican en 1997. Quel souvenir gardez-vous de cet événement ?

Ce fut une invitation surprise, mais qui m’a remplie d’enthousiasme. En entendant le Père Cottier – il n’était encore que « Père » ! [aujourd’hui card. Georges Cottier, op, ndlr] – ouvrir ce symposium, j’ai eu la conscience aiguë de vivre un moment décisif de l’histoire millénaire de l’Église. Un événement spirituel, marqué de l’audace et de la nouveauté de l’Esprit, se jouait en ces jours. Au plus haut niveau de l’institution, des chrétiens ouvraient officiellement les yeux sur l’immense plaie de l’anti-judaïsme qui avait obscurci tragiquement la relation avec les juifs depuis des siècles. Le dialogue entamé par le pape Jean XXIII et Jules Isaac prenait corps officiellement. On réouvrait la lettre aux Romains pour y entendre, après tant de siècles, ce que saint Paul y dit de l’identité de l’Église greffée sur Israël et associée à son élection. Tout cela était parfaitement bouleversant et allait se prolonger, comme on sait, dans des gestes majeurs de Jean-Paul II. A ma place, au long du temps, je me suis efforcée de concrétiser ce lien revivifié avec le peuple de l’Alliance à travers un engagement au Sidic-Paris. Puis, aujourd’hui, à travers des collaborations avec l’Institut Universitaire d’Etudes juives Elie Wiesel, ou ma participation au Conseil Jean-Marie Lustiger, dont une des tâches est de faire fructifier le legs du Cardinal sur cette question.

Vous êtes aussi mère de famille… Comment voyez-vous le prochain synode d’octobre 2014 sur la famille ?

La vie familiale est évidemment une école de vie. Rien de tel pour éprouver la richesse, la complexité et aussi la difficulté des relations entre les êtres. Toute famille fait normalement l’expérience de l’épreuve, d’une façon ou d’une autre. Simplement parce que chacun n’est jamais copie conforme des rêves de l’autre. On n’aime vraiment, me semble-t-il, qu’en consentant à ce que l’autre, même le plus proche, soit qui il est. Du coup, la famille est le lieu des plus grands bonheurs et parfois des plus grandes épreuves. Un synode sur la famille doit pouvoir, me semble-t-il, prendre en charge cette réalité avec toutes ses expressions contemporaines, y compris celles qui nous déconcertent le plus. L’expérience des intéressés, hommes et femmes, dans leurs diverses situations, doit pouvoir être prise en compte. C’est d’ailleurs bien le sens de la grande enquête préalable qui a été voulue par les organisateurs.

Il me semble essentiel de ne pas tourner en rond dans des images irréelles. Si Dieu est présent à tout ce qui se vit de bonté, de générosité, de gratuité, d’amour fidèle et patient, il est non moins présent à ce qui se vit dans ces mêmes familles avec le goût de l’épreuve. Je penserais bien, si j’ose dire, que Dieu est intimidé par nos idéaux de perfection hautaine. Et puis, j’aime cette phrase d’un écrivain aujourd’hui oublié : « Je ne te dirai pas : il fallait, ni pourquoi ? Puisque c’est si peu nous qui faisons notre vie » (Maurice Guérin). Maternellement, il me semble que l’Eglise doit être témoin avant tout de la miséricorde, c’est-à-dire de ce regard du Christ qui relève, remet en marche, appelle à la confiance chacun, à partir du point où il en est. Ne nous leurrons pas : seule cette parole a pouvoir de convertir ce qui doit l’être dans nos sociétés. La grande affaire, c’est que pour Dieu nulle situation n’est assez tordue ou calamiteuse pour être définitivement perdue. Veillons, en ce monde souvent difficile, à ne pas rendre vaine la Résurrection du Christ !

Article publié le 20 juin 2014, que nous reprenons à l’occasion de

la remise officielle du Prix Ratzinger

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Anne Kurian-Montabone

Baccalauréat canonique de théologie. Pigiste pour divers journaux de la presse chrétienne et auteur de cinq romans (éd. Quasar et Salvator). Journaliste à Zenit depuis octobre 2011.

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