CITE DU VATICAN, Jeudi 3 avril 2003 (ZENIT.org) – L’archevêque de Lyon, primat des Gaules, Mgr Philippe Barbarin, a fait sonner le glas à l’annonce de la guerre en Iraq. Dans cet entretien avec Samuel Pruvot, rédacteur en chef de l’hebdomadaire français « France Catholique » (www.France-catholique.fr), Mgr Barbarin explique la position de l’Eglise, du Saint Siège et de Jean-Paul II, en répondant aux questions qui sont dans tous les esprits: le pape est-il « pacifiste »? Peut-on dire que le Pape a échoué dans son rôle de médiateur ? Que souhaitent les chrétiens d’Iraq ? Quelle peut être l’efficacité de la prière contre les bombes ?
FC – Mgr Barbarin, pourquoi Jean-Paul II s’est-il engagé à ce point contre la guerre en Iraq ?
Mgr Barbarin – En 1991, il était le seul à refuser la guerre du Golfe : « Cette guerre est trop dangereuse, disait-il, elle va avoir des conséquences catastrophiques ». L’histoire lui a donné raison : plusieurs centaines de milliers de morts, dix années de blocus, une population en proie à une misère noire et à la malnutrition. Les puits de pétrole sont restés en possession du Koweït. Mais il faut avouer que le bilan n’est pas très positif.
En 2003, le Pape continue de refuser la guerre, cette fois ci avec 70% de la planète. Pourquoi ? Si Saddam Hussein avait été mis hors d’état de nuire juste après le déclenchement des hostilités, si un gouvernement plus légitime s’était installé dans la foulée, si les forces américaines s’étaient retirées sur la pointe des pieds sans toucher au pétrole, George Bush aurait eu raison d’intervenir. Nous serions tous heureux que le Pape se soit trompé ! Les dégâts seraient minimes par rapport au bénéfice de la liberté retrouvée. Ce scénario sera-t-il le bon ?
Si le pays est détruit de fond en comble, si un milliard de musulmans décident d’entrer dans une logique de haine et de vengeance, si les Turcs en profitent pour massacrer les Kurdes, si les Etats-Unis sont déstabilisés au point de vaciller (tous les grands empires se sont effondrés un jour ou l’autre), le prétendu remède sera pire que le mal. En déclarant la guerre, le président des Etats-Unis a ouvert la boîte de Pandore. La suite est incontrôlable. Je remarque que le conflit dure déjà depuis plus d’une semaine. Ce n’est pas encore une irréversible catastrophe. Mais la situation peut se compliquer. De retour de Bagdad, le cardinal Etchegaray nous a prévenus. Il y a peut-être ici en germe une troisième guerre mondiale.
FC – Vous avez fait sonner le glas dans toutes les églises de Lyon juste après l’ouverture des hostilités. N’est-ce pas un peu lugubre ?
Mgr Barbarin – Le glas annonce la mort dans une paroisse. Aujourd’hui, les gens sont plus au courant des morts qui surviennent à Bassora ou Bagdad que dans la ville de Lyon. Ils ont conscience d’appartenir à une famille humaine. Cette notion de famille a un sens et justifie le fait de sonner partout le glas. Nous faisons bien sonner les cloches dans les occasions de joie, un baptême ou un mariage. Si le Pape meurt, je ferai aussi sonner le glas dans toutes les églises. C’est un événement dans la famille !
FC – Chacun s’accorde à dire que Saddam Hussein est un dictateur féroce. La notion chrétienne de « tyrannicide » n’est-elle pas toujours opérationnelle ?
Mgr Barbarin – Je vais vous faire une confidence. Lorsque Jacques Mesrine est mort, je me suis d’abord révolté. Il avait été abattu comme un chien, à Clignancourt, à la suite d’une traque qui avait mobilisé 200 policiers… Mes paroissiens m’ont fait réfléchir : « Mesrine vivant n’était-il pas capable d’éliminer encore 50 personnes en un rien de temps ? ». J’ai révisé mon jugement. Dans l’affaire Mesrine, la société est dans l’ordre de la légitime défense, voire de l’obligatoire défense. Si demain vos enfants sont attaqués, la défense sera aussi obligatoire. Il vaut mieux tuer l’agresseur que de laisser tuer ses propres enfants. Saddam Hussein est responsable de la mort de dizaines de milliers d’Iraquiens. C’est entendu. Mais il y a un pas entre le tyrannicide et le déclenchement d’une guerre.
FC – Peut-on dire que le Pape a échoué dans son rôle de médiateur ?
Mgr Barbarin – Le Pape s’est battu. Il aurait pu être écouté. Il a peut être perdu mais non sans déployer tout ce qui était en son pouvoir. En tant qu’archevêque de Lyon, je me bats pour que les chrétiens lisent l’Evangile, prient, soient de vrais témoins et des serviteurs. S’ils ne le veulent pas, je ne vais pas me culpabiliser.
FC – Le Pape est-il un pacifiste ?
Mgr Barbarin – Il est pacifique et non pacifiste ! La réponse est dans la bouche de Jésus : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » (Jean 14,27). Le Seigneur nous dit : Je vous laisse la paix à faire dans le monde. Bon courage ! Mais pour que vous teniez le coup dans cette mission impossible, je vous donne ma paix comme un cadeau intérieur. » Il faut nous battre pour faire la paix. Parfois, même avec des moyens violents. Jésus, dans le Temple, chasse les vendeurs pour remettre de l’ordre dans la maison de son Père. C’est énergique, mais c’est pacifique. Quand Jésus cogne sur les Pharisiens, il est toujours un artisan de paix. Il a beau les traiter de « sépulcres blanchis « , il reste un homme pacifique. Il met toute la force de son amour pour les déstabiliser, faire céder leur position en béton. Sait-on jamais ? Les pharisiens peuvent changer d’avis.
FC – Dans quelles conditions la guerre devient-elle légale ?
Mgr Barbarin – Quand un peuple est gravement opprimé, quand son territoire est envahi, le droit d’ingérence peut exister. Une guerre peut être légitime. Jean-Paul II ne s’est pas opposé à l’intervention militaire en Serbie pour mettre fin au « génocide ». Cela n’empêche pas le cri de Paul VI à l’ONU : « Plus jamais la guerre ! ». Ce qu’il faut voir, ce sont les conséquences incalculables d’un conflit armé : les traumatismes en tous genres, les orphelins. Les dégâts ne se limitent pas seulement aux maisons détruites. Il y a toutes les blessures profondes qui mettront des années à cicatriser.
Je pense à la situation dans les Balkans. Aujourd’hui, les effets de la guerre de 1914 se font encore sentir. La première guerre mondiale n’est pas terminée. Avec la chute du Mur de Berlin, le monde de Yalta s’en est allé. Mais on est revenu aux déséquilibres issus du traité de Versailles. Le ressentiment perdure depuis 90 ans. Les Balkans constituent un foyer de violence parce que de nombreuses minorités ethniques ou culturelles cherchent encore leurs marques.
FC – La guerre est-elle un mal absolu ?
Mgr Barbarin – La guerre est le dernier recours. Je commande à mon enfant de ne pas voler. Il a compris et promet de ne plus y revenir. Si le même enfant continue à voler, le père devra hausser le ton. Il va déclarer la guerre à son péché. Il utilisera à juste titre les représailles. C’est effectivement intolérable que mon gamin devienne un escroc à 17 ans. Dans ce cas, le père est un artisan de paix quand il corrige son enfant.
Qu’il faille intervenir contre la Serbie ou pour libérer l’Iraq du joug de la dictature, c’est logique. Cette action suppose un combat diplomatique, voire un appui militaire, mais dans le respect des normes juridiques en vigueur : internationales (celles aujourd’hui reconnues par l’Onu) ou nationales (la Constitution française par exemple).
Le président Chirac a estimé qu’il y avait d’autres moyens pour désarmer l’Iraq. Je me range à son analyse. Dans l’affaire iraquienne, nous sommes confrontés de plein fouet à la culture de guerre. Elle réveille en l’homme les passions les plus basses. C’est comme au cinéma, un film qui marche doit offrir une bonne do
se de violence et de sexe.
FC – Quelle est votre vision des relations internationales de demain ? Faut-il succomber au pessimisme de Hobbes ou se ranger derrière l’angélisme de Rousseau ?
Mgr Barbarin – Il faut tenir les deux. Il y a en l’homme la possibilité de faire la paix, mais ce sera toujours un combat. D’une minute à l’autre, les luttes peuvent se rallumer au Rwanda, au Congo, au Soudan. Il y a sur la planète plusieurs foyers incendiaires. Notre action et notre prière doivent se conformer au Pater. Nos demandes sont pour la terre et pour le ciel : la louange (que ton nom soit sanctifié), l’action sociale (que ton règne vienne), ma conversion et celle du monde (que ta volonté soit faite).
Devant Pilate, Jésus déclare que son Royaume ne vient pas de ce monde. Jésus n’a ni banques ni tanks. Est-ce pour autant que son Royaume n’a rien à voir avec les réalités terrestres ? Non. Il veut juste dire que le Royaume de Dieu ne vient pas de la puissance militaire ou financière mais du cœur de Dieu. Que les petits Iraquiens puissent vivre, manger, jouer, étudier, c’est notre travail !
FC – Que souhaitent à votre avis les chrétiens d’Iraq ?
Mgr Barbarin – Ils souhaitent en majorité être libérés de Saddam (1). Dans les systèmes totalitaires, c’est quelque chose d’impossible à dire. Vous vous souvenez comme moi de ces gens qui chantaient les louanges de Ceaucescu en Roumanie.
FC – Ce conflit risque-t-il d’envenimer les relations entre chrétiens et musulmans en France ?
Mgr Barbarin – A Lyon, le 7 décembre dernier, nous avons organisé un rassemblement entre juifs, musulmans et chrétiens. Des enfants sont venus prier pour la paix et pour que nous soyons capables de vivre en paix en cas de guerre. A Lyon, nous travaillons en lien avec le maire. Notre objectif est de montrer que les croyants fervents peuvent être aussi des artisans de paix.
FC – Que vous inspire la revendication du nom de Dieu, aussi bien à Washington qu’à Bagdad ?
Mgr Barbarin – Que les gens soient croyants, cela est respectable ; qu’ils prient avant d’agir, c’est bien ; qu’ils le disent, c’est moins nécessaire. Le Père nous recommande de prier dans le secret. Ce qui est certain, c’est que leur prière ne les empêche pas de se tromper ! La foi n’a jamais été une garantie d’infaillibilité dans les affaires contingentes. Le Pape lui-même peut se tromper.
FC -Dans une récente intervention dans Le Figaro, Mgr Michel Dubost estime que les « Eglises doivent désacraliser le conflit ». Partagez-vous ce jugement ?
Mgr Barbarin – Dire que Dieu veut la guerre est une aberration ! On ne peut pas court-circuiter ainsi toutes les médiations. Bien entendu, il existe une logique théologique, un enseignement moral qui indique la position des catholiques sur la paix et la guerre. L’Eglise a son mot à dire sur la légitime défense, le devoir d’ingérence, etc. Il revient aux responsables de juger, à la lumière de ces principes, et de prendre leur décision. Cette opération suppose une médiation de l’intelligence.
Le président des Etats-Unis peut lire la Bible, analyser la situation en son âme et conscience, prêter l’oreille à ses conseillers. Mais il ne peut nier que cette déclaration de guerre est la sienne et non celle de Dieu.
FC – On parle du « fondamentalisme » du président Bush. La critique est-elle justifiée ?
Mgr Barbarin – Nous touchons le fond du problème. J’utiliserai une image sportive, celle du « vélocipède ». D’un côté, il y a le plateau, de l’autre le pignon. Le résultat d’un coup de pédale dépend du braquet démultiplicateur qui nous fera avancer d’un demi-mètre ou de dix. Avec George Bush, je le répète, le risque tient à la disparition des médiations. Plus le braquet est court, moins les médiations sont respectées. Cette confusion entre son jugement personnel et celui de Dieu est dangereuse. Elle ouvre la porte à toutes les dérives : « Votez pour moi et demain ce sera le paradis sur terre ! ».
J’ai compris cela en 1974, lors du second tour des présidentielles. François Mitterrand et Giscard d’Estaing étaient au coude à coude. Pour Arlette Laguiller, il était impossible de « voter à droite ». Perplexe, elle a déclaré à ses troupes : « Je voterai Mitterrand sans illusion et sans réserve ». Cette affirmation m’a paru parfaitement chrétienne ! (même si Arlette continuait à croire que l’application de son programme déboucherait sur le paradis sur terre). Elle ne voyait pas de bonne solution mais elle optait pour la moins mauvaise.
Si le président Bush avait dit « Après mûre réflexion, je ne vois pas d’autre issue que la guerre », sa position serait à mes yeux légitime. C’est autre chose d’affirmer : « Dieu le veut ». Cette immédiateté est insoutenable. Quand un homme politique prend une décision, il doit être cohérent et la tenir. Mais le Président Bush n’a pas le droit de prendre Dieu en otage. Il faut se calmer ! Quand je fais un choix, en tant qu’évêque, j’essaye de chercher la volonté de Dieu, le bien de l’Eglise. Cette décision reste la mienne. Un autre évêque aurait pu agir autrement. Je ne vais pas prétendre : « Dieu veut que… »
FC – Quelle peut être l’efficacité de la prière contre les bombes ?
Mgr Barbarin – Jésus nous demande de prier toujours et sans jamais nous décourager (Luc 18). Au ciel, nous ne serons pas payés au résultat. Le Bon Dieu ne nous demandera pas compte de nos succès. Il nous demande une seule chose aujourd’hui : imiter son Fils quand il entre dans sa Passion (Jean 13,1), aimer jusqu’à l’extrême.
Propos recueillis par Samuel Pruvot
© France Catholique
(1) Ndlr : Joseph Yacoub, Menaces sur les chrétiens d’Iraq, C.L.D., 200 pages, 20 e.