Mgr Guillaume Derville est un proche collaborateur de son évêque, Mgr Xavier Echevarria, prélat de l’Opus Dei, notamment pour la formation permanente des prêtres de cette prélature.

Il livre ici quelques souvenirs personnels sur l’évêque Alvaro del Portillo (1914-1994), qui sera béatifié le 27 septembre. Il succéda en 1975 à saint Josémaria, fondateur del l’Opus Dei.

Zenit - Quand avez-vous connu Alvaro del Portillo ?

En mars 1974. J’étais alors adolescent, nous étions une centaine de Français en pèlerinage à Rome. Saint Josémaria Escriva nous reçut et, bien qu’étant très jeune à l’époque, j’ai immédiatement perçu la présence humble et souriante d’Alvaro del Portillo à ses côtés. Notre deuxième rencontre, en 1976 à Rome, fit vraiment écho à la première. Alors que don Alvaro allait prier sur la tombe de saint Josémaria, auquel il venait de succéder six mois plus tôt, il me trouva, avec un autre Français, sur son chemin, devant une belle statue de la Sainte Vierge. Il nous demanda de prier pour lui en ajoutant, comme dans un impétueux débordement du cœur, qu’il était très, très uni au fondateur.

Mgr Guillaume Derville - Vous l’avez rencontré à d’autres occasions ?

Oui, à Rome et surtout à Paris. Ce qui me frappait c’était sa sérénité en toutes circonstances. On sentait qu’elle allait de pair avec une grande solidité intérieure. Douceur et force à la fois, on avait l’impression que cela allait de soi. C’est curieux, il avait une autorité naturelle peu commune.

Par exemple ?

Je me rappelle qu’un jour en 1986 je suis rentré avec lui dans une salle attenante à la basilique Notre-Dame-de Liesse, où nous étions allés prier, et où quelques dizaines de Parisiens en pèlerinage papotaient en achetant des cartes postales. Il pluviotait ce jour-là et don Álvaro portait sur son clergyman un pardessus qui masquait sa croix pectorale. Pourtant, à peine étions-nous entrés qu’il se fit un profond et respectueux silence. Quelle présence ! Ensuite nous avons visité la cathédrale de Laon dont il a loué la foi des bâtisseurs qui avaient surmonté tant de difficultés. L’architecte qui nous accompagnait, fin et cultivé, était un fidèle de la prélature. Il ne lui manquait qu’un béret sur la tête et une baguette sous le bras pour incarner une certaine caricature de Français moyen. Don Álvaro l’écoutait avec beaucoup d’affection. Puis nous nous sommes recueillis sur quelques tombes, dans un petit cimetière de village, et don Alvaro a commenté que ces morts, maintenant au ciel, étaient mieux là où ils se trouvaient que nous-autres sur cette terre que pourtant Josémaria Escriva nous avait appris à tant aimer. Sa foi dans l’amour de Dieu semblait aussi naturelle que la respiration.

Que faisiez-vous à l’époque ?

Vers la fin des années 1980 j’étais l’un des collaborateurs du Vicaire de l’Opus Dei pour la France, Mgr Augustin Roméro, appelé par la suite par le cardinal archevêque de Paris à remplir les fonctions de Vicaire judiciaire pendant de longues années. Il y avait là des gens formidables, je ne citerais que le souvenir de François-Xavier Guerra, qui désormais se consacrait déjà à temps plein à son enseignement en Sorbonne et qu’un cancer emporterait en 2002 : historien doté d’une étonnante puissance spéculative, c’était un esprit libre, totalement habité par la charité. L’ambiance était simple et joyeuse, et les balivernes qu’on entendait parfois sur l’Opus Dei prêtaient à sourire : nous cédions facilement à la galéjade, comme on dit dans ma Provence natale. Insouciance ? Confiance dans la Providence ? Don Alvaro, que nous appelions familièrement « Père », logeait évidemment chez nous lorsqu’il venait nous voir ou qu’il passait par Paris, par exemple lors de voyages aux États-Unis ou en Allemagne. Je me souviens qu’un après-midi nous lui avons remis Le Monde et Le Figaro, qu’il remercia avec un sourire : « Pourquoi deux quotidiens ? Un seul me suffit ! » C’était pour lui, je pense, une manière de profiter du temps et, dans son cas, de se contenter du nécessaire. Mais ce qui me frappait le plus c’était son humilité.

Sous quelle forme?

Le 29 août 1988, il a tenu une grande réunion informelle à Paris, avec plus de mille personnes. C’était une période agitée dans l’Église, le Saint-Siège avait déclaré le 1er juillet que Mgr Lefebvre s’était lui-même excommunié. Don Alvaro jugeait essentielle l’union des catholiques français avec leurs évêques et avec l’évêque de Rome, sans lequel nous ne serions que feuilles emportées par le vent. En rentrant à la maison, je lui ouvrais la porte de l’immeuble avec joie : « Un succès, Père ! » Je me référais évidemment à l’assistance nombreuse. Mais il a tout de même balayé mes mots du revers de la main, presque contrarié : « C’est Dieu qui fait tout ». L’important, répétait-il, c’était ce que Dieu allait dire dans chaque cœur, fût-ce le contraire de ce que lui, Alvaro, avait pu affirmer. À ce propos on racontait qu’un bon prêtre qui portait le bouc prêchait un jour dans une église quand, dans l’assemblée, il vit une vieille paysanne pleurer à chaudes larmes. Intrigué par ce qu’il aurait pu dire de si émouvant, il l’interrogea après la messe. « Votre barbiche au menton, lui dit-elle, m’a rappelé la triste mort de ma pauvre chèvre hier ».

D’autres choses vous ont-elles frappé de la personnalité du futur bienheureux Alvaro ?

Sa présence habituelle de Dieu. Je me souviens que, peu avant de passer mon baccalauréat, en mars 1976, j’eus l’occasion de participer avec d’autres Français à une rencontre avec lui. Il nous expliquait que nous pouvions nous adresser à Dieu à tout moment en disant : « Je t’aime ». À cet instant précis j’ai senti, sans le moindre doute, qu’il était en train de parler à Dieu. Je me souviens qu’il nous demandait alors de prier pour Paul VI, et que des années plus tard, quelqu’un lui avait dit « l’ Opus Dei, les hommes du pape », il avait rétorqué, se situant bien au-delà de sa filiale amitié avec Jean-Paul II : « les hommes de ce pape, les hommes de tous les papes, les hommes de tous les évêques ». Le pape était pour lui le « doux Christ sur la terre », une expression de Catherine de Sienne chère au fondateur de l’Opus Dei. Cet esprit d’unité grandissait sans doute dans son amitié avec Jésus. Je me rappelle ainsi sa manière d’adorer l’Eucharistie et ses actions de grâce à haute voix. Un soir d’été en 1986, nous avions regardé avec lui un film amateur où l’on voyait des jeunes s’occuper d’activités humanitaires ; tout se terminait sur deux ou trois magnifiques couchers de soleil dans les Carpates, avec ces tons rougeâtres, orangés, violacés, dorés... Le lendemain, après la messe, don Álvaro compara l’horizon enflammé d’un coucher du soleil à l’amour de Jésus, « soleil des soleils », qui nous brûle le cœur ; ensuite pria Dieu pour l’Église et spécialement pour les religieux et les religieuses. On le voyait souvent recueilli, comme abîmé en Dieu. Cela dit, il n’était pas dans les nuages.

Que voulez-vous dire ?

Un jour d’août 1988, alors qu’il venait de saluer le Saint-Sacrement et qu’il descendait devant moi un mauvais escalier en colimaçon qui reliait deux appartements parisiens (à l’époque nous manquions vraiment de moyens), il m’adressa tout d’un coup la parole sans même se retourner : « Guillaume, les œuvres échouent par manque d’esprit, mais il faut travailler sérieusement leurs aspects techniques et f inanciers », dit-il en substance. L’un d’entre-nous, Dieu merci, était un excellent expert en la matière. Cela dit, don Alvaro était habituellement joyeux et même blagueur, et d’un abord facile.

Un souvenir ?

Lors d’un séjour en France en 1986, il nous a raconté en riant que pendant la seconde guerre mondiale le premier Italien de l’Opus Dei avait choisi les parachutistes, se disant sans trop y croire qu’au premier saut il se casserait la jambe et se ferait aussitôt réformer : chose qui lui arriva bien malgré lui, car il fut distrait par un troupeau de moutons. Je me rappelle aussi que don Alvaro m’appela un jour « Guillaume le Non-Taciturne », simple jeu de mots qui dévoilait sa tendresse paternelle. Une fois je l’ai vu faire arrêter sa voiture pour en descendre et saluer toute une famille ; je l’ai entendu dire à un prêtre beaucoup plus jeune que lui qu’il lui était très uni ; je l’ai aussi vu sortir un crucifix de sa poche pour réciter une prière à voix basse après la messe… Il avait une prédilection pour les malades ; je me souviens qu’il leur rendait visite dès qu’il arrivait quelque part, et qu’il leur disait, comme saint Josémaria : « Ton travail, maintenant, c’est d’être un bon malade ». Un jour, j’ai posé à don Alvaro une question concrète sur le passé et la réponse immédiate m’a surpris autant que le sourire amusé qui l’accompagnait : « Je m’étais trompé ! ». Voilà, c’était une sainteté dure comme le granit, mais vraiment sympathique, sereine, pas coincée du tout. Je me souviens qu’une fois en 1988 je voulus dire quelque chose de personnel au à Mgr del Portillo ; alors il s’est incliné avec douceur et bonhommie pour m’écouter, peu importe s’il était entre deux avions. S’il existe le fameux « Ange au sourire » de la cathédrale de Reims, don Álvaro est un « saint au sourire ». Beaucoup en ont fait l’expérience, et bien au-delà de ce que j’ai vécu. Ma modeste expérience, certes subjective, me suffit à penser que du ciel don Alvaro continue à nous sourire, et surtout que Dieu nous aime infiniment !

Pour retrouver Mgr Guillaume Derville, quelques titres parus en français:

"Prier 15 jours avec Josémaria Escriva" (Nouvelle Cité, 2001)

"La concélébration eucharistique. Du symbole à la réalité" (Wilson & Lafleur, 2011)

"Sur les ailes de l'aurore" (Lethielleux - Parole et Silence, 2012)

"Histoire, mystère, sacrement. L'initiation chrétienne dans l'oeuvre de Jean Daniélou" (Desclée de Brouwer, 2014)

A.B.