Il est donc question d’étendre, sous certaines conditions, la dépénalisation de l’euthanasie aux personnes mineures et aux personnes démentes. Cette perspective nous consterne. Quand je dis « nous », il s’agit des évêques de Belgique. C’est donc bien en tant que Président de la Conférence épiscopale belge que je m’exprime ici. Et cependant il s’agira essentiellement d’une parole citoyenne. Nous n’argumenterons pas à partir des lumières de la foi chrétienne en ce domaine, mais uniquement d’un point de vue philosophique, à titre de participation au débat public.
Déjà en 2002, nous avions exprimé nos plus vives réserves quant à la dépénalisation de l’euthanasie, demandée librement par un patient en vue d’échapper ainsi à des souffrances jugées insupportables. D’abord parce que nous disposons aujourd’hui de soins palliatifs performants et qu’en cas de souffrance intense et rebelle, nous pouvons encore faire appel, en dernier recours, à la sédation dans la stricte mesure du nécessaire.
Ensuite et surtout, parce que le principal argument pour rendre acceptable cette dépénalisation était la liberté de l’individu à disposer de soi. Et l’on insistait : personne n’est obligé de demander l’euthanasie ; pourquoi donc la refuser à celui qui la réclame librement pour soi et pour soi seul ?
L’introduction de l’euthanasie, loin de limiter ses effets au seul individu qui la réclame, modifie dans toute une société le rapport fondamental à la vie et à la mort et mine la solidarité vitale de tous les citoyens avec les personnes souffrantes. Je m’en explique en abordant la question actuelle de l’extension de son application aux personnes mineures et aux personnes démentes.
De nouveau, on invoque en faveur de cette extension la liberté de l’individu. Mais n’est-ce pas un abus criant quand il s’agit de personnes mineures, quand bien même on évoquerait leur éventuel « discernement » ? Argumentation étrange quand on sait que les mineurs d’âge sont, en des domaines importants, jugés légalement incapables de certains actes, par exemple, d’acheter ou de vendre, de se marier, etc. Et voici que, tout d’un coup, ils seraient suffisamment mûrs aux yeux de la loi, pour se faire donner la mort, ce qui est la décision plus grave qui puisse être prise les concernant !
Semblablement, il est risqué de déléguer à d’autres, par un « testament de vie » à long terme, la faculté de décider à ma place quand je serai dément et de passer, par procuration, à mon euthanasie. Cette décision libre, mais à retardement, de confier à autrui la tâche de me faire mourir est-elle vraiment compatible avec un État de droit ?
Ici à nouveau, la décision prétendument purement individuelle que je prends risque de peser lourd sur autrui. Paradoxalement, le choix, soi-disant strictement personnel, que je pose va rapidement conditionner fortement la liberté d’autrui. Si cette pratique se répand et s’il suffit, pour la légitimer, que j’y consente par anticipation, elle se traduira vite par l’insinuation, d’autant plus sournoise qu’elle est inconsciente : « Ne devrais-tu pas en faire autant ? Cela arrangerait finalement tout le monde. Au lieu de peser inutilement sur autrui et sur la société, il « suffit » que tu donnes ton consentement à l’avance. C’est si simple… »
Cette survalorisation du consentement personnel renforcera encore l’individualisme et la solitude qui minent la solidarité de chacun avec tous et de tous avec chacun. Qu’on le veuille ou non, notre liberté personnelle ne vit que de multiples liens : à la nature, à notre corps, à la liberté d’autrui et, finalement, à tout homme, à toute femme, notre semblable. Plutôt que de résoudre la question du « bien mourir » en laissant chacun organiser, pour son propre compte, par le truchement de quelques personnes, sa « sortie de scène », n’est-il pas plus humain d’être tous solidaires de l’épreuve de chacun, de chacune, en posant sur eux un regard qui confirme leur dignité et en cherchant activement à soulager la souffrance qui les accable ?
Enfin, il a suffi de 11 ans pour envisager une extension de l’euthanasie initialement non prévue, voire écartée. Combien de temps faudra-t-il pour envisager d’autres élargissements ? Car, s’il « suffit » de donner son consentement, si ce geste, en se multipliant, se banalise, il ne manquera sans doute pas d’« esprits larges » qui, dans quelques années, jugeront qu’on peut, dans nombre de cas, « présumer » légitimement ce consentement chez le mineur qui l’eût donné, si son discernement avait été un peu plus mûr, ou chez la personne démente qui l’eût confirmé si on le lui avait proposé en temps opportun.
En adoptant cette position, nous, évêques de Belgique, ne faisons pas le choix de la souffrance qui, comme telle, est destructrice. L’Église catholique est d’ailleurs à l’origine de la plupart des soins de santé en nos pays. Nous ne nions pas non plus l’existence de la liberté individuelle. Mais nous proposons positivement l’option pour des soins palliatifs toujours plus performants et éloignés de tout acharnement thérapeutique. Et nous soutenons, tout aussi positivement, le primat de la liberté « solidaire » sur la liberté prétendument « solitaire », mais, finalement, si contraignante pour autrui.
Mgr A.-J. LÉONARD,
Archevêque de Malines-Bruxelles