Ci-dessous la traduction française de l’éditorial de Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasto, publié sur l’édition du dimanche 20 octobre du quotidien Il Sole 24 Ore (pp. 1 e 17).
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Il y a un mot, sorti de la bouche et du cœur du pape François de manière particulièrement forte, sur lequel il me paraît important de revenir : celui qu’il prononça, visiblement touché, en apprenant la nouvelle de la tragédie dans les eaux de Lampedusa, où le naufrage d’un de ces bateaux de fortune, utilisé pour traverser la Méditerranée, provoqua la mort de centaines de réfugiés en quête d’un avenir digne de la personne humaine. Ce mot, non compris par tous, voire mal interprété ou rejeté, fut le mot : « honte ! », un mot fort qui mérite d’être approfondi pour le message fort qu’il dégage. Comme on a honte de quelque chose que l’on a fait ou de quelque chose que l’on devrait faire mais que l’on n’a pas encore fait, et que c’est toujours et nécessairement par rapport à quelqu’un (comme le fait comprendre l’étymologie du mot ‘vergogna », qui dérive du latin « verecundia », de « vereri », « avoir du respect ») que l’on a honte, il me semble pouvoir saisir dans l’expression du pape au moins trois niveaux de sens, capables d’aider tout le monde à réfléchir au défi de l’immigration et à la nécessité de le relever à partir de la dignité des immigrés.
Au sens premier du terme, il renvoie au sentiment de faute que tous – sans exclusion – nous devrions éprouver devant de telles tragédies. La motivation de cette prise de conscience est vite dite: si nous sommes tous frères en humanité, la mort de centaines d’innocents fuyant les violences de la guerre et les besoins de la pauvreté nous concerne tous. Fermer les yeux devant les situations dramatiques, qui sont à l’origine des flux migratoires, non seulement nous déresponsabilise, mais aggrave notre part de responsabilité. Le système de forte disparité qui gouverne l’ordre économique mondial, le simple fait que le manque de biens de certains jouent en faveur de leur exploitation, et donc en faveur de l’avidité et du bien-être d’autres, est une faute dont nous devons prendre conscience sans alibi et sans défenses préjudicielles.
Le nord du monde doit avoir honte de la misère de tant de parties du sud du monde et si l’on n’entreprend pas une courageuse action internationale qui intervienne sur l’ordre économique du monde – d’autres tragédies comme celles-ci ne pourront être évitées. Se sentir membre de la famille humaine veut aussi dire donner de la force à ces voix qui réclament un tournant dans les politiques économiques de chaque pays et de la communauté des peuples. Il est temps que l’Organisation des Nations Unies se donne des règles et des moyens qui lui permettent d’agir efficacement dans ce domaine, qu’elle exerce même un pouvoir décisionnel sur chaque pays et sur les relations qui les unissent. Il est temps que les Grands de la terre assument des décisions qui soient finalement en faveur des plus démunis, en sacrifiant quelque égoïsme national.
Si, dans son premier sens, le terme utilisé par le pape François est une accusation portée aux responsabilités qui concernent tout le monde, dans son deuxième sens ce mot constitue un appel et un encouragement à agir de manière éclairée et responsable. Qui éprouve de la honte pour une faute dont il a conscience, doit s’engager positivement et activement au service de l’enjeu. Chacun doit jouer sa part, à tous les niveaux: dans ce cas particulier de Lampedusa, l’Europe ne peut considérer ce lieu comme une sorte de petit fort oublié face au « désert des tartares ». Si elle le faisait, elle pourrait se retrouver dans l’amère condition du personnage central du magnifique roman de Dino Buzzati, défié à l’action quand il est désormais trop tard pour lui. Une politique de renvoi et d’alibi, agir comme des autruches qui ferment les yeux et plongent la tête dans le sable des hypocrisies les plus variées, n’est pas digne de la grande maison de l’Europe et des valeurs de civilisation et d’humanité dont celle-ci a été porteuse dans l’histoire, à commencer par celle de la dignité de chaque personne humaine.
Naturellement, le juste renvoi aux responsabilités européennes ne dispense pas notre pays de jouer sa part: déclarations ou gestes rhétoriques ne suffiront pas. La discipline de l’accueil et le respect de la dignité de celui qui vient chez nous pour fuir les violences et la faim doivent être conjugués ensemble. Un accueil sans règles est tout aussi erroné qu’une attitude de rejet incivil ou de simple défense, qui fait du clandestin un criminel. Et finalement, c’est à chaque organisme intermédiaire impliqué qu’il revient de donner le meilleur de soi, en éduquant avant tout les citoyens à une culture capable de voir en l’autre un frère en humanité, qui ressemble à tant de nos ancêtres immigrés ayant fait le tour du monde, à qui fut donnée la possibilité de se construire une nouvelle vie, non sans sacrifices. Tant de signes positifs allant dans cette direction, me semble-t-il, viennent de l’action de l’Eglise et de ses Caritas, nationales et diocésaines.
Enfin, le cri de François doit être perçu comme une invitation à nous mettre devant un jugement qui nous transcende: on éprouve de la honte devant quelqu’un, et ce quelqu’un, dans la vision du pape, est avant tout la victime des fautes personnelles et collectives, puis chacun de nos enfants et jeunes, auxquels nous donnons un très mauvais exemple de la manière dont la solidarité et l’accueil entre les hommes doivent être vécus, mais c’est aussi et certainement le Dieu de la vie et de l’histoire, le dernière mètre de mesure du jugement sur nos comportements, le Père universel devant qui nous devons nous reconnaître une famille humaine, solidaire et coresponsable par vocation. Pour le croyant, le jugement de Dieu n’est pas seulement un horizon lointain, mais une imminence qui domine et qui rejoint les abimes du cœur. Mais le non croyant aussi, doit écouter la voix de sa conscience, là où sont inscrites les vérités exprimées par les paroles du Décalogue destinées à tout l’homme, à chaque homme.
Appeler la conscience et le jugement de Dieu n’est donc pas une opération partisane, mais un choix qui aide tout un chacun à trouver des raisons qui poussent à s’engager pour autrui, surtout pour les pauvres ou les plus vulnérables, de manière plus radicale et inéluctable. Alors chacun saura entendre les paroles de Celui qui s’est fait exilé et pèlerin par amour de tous: « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la création du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi ! » (Mt 25,34-37). Autrement, c’est notre humanité qui risque d’échouer ainsi que la qualité même de l’avenir de tous.