CITE DU VATICAN, Mercredi 23 octobre 2002 (ZENIT.org) – Voici le texte de l’intervention de Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune, lors du congrès organisé par la Fédération de Santé Mentale à Paris, au Sénat, le 22 octobre, dont une brève synthèse a été publiée ce matin dans « Gène-éthique » (www.genethique.org). Nous publions le texte intégralement en dépit de sa longueur, en raison de son intérêt, et de l’intérêt de nombreux lecteurs pour ces débats.
La Fédération Française de Santé Mentale et le Collège des Hautes Études en sciences médico-sociales et médico-judiciaires organisaient un colloque sur le thème « Bioéthique et santé mentale : Sexualité et handicap » en présence de nombreux intervenants dont René Frydman, Axel Kahn, Jacques Testart, Dominique Folscheid, Jacques Milliez, Jean-Marie Le Méné et Nicole Diederich. Beaucoup de participants ont dénoncé les pratiques eugénistes à l’encontre des personnes handicapées : DPN, stérilisation etc…
M. Le Méné participait à une table ronde en débat avec le docteur Milliez, chef d’un service de diagnostic prénatal et auteur de « l’euthanasie du foetus ».
Milliez expliquait qu’il faisait de « l’eugénisme médical », c’est « un bon eugénisme » puisque c’est pour répondre à la liberté des parents, à ne pas confondre avec l’eugénisme criminel, organisé, planifié, politique.
Avec une logique rigoureuse, Jean-Marie Le Méné dénonce une série « d’escamotages » et conclut: « Puisque la réalité de l’eugénisme est incontournable, et même confirmée dans son aspect multiforme, on va alors mettre le mot de côté ! Le nettoyage du dictionnaire est un indice précis pour mesurer les percées d’un totalitarisme sournois ».
– L’eugénisme –
Nous sommes dans une société schizophrène qui prétend distinguer l’eugénisme médical et l’eugénisme criminel. Autrement dit qu’il existe un bon et un mauvais eugénisme. Un « gentil » et un « méchant ». Le « méchant » eugénisme ayant été conjuré il y a 60 ans, il ne reste donc plus que le « gentil ». On comprend que certains préfèrent être du côté des « gentils » que des « méchants ». Mais cette simplification est irrecevable. Je voudrais vous montrer que notre société est déjà très eugéniste, qu’il n’y a qu’un seul eugénisme et qu’il est toujours condamnable. Ma démonstration sera purement factuelle : 5 preuves positives, 5 preuves négatives.
1°) Des victimes. Ceux qui justifient l’eugénisme médical ne parlent jamais des victimes puisque, par définition, celles-ci sont mortes. A la fondation Jérôme Lejeune, fondation reconnue d’utilité publique pour la recherche sur les maladies de l’intelligence, nous voyons, quotidiennement, dans notre consultation, les rescapés de l’eugénisme. Les parents nous confient les pressions qu’ils ont subi avant la naissance pour les inciter à l’IMG : « Ce sera un chemin de croix, ce sera un calvaire, votre enfant sera handicapé mental, il ne pourra pas aller à l’école, il sera à votre charge pendant des dizaines d’années, en plus il va vous survivre et alors qui s’occupera de lui, la société ne fait rien pour les personnes handicapées vieillissantes ? ». Les parents nous confient aussi ce qui se passe après la naissance : « Le médecin qui m’a accouchée m’a dit : il est mongol, je vous avais prévenu madame ». Ou bien encore : « Désolé mais il n’y a rien à faire pour l’améliorer, la médecine est impuissante ». Finalement nous rencontrons des parents qui sont seuls avec leur chagrin, leurs difficultés, leur honte, le sentiment que c’est de leur faute (« cet enfant, vous l’avez bien voulu parce que vous aviez tous les moyens de ne pas le garder »), l’impression que la société a déjà beaucoup fait en les mettant en garde avec le dépistage et que la société leur reproche d’avoir mis une dépense supplémentaire à sa charge. Ces enfants et adultes handicapés mentaux, en fait, sont deux fois victimes : non seulement ce sont des rescapés de l’eugénisme, mais, n’ayant pas réussi à leur voler la vie, la société a encore quelque chose à leur prendre et, clairement, on leur vole le droit à être soigné et un jour guéri. Le mot de guérison pour eux est tabou, interdit, c’est un « gros mot ». C’est pourquoi la Fondation Jérôme Lejeune, sans aucune concurrence, est là pour financer ces soins et cette recherche qu’on leur refuse.
Donc, première preuve : pas d’effet sans cause. Si des victimes de l’eugénisme, nous en voyons tous les jours, il doit bien avoir de l’eugénisme quelque part.
2°) Un investissement. « Mais cet eugénisme n’est pas massif, il est au contraire individuel», argumente-t-on. Faux. Je cite un passage du livre de M. Milliez :
« Il est généralement admis, par exemple, que sauf conviction ou disposition affective contraire des parents, un fœtus atteint de trisomie 21 peut, légitimement au sens de l’éthique collective et individuelle, bénéficier d’une interruption médicale de grossesse. Il existe une sorte de consentement général, une approbation collective, un consensus d’opinion, un ordre établi en faveur de cette décision, au point que les couples qui devront subir une interruption de grossesse pour une trisomie 21 ne se poseront guère la difficile question de la pertinence de leur choix individuel. La société en quelque sorte, l’opinion générale, même en dehors de toute contrainte, a répondu pour eux. Tout le monde, ou presque aurait agi de la même façon. L’indication paraît même tellement établie que les parents considèrent en quelque sorte que c’est un droit. Qui d’ailleurs songerait à leur disputer ? L’économie sera faite ici de lancinantes interrogations sur la pertinence du choix ».
« Consentement général, approbation collective, consensus d’opinion, ordre établi », ne sont pas des mots en demi-teinte. Il faut se souvenir que le sociologue eugéniste Vacher de Lapouge fondait son raisonnement sur « l’association des volontés individuelles », celles-là mêmes que certains de nos contemporains tiennent pour le meilleur rempart face à l’eugénisme.
Effectivement, le dépistage de la trisomie 21 est un dépistage de masse (cf. rapport du Pr. Mattei de décembre 1996), généralisé et remboursé par la SS sans condition d’âge. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : jusqu’en 1996-1997, le nombre annuel de naissances vivantes d’enfants trisomiques 21 était d’environ 900, en 1999 ce nombre est d’environ 300. En trois ans, le nombre a été divisé par trois. Et cela coûte plus de plus de 600 MF pour 670 000 femmes (demain plus de 700 MF pour 750 000 femmes enceintes, soit 100 millions d’euros).
3°) Une contrainte. « Oui mais », diront certains « cet eugénisme n’est pas cœrcitif, il est fondé sur le libre choix des parents ». Faux. M. Mattéi, dans son rapport sur la généralisation du dépistage de la trisomie 21, avait prévu deux critères de mesure de l’eugénisme :
– un effort de recherche à visée thérapeutique équivalent sur la trisomie 21 devait être consenti « sauf à croire que le choix est fait de l’élimination plutôt que de la compréhension des causes de l’affection dans le but de mieux prévenir ». Or quand on consulte ORPHANET qui regroupe les recherches faites sur 900 maladies rares, s’agissant de la trisomie 21, on trouve 72 laboratoires qui font du diagnostic, 100 centres qui font du conseil génétique, seulement 6 projets de recherche mais aucun à visée thérapeutique.
– le consentement éclairé de la femme ; la coïncidence entre la courbe ascendante du DPN et celle des IMG prouve que, dans la quasi totalité des cas, le choix s’effectue dans le même sens, celui de l’avortement des enfants dépistés. Que signifie alors une liberté
de choix qui s’effectue invariablement dans le même sens ?
Argument surabondant : un comité de suivi devait être chargé de rendre un premier rapport d’évaluation au terme de la première année. Il n’y a jusqu’à présent ni comité ni rapport.
4°) Une loi permissive. « La loi républicaine condamne l’eugénisme et n’admet la sélection anténatale que pour un nombre limité de maladies », dira-t-on. Faux. La rédaction du texte issu de la loi de bioéthique française est un modèle d’ambiguïté : « Toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite ». Une telle rédaction permet en réalité, impunément, d’organiser la sélection des personnes, tout en récusant l’accusation d’eugénisme. « Oui, nous organisons bien la sélection des personnes », avouent certains praticiens, « mais notre pratique n’est pas eugénique ».
Preuve en est que les 4 conditions du DPN ont été abandonnées : la gravité (bec de lièvre), l’incurabilité (on demande des diagnostics pour des maladies curables), l’intérêt de l’enfant (on tient compte des conditions économiques et sociales des parents), la certitude (il suffit d’un risque de 10 à 20% de déclenchement d’une maladie pour qu’une grossesse soit interrompue).
La loi de bioéthique de 1994 n’empêche nullement le Pr. Philippe Meyer, de l’hôpital Necker, et auteur d’une « Philosophie de la médecine », de dire : « Je ne suis pas eugéniste, mais si je veux avoir un enfant avec des yeux bleus, je ne vois personnellement pas de drame à cela (…) Je n’ai jamais voulu parler d’eugénisme de masse, dicté par des normes ! J’ai simplement parlé de convenance. Si j’ai quelqu’un qui ne partage pas mon goût pour les yeux bleus, mais qui a envie d’avoir un enfant aux yeux noirs, je respecte son choix. Il n’y a pas d’eugénisme là-dedans, il y a une simple convenance ». Mais supprimer quelqu’un, un être humain vivant, par convenance, parce qu’il a ou qu’il n’a pas les yeux bleus, quel autre nom donner à cette pratique qu’une pratique eugénique ?
5°) La revendication d’un préjudice collectif. Quant à la société qui a investi massivement sur la prévention, la naissance d’un enfant « hors normes » déjoue ses plans et dégrade ses comptes Elle avait prévu que « l’évitement » de l’enfant malade ou handicapé coûtait infiniment moins cher que sa prise en charge, tout au long de la vie, avec l’accueil, les soins, la scolarité et le vieillissement de l’intéressé. En somme, elle a déjà payé pour cet enfant en finançant la prévention, elle n’est pas prête à payer une seconde fois pour lui. D’où le terme significatif de « taux d’échappement » pour qualifier les enfants qui passent entre les mailles du filet tendu par le diagnostic prénatal et qui causent par leur naissance un tort à la société.
Dans ces conditions, rien n’est plus évident que de tenter d’obtenir réparation d’une naissance indésirable. La règle étant la naissance d’un enfant normal, le fait de n’avoir pu éviter la naissance d’un enfant anormal, par l’IMG, se transforme en préjudice réparable. Le seul acte par lequel le dommage pouvait être évité était l’avortement. L’avortement remettait les choses en ordre. L’avortement empêchait le chaos. L’avortement représentait la sécurité et l’économie. L’avortement préservait le bonheur. Le non-avortement devient donc un imprévu, un malheur, une perte de chance qui doit pouvoir être invoquée, valorisée et remboursée au bénéfice des parents, de la société et de l’enfant. Il suffit de désigner en la personne du médecin un responsable qui soit en même temps un payeur.
La signature de l’eugénisme, c’est que la Sécurité Sociale se soit portée partie au procès Perruche en invoquant le fait que la naissance d’un enfant handicapé lui causait du tort. Dès lors la boucle de l’eugénisme est bouclée : investir pour ne pas avoir d’enfants handicapés, donc économiser sur la recherche et la thérapeutique, donc faire payer les responsables, à savoir, pour commencer, les médecins.
6°) Escamotage de la matérialité des faits avec l’invocation d’une intention généreuse, compassionnelle, toujours supposée bonne. Pour certains, en effet, qu’est-ce qui distinguerait un eugénisme médical d’un eugénisme criminel ? Pratiquement, rien dans les modalités d’exécution ni dans les modes opératoires ne distinguerait les deux catégories d’eugénisme. En revanche, ce qui justifierait l’eugénisme médical, c’est, pour M. Milliez, « la pureté de l’intention, la sincérité de la motivation et la qualité de la finalité poursuivie (…) Tout tient dans l’intention. L’euthanasie fœtale n’est tolérable éthiquement dans sa dimension eugénique que parce qu’elle n’est conçue, organisée, préméditée que pour l’intérêt des personnes, le bénéfice individuel des couples et qu’elle est acceptée par eux dans la plus absolue liberté, sans la moindre contrainte extérieure. Sa motivation est d’éviter pour l’enfant à naître des souffrances inacceptables, irrémédiables, incurables et pour les parents un calvaire, le fardeau insupportable, la blessure perpétuelle du handicap irréversible de leur enfant. Elle procède donc bien d’une attitude compassionnelle, individuelle et consentie. Elle s’oppose ainsi à l’euthanasie criminelle qui procéderait par la contrainte et émanerait d’un projet collectif délictueux. Le but d’un tri d’embryons ou d’une interruption médicale de grossesse demeure une intervention médicale singulière, personnelle, dont la décision naît du dialogue particulier entre des parents et des médecins. Elle représente le contraire d’une soumission aux directives d’une entreprise de santé publique, d’un programme économique ou politique meurtrier ».
L’intention n’est pas le seul élément à considérer pour juger d’un acte. D’autant qu’on entend rarement invoquer de mauvaises intentions. La matérialité des faits est fondamentale : or dans l’eugénisme criminel et l’eugénisme médical, la réalité objective est la même.
7°) Escamotage de la gravité des faits. Elle serait atténuée au motif qu’il n’y aurait pas de tentative d’amélioration de l’espèce. Rien ne laisserait présager le projet de perfectionnement germinal d’une lignée, de thérapie germinale. Ce n’est pas vraiment un argument. D’une part, ce n’est pas la définition de l’eugénisme. D’autre part, quelle naïveté ! On pourrait toucher à l’embryon et on s’interdirait de toucher aux cellules reproductrices ? L’inventeur de la FIV, Edwards, déclare : « Nous devons améliorer l’espèce humaine ». De nombreuses personnalités scientifiques y sont favorables. Le recours à l’ICSI est un premier pas dans ce sens. L’ICSI risque de propager la stérilité. Donc, pourquoi ne pas manipuler le spermatozoïde du père pour rendre fertile toute sa descendance ? Il est infiniment plus logique de soigner toute une lignée au lieu de recommencer les mêmes traitements à chaque génération. Il est donc très vraisemblable que nous irons vers de la recherche en thérapie germinale.
8°) Escamotage de l’historicité des faits. C’est la thèse de M. Taguieff qui condamne l’équation : « eugénisme = racisme = génocide » pour ne pas porter diaboliser l’eugénisme. En fait, soyons clair, il ne s’agit pas du tout de comparer les médecins qui font du DPN et du DPI à des nazis. Mais prétendre que le nazisme a corrompu l’eugénisme et qu’il faut déconnecter complètement les deux pour ne pas faire de tort à ceux qui font de l’eugénisme « clean » aujourd’hui témoigne d’une bien oublieuse mémoire. Parce que tout de même, les expériences scientifiques nazies datent de 1942, le procès de Nuremberg de 1947 et la Déclaration universelle des droits de l’homm
e de 1948. Ce n’est pas tout à fait une coïncidence. L’eugénisme ne se confond pas avec le nazisme. Mais dans ce qu’on a reproché au nazisme, il y avait notamment l’eugénisme. Depuis, il ne s’agit plus de défendre le progrès mais de le justifier.
9°) Escamotage de la possibilité même des faits en raison de leur coût. La pratique eugénique ne serait promise à aucun avenir en raison de son coût. En réalité, le coût du DPN (1 MF l’enfant trisomique dépisté et avorté) montre que le coût n’est pas dissuasif. Il est évident par ailleurs que si l’on sait faire de l’ovulation in vitro, les coûts de FIV + DPI, voire du clonage, diminueront car il y aura beaucoup moins de stimulations ovariennes. Ensuite, présenté dans la perspective de la prévention, le coût de la pratique eugénique n’est pas vraiment un obstacle puisqu’il est censé éviter d’autres coûts encore plus élevés.
10°) Escamotage du mot lui même faute de pouvoir supprimer les faits
Pour certains, comme le Pr. Frydman, tout est bon pour condamner injustement le médecin-chercheur au nom de l’eugénisme. Pour lui, « l’eugénisme, au sens strict consiste à réduire dans la population le nombre d’individus porteurs d’anomalies génétiques, de tares, en empêchant la transmission de patrimoines héréditaires anormaux ».
Alors, naturellement, le diagnostic pré natal qui conduit à l’élimination de plusieurs centaines de fœtus par an, qui n’auraient de toute façon pas vécu ou, comme les trisomiques, pas procréé, n’a rien à voir avec une pratique eugéniste. Au contraire, l’accusation ne serait qu’un moyen idéologique de faire rebondir le débat sur l’avortement.
Quant au diagnostic pré implantatoire, qui consiste à ne réimplanter que les bons embryons et à éliminer les autres, il « ne concernerait qu’un faible pourcentage de la population, les seuls individus risquant de transmettre une maladie grave connue ». Ensuite, à chaque génération, de nouveaux cas apparaissant, « une lutte systématique contre ces gènes, menée selon une méthode autoritaire, serait perdue d’avance ».
« Au bout du compte, il y a autant d’eugénismes que d’eugénistes », poursuit Frydman qui en conclut que « l’eugénisme est plus facile à montrer du doigt qu’à définir précisément ». « Ne vaudrait-il pas mieux, pour éviter l’aporie, renoncer à employer le terme à tout propos ? ».
Puisque la réalité de l’eugénisme est incontournable, et même confirmée dans son aspect multiforme, on va alors mettre le mot de côté ! Le nettoyage du dictionnaire est un indice précis pour mesurer les percées d’un totalitarisme sournois.
Jean-Marie Le Méné
Président de la Fondation Jérôme Lejeune