Pourquoi y a-t-il si peu d’hommes politiques chrétiens ?

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Entretien avec l’ancien président italien, Oscar Luigi Scalfaro

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ROME, jeudi 15 mai 2003 (ZENIT.org) – Le problème de l’engagement des chrétiens en politique est un manque de formation, estime l’ancien président de la République italienne, Oscar Luigi Scalfaro.

Né en 1918 à Novara, O. L. Scalfaro a interrompu sa carrière de magistrat après avoir été élu à la fin de la deuxième guerre mondiale membre de l’Assemblée Constituante qui rédigea la Constitution italienne actuelle. En 1983 il a été nommé ministre de l’intérieur. Il a joué un rôle important dans la lutte contre le terrorisme en Italie. Il fut président de la République italienne de 1992 à 1999.

Dans cet entretien accordé à Zenit, l’ancien président italien commente la «Note doctrinale à propos de questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique» qui vient d’être publiée par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

Q : Pourquoi y a-t-il aujourd’hui si peu de chrétiens bien formés dans le monde politique ?

R : Je partirais d’une affirmation de principe. Selon le droit naturel, ratifié par beaucoup de constitutions, la tâche d’éduquer et de former les jeunes, les enfants, n’est pas un droit des enseignants à l’école. Ils reçoivent ce droit par « procuration ». Le droit/devoir de former le citoyen revient en premier lieu aux parents. Combien de parents sont aptes à donner cette formation ? A mon avis, très peu. Et, ce qui n’arrange rien, lorsque l’enfant fait ses études, ses parents font tout pour le dissuader de prendre des engagements politiques. Et quand il commence à travailler, ils lui disent : « si tu fais de la politique, tu vas te créer des soucis, on va te licencier ! »

L’autre entité qui a le droit/devoir de former, pour raison divine, est l’Eglise. Elle a le droit de former le chrétien comme personne individuelle, comme composante de la famille, comme homme qui travaille, étudie, se distrait, comme un homme qui fait partie de la communauté où il a des droits et des devoirs. L’Eglise est apte à former, mais le fait-elle ? Je me permets de dire que l’Eglise a des lacunes dans ce domaine. Elle a beaucoup de lacunes.

Q : Vous avez eu un rôle décisif dans la démocratie chrétienne en Italie. Ne croyez-vous pas qu’il y aurait encore aujourd’hui besoin d’un parti ouvertement chrétien ?

R : En ce moment, le comment ne m’intéresse pas. Le fait qu’il faille ou non créer un parti catholique, ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est que chaque citoyen chrétien vive sa condition de citoyen en tant que chrétien. Voilà ce qui m’intéresse parce que le Seigneur ne jugera pas un peuple mais des personnes individuellement. Et je ne pourrai pas dire : personne ne s’y intéressait alors je ne m’y suis pas intéressé non plus. Pour le Seigneur, ce qui importe, c’est si moi j’ai accompli mon devoir. La grande question est de faire comprendre aux croyants qu’il ne suffit pas d’avoir des idées saines. Il ne suffit pas de dire que l’Evangile vaut pour tous les temps. En 2000 ans, pas une seule parole n’a vieilli. L’Evangile vaut pour les personnes et pour les peuples. Il vaut pour les Etats et les gouvernements. Il vaut pour les organisations internationales. On peut ne pas y croire et ne pas s’en servir. Mais on ne peut pas dire : cela ne me sert pas parce que ça ne peut pas servir. L’Evangile est apte à résoudre des problèmes internationaux ou nationaux en tout genre. Le problème aujourd’hui est de recommencer patiemment à enseigner dans le catéchisme qu’il y a un problème de formation.

Existe-t-il une manière chrétienne d’être médecin, avocat, agriculteur, chauffeur de camion, etc.
S’il existe une manière chrétienne d’exercer une profession, n’existerait-il pas une manière chrétienne de faire de la politique ? Si ce n’est pas le cas, on arrête tout. Suffit-il alors de regarder le monde en spectateur et de prier ? Non, cela ne suffit pas. Il est indispensable de prier, mais cela ne suffit pas, quand il y a la possibilité de faire quelque chose.

Q : Le document de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi fait remarquer qu’il y a une place pour la laïcité dans la vie politique, c’est-à-dire que dans la politique, ce sont les laïcs qui doivent prendre les décisions, et non leurs pasteurs, leurs évêques. Comment avez-vous vécu cela ?

R : L’évêque ne peut pas dire au chirurgien s’il faut opérer ou non. Il ne peut pas dire à l’avocat comment faire son métier. A l’Université catholique, on nous a appris l’éthique professionnelle. Ensuite, chacun fait son métier. On est avocat, psychologue, etc. On le fait bien ou mal, même si on est chrétien. On nous a donné un mètre. C’est à nous de mesurer, chaque jour, les choses, en gardant toujours ce mètre en poche.

Il est important de trouver des personnes qui exercent leur profession en chrétiens, qui deviennent des exemples, des personnes qui nous montrent par leur vie, qu’elles croient. L’important par conséquent est de préparer le chrétien à être chrétien, en se souvenant que la grâce de Dieu existe et qu’il suffit de l’accueillir. Et comme si cela ne suffisait pas, il y a ce miracle étrange, car la vie de Dieu en nous couvre toutes les exigences : puisque l’amour n’est pas le fils de la logique, l’amour de Dieu n’est pas non plus fils du raisonnement. Et alors, Dieu, qui à lui seul suffit largement pour chacun de nous, nous a donné aussi sa mère. Cela n’est pas logique, mais c’est dans la logique de l’amour de Dieu.

Q : Le Christ peut-il être un modèle pour les politiciens d’aujourd’hui ?

R : L’Eglise a toujours utilisé une terminologie que je n’aime pas. Elle ne parle pas de la vie politique du Christ. Elle parle de la vie publique. C’est la même chose, mais j’aurais préféré qu’elle parle de vie politique. Pourquoi le Christ est-il mort ? Moi j’ai l’habitude de dire : si le Christ avait parlé de la résurrection, que beaucoup n’acceptaient pas, l’auraient-il tué ? Pourquoi l’ont-ils tué ? Parce qu’il a dit : ‘malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !’ Sept fois. Les scribes et les pharisiens étaient ceux qui commandaient. Il a attaqué le monde qui commandait. Et avec quelles paroles ! ‘Vous êtes des sépulcres blanchis’. Je n’aimerais pas qu’on me dise que je suis un sépulcre. Race de vipères. Des mots d’une force incroyable. Il y a aussi le passage des vendeurs chassés du temple. C’est à cause de cette vie politique qu’il a été tué.

Et il y a Marie. Marie a suivi le Christ dans toute sa vie publique. A celui qui vient un jour dire à Jésus que sa mère est dehors et cherche à lui parler, Jésus répond : ‘Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère’. Marie n’a pas été refusée. Elle a été utilisée comme motif pour expliquer ce qu’il voulait dire. Nous avons un lien familial avec le Christ. Le lien du sang naît en faisant la volonté du père.

Qui était près de la Croix ? ‘Stabat !’ dit l’Evangile de Jean. C’est l’un des termes politiques les plus forts. Il parle au pluriel parce qu’il y avait plusieurs femmes. Mais ce « stabat » fait peur parce qu’il explique comment dans la vie, et peut-être dans la vie politique en particulier, il y a des moments où il faut que chacun se tienne debout au pied de la croix.

Q : Mais cela n’est-il pas trop idéaliste ? Les hommes politiques peuvent-ils vraiment vivre cela ?

R : Nous avons eu des hommes du « stabat », comme Alcide de Gasperi. Si nous considérons l’Europe, il y a la cause de béatification de Robert Schumann. On pense aussi à Giorgio La Pira.

Q : Ces hommes ont vécu juste après la deuxième guerre mondiale. Après cette guerre, particulièrement dévastatrice, il y a eu, se
mble-t-il, un sursaut éthique et moral de la société qui a favorisé leur mission. Mais aujourd’hui ?

R : Faut-il qu’il y ait des millions de morts et des villes entières détruites pour dire que l’on rejette la guerre par exemple, comme le dit l’art. 11 de la Constitution italienne, rédigée après la guerre ? Et 50 ans après, il faut tout recommencer ? Sommes-nous donc primitifs, analphabètes, et mesquins à ce point ?

Il faudra attendre d’être au paradis pour poser certaines questions à Dieu. Moi je lui demanderai : « Seigneur, est-ce que tu as remercié Néron, Dioclétien ? Parce qu’ils ont dépoussiéré l’Eglise de l’époque, en tuant de nombreux chrétiens et en redonnant de la vie à l’Eglise ? » Au paradis, il y a plusieurs catégories de saints. Il y a les saints de la pauvreté, il y a les saints de la pauvreté intérieure, le premier, saint François d’Assise. Et il y a ceux qui ont aidé les autres à être pauvres. Parmi ceux-là il y a « saint » Napoléon Bonaparte, qui, en spoliant l’Eglise, l’a purifiée.

Q : Vous avez joué un rôle important dans les années du terrorisme en Italie, parce que vous étiez ministre de l’intérieur. Vous avez dû lutter contre le terrorisme avec les armes de la loi et de la morale. Dans le cas du terrorisme on peut être tenté de court-circuiter la loi et la morale pour le bien de l’Etat et de tous. Quelle est la leçon que vous avez tirée de ces années-là ?

R : La première leçon est que c’est une erreur de parler de « guerre contre le terrorisme ». Pour lutter contre le terrorisme, les expéditions de police suffisent ; peut-être avec des centaines de milliers d’hommes, mais la conception est différente. La guerre entraîne un peuple et un Etat. Quand on lutte contre le terrorisme, par exemple en Afghanistan ou en Iraq, tous ceux qui sont tués sont-ils des terroristes ? Ou sont-ils tués à cause du terrorisme ?

La première chose à faire dans la lutte contre le terrorisme est de faire des alliances avec ceux qui décident de combattre le terrorisme. En tant que ministre j’ai toujours dit que dans le terrorisme, personne ne gagne tout seul. Je disais aux gouvernements d’Europe de l’époque : si un pays est emporté par le terrorisme, nous le serons tous. La première leçon est donc la création d’une grande alliance pour lutter de manière licite mais jusqu’au bout.

L’alliance regroupe les informations. Si je suis allié d’autres peuples, je leur communique les nouvelles qui me parviennent, même les bruits qui courent. Je dis tout et on me dit tout. C’est la première défense, une défense énorme. Les Tours sont tombées et personne ne savait rien ? Combien d’entre nous se sont dit : ces pilotes ont été formés chez nous ! On voit le manque d’attention et donc le manque de défense, qui part du raisonnement et non des coups de feu.

Nous cherchions des repaires de terroristes. C’est là aussi que nous trouvions l’alliance entre les terroristes. Nous avertissions alors les autres gouvernements. Quand j’étais ministre nous avons trouvé une cachette de terroristes, qui était en lien avec l’IRA d’Irlande du nord. Il y a une solidarité entre les terroristes. Ces actions servent à prévenir et combattre.

Puis il y a un dernier thème, qui vient en réalité avant tous les autres : d’où vient cette maladie ? Il ne sert à rien de faire des tas de choses si on n’a pas compris où naît cette maladie. Moi je dis : d’abord trop riches et trop miséreux. Je ne dis pas pauvres mais miséreux, car la dignité de la personne humaine est blessée. La personne qui n’a pas à manger, qui n’a rien à se mettre, est annihilée. Ces injustices sont pire qu’un arsenal de bombes atomiques. Elles peuvent exploser à n’importe quel moment. Si je ne comprends pas ce qu’est la maladie j’essaie de prévenir et de supprimer. Et on n’en finit plus.

Un exemple : la situation au Moyen Orient où personne ne veut se poser le problème. Mais si je continue à réagir, je fabrique du terrorisme.

Puis il y a le dialogue. Un jour quelqu’un m’a demandé : comment fait-on pour dialoguer avec ces gens-là ? J’ai répondu : comment les Etats-Unis ont-ils fait pour dialoguer avec Ben Laden ? Parce qu’à une époque ils dialoguaient. Ils ne se sont pas adressés à moi pour avoir un contact avec Ben Laden. Comment ont-ils fait pour ouvrir le dialogue avec la Chine qui chaque année a été condamnée parce qu’elle ne respecte pas les droits de l’homme ? A un moment donné on a cherché la Chine pour l’introduire dans le réseau du marché mondial. Pourquoi ? Parce que le marché se fait au moins à deux. Et avant on disait, sans la Chine, moi aussi je travaille. A une époque on ne parlait pas des condamnations à mort, des exécutions et de la négation des droits de l’homme. Pourquoi ? Parce qu’on avait besoin de la Chine. Les voies du dialogue qu’elles soient directes ou qu’elles passent à travers des tiers, existent toujours. Il suffit qu’on le veuille. Lorsque l’homme choisit la guerre, il renonce au raisonnement pour passer à la force et aux armes. C’est l’échec de la dignité de l’homme.

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ZENIT Staff

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