Comment comprendre le positionnement nouveau vis-à-vis du monde contemporain auquel le concile Vatican II a introduit l’Église ? Le dialogue avec un monde sécularisé risque-t-il d’altérer le message évangélique d’origine ? La constitution pastorale Gaudium et spes, signée par saint Paul VI le 7 décembre 1965, répond à ces interrogations en tenant compte de toutes les péripéties temporelles du peuple de Dieu. Le père Viot, qui a suivi de près les événements de l’époque, met en lumière la continuité de l’Église au-delà des adaptations pastorales.
(Les intertitres en italique sont ceux de la constitution pastorale Gaudium et spes – NDLR)
Trois jours après son élection, le pape Léon XIV s’adressant aux cardinaux leur disait, après avoir évoqué la mission de l’Église : « … à cet égard, je voudrais que nous renouvelions ensemble, aujourd’hui, notre pleine adhésion au chemin que l’Église universelle suit depuis des décennies dans le sillage du Concile Vatican II »
Joie et espérance
GAUDIUM et SPES : ces deux premiers mots de la constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps donnent la couleur de son message. Avant de situer le texte et de commenter son avant-propos, il vaut la peine d’en citer quelques extraits.
Intitulé « Étroite solidarité de l’Église avec l’ensemble de la famille humaine », le nº1 affirme : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres, surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. (…) La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire ». Nous retiendrons cette dernière phrase. Elle reprend par une déclaration positive ce que condamnait le pape Pie X en 1906 dans son encyclique Vehementer nos. En effet, pour ne pas accepter la nouvelle loi française de la séparation de l’Église et de l’État, il avait déclaré :
« Cette thèse bouleverse également l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde, ordre qui exige une harmonieuse concorde entre les deux sociétés. Ces deux sociétés, la société religieuse, et la société civile, ont, en effet, les mêmes sujets, quoique chacune d’elles exerce dans sa sphère propre son autorité sur eux… Or qu’entre l’État et l’Église l’accord vienne à disparaître, et de ces matières communes pulluleront facilement les germes deux sociétés différends qui deviendront très aigus des deux côtés. La notion du vrai en sera troublée, et les âmes remplies d’une grande anxiété… ».
Un dialogue accidenté avec le monde
En s’exprimant avec les nuances qui convenaient à la situation du monde « actuel » d’antan, le Concile prenait la suite de tous les pontifes romains qui ont partagé ce souci. En 1965, quand ce texte conciliaire a été publié, nul, à ma connaissance, ne s’était référé à Pie X. En tant que luthérien, à cette époque, j’en avais été peiné, car en 1905 le pasteur Auguste Weber, Inspecteur Ecclésiastique luthérien, mon prédécesseur de pieuse mémoire, avait été la seule voix protestante à déclarer en synode la loi de 1905 antichrétienne. Cela dit, rappelons, à la décharge des commentateurs du Concile, que la laïcité de 1965 était très modérée. Dans la France de De Gaulle, elle ne prétendait pas réduire les religions au silence, en les cloîtrant dans le domaine privé. Pour un certain nombre de raisons, différentes selon les partis, les politiques de ce temps tenaient à une bonne entente entre l’Église et l’État.
Force est de constater qu’aujourd’hui, et ce depuis 2012, tel n’est plus le cas. D’où l’importance du rappel de l’avant-propos et de ce qui doit demeurer la doctrine constante de l’Église. Il faudrait être singulièrement aveugle pour ne pas voir le mal fait aujourd’hui par le relativisme qu’annonçait saint Pie X. Découlant du « trouble de la notion de vrai », tant dans l’Église que dans la société civile, il est si profond qu’il serait impossible d’y remédier en ce moment par des textes nouveaux. Ceux-ci demeureraient en quête d’auteurs et de lecteurs, tant chez les politiques que chez les religieux !
Néanmoins, dans la lancée de Vatican II, l’Église, jusqu’à ce jour, ne se lassera pas de promouvoir « … le dialogue courageux et confiant avec le monde contemporain dans ses diverses composantes et réalités. » (1)
À qui s’adresse le Concile
Le nº2 traite le sujet des destinataires. Le §1 précède le texte cité au tout début par le pape Léon XIV : « C’est pourquoi après s’être efforcé de pénétrer plus avant dans le mystère de l’Église, le deuxième Concile du Vatican, n’hésite pas à s’adresser maintenant, non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes. À tous, il veut exposer comment il envisage la présence et l’action de l’Église dans le monde d’aujourd’hui ». Le Concile s’adresse donc bien à tous les hommes. Il s’abstient de prononcer de condamnation comme cela avait été annoncé, ce qui était très sage pour 1965. Il confirme ainsi les passages auxquels Léon XIV nous renvoie, avec une précision qui me paraît importante parce qu’elle fait partie des raisons qui doivent inciter au dialogue interreligieux.
Au §2, on peut lire : « Pour la foi des chrétiens, ce monde a été fondé et demeure conservé par l’amour du Créateur ; il est tombé, certes sous l’esclavage du péché, mais le Christ, par la Croix et la Résurrection a brisé le pouvoir du Malin et l’a libéré pour qu’il soit transformé selon le dessein de Dieu et qu’il parvienne ainsi à son accomplissement ». C’est donc au nom de l’origine divine de la création et de tout ce qui y vit, premier article de foi de son Crédo de l’Église, qu’il s’adresse à tous les hommes. Il ajoute les autres articles concernant la rédemption et la sanctification, présentés comme inséparables du premier. L’un comme l’autre, les deux sont séparateurs pour ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne. Et pourtant ils sont mentionnés !
Dans la perspective d’une fraternité universelle
Qu’en déduire ? Tout simplement que l’affirmation d’une fraternité universelle de création est possible et souhaitable. Mais en aucun cas elle ne doit occulter les différences religieuses ou les relativiser. Pire encore, les déformer par le syncrétisme, le plus fourbe des mensonges religieux. L’Église s’engage ici à apporter son témoignage particulier pour éclairer les questions que se posent beaucoup d’hommes sur le progrès et sa finalité. Le but ne doit pas être celui de la domination, mais celui de servir. Et sur ce point particulier, on peut dire, je crois, que c’est Benoit XVI qui donnera la réponse la plus complète dans son encyclique Spe salvi (2007), à laquelle Léon XIV renvoie dans ce même discours aux cardinaux.
Et comme dans cette introduction a été évoquée « une fraternité universelle de création », il faut citer un extrait du nº3, au §2 : « Voilà pourquoi, en proclamant la très noble vocation de l’homme et en affirmant qu’un germe divin est déposé en lui, ce saint Synode offre aux genre humain la collaboration sincère de l’Église pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation ».
La condition humaine dans le monde d’aujourd’hui
Le titre que le Concile donne au grand chapitre qui suit correspond à un « exposé préliminaire », « expositio introductiva ». Ladite condition humaine montre bien qu’il ne réserve pas ce message aux membres de l’Église catholique ou uniquement à des croyants. Il s’adresse au monde, marquant ainsi qu’il n’accepte pas certaines séparations imaginées dès 1965 par des zélateurs de 1905, minoritaires à l’époque dans nos pays d’Occident.
Cependant, le monde communiste existait toujours, l’Église devait en tenir compte : certains l’ont oublié en jugeant par exemple ce qu’elle a dit sur la liberté religieuse. Et on ne pouvait pas exclure la possibilité de sa victoire sur le monde libre. On était parfaitement conscient, a contrario, qu’en cas de défaite de ce matérialisme idéologique, le matérialisme de la consommation n’était pas indemne de dangers. Cela se vérifie par exemple dans la reprise d’une opposition voltairienne au christianisme, engendrant un laïcisme dur.
Menaces nouvelles et anciennes
On ne pensait pas pour autant à un retour du déisme de Rousseau en Occident, engendrant l’imposition d’une morale par la terreur ! Et effectivement ce sont des forces obscures mais bien réelles de l’Islam, très apprécié par les Lumières, que nos révolutionnaires occidentaux, férocement antichrétiens, ménagent en vue d’une « alliance objective ». Comme Robespierre en 1794, ils pourront « manipuler la vertu » en reprenant mot pour mot l’argumentation de leur maître : « Le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois, la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » (2)
Tous les parlementaires de 1905 connaissaient cet important rapport mais en faisait rarement état à la Chambre, parce qu’ils n’approuvaient pas son intransigeance. En 1965, c’était quasiment oublié. Aujourd’hui en 2025, certains députés n’hésitent pas à dire les mêmes choses avec les « transpositions » nécessaires. C’est certes une minorité, tout comme l’étaient les partisans des propos de Robespierre ce 5 février 1794 ! Et c’est, toujours minoritaires à l’Assemblée nationale, que par les lois de Prairial les disciples de l’Incorruptible mirent en pratique la grande Terreur qui en quarante-sept jours (du 14 juin au 27 juillet 1794) mena à la guillotine 1376 personnes ! Les massacres avaient commencé de fait dès 1789, et les guerres de Vendée ne s’achevèrent qu’en fin 1799. Avec les moyens de toutes sortes qui furent employés, je pense qu’on peut compter jusqu’à quatre cent mille victimes !
« Un âge nouveau »
Au nº4 §2, on trouve cette importante affirmation « Le genre humain vit aujourd’hui un âge nouveau de son histoire… À tel point que l’on peut déjà parler d’une véritable métamorphose sociale et culturelle dont les effets se répercutent jusque dans la vie religieuse ». On pense maintenant que la déchristianisation accélérée a commencé en 1960, alors que l’on ordonnait encore en France 600 prêtres par an.
À partir d’ici, jusqu’au nº10, le Concile nous présente une description précise des difficultés de cette époque, sur les plans intellectuels et spirituels. Car pour le reste, en 1965, la France vivait « ses trente glorieuses », sous la conduite ferme du Général De Gaulle, et l’Europe non communiste en bénéficiait. Car toute une autre partie du monde vivait sous la dictature communiste, et nous savons mieux maintenant, que les anciennes colonies ne vivaient pas une indépendance facile.
Changements dans l’ordre social
« Une mutation profonde », est décrite au nº5 comme liée aux avancées techniques et scientifiques, étendant le savoir humain sur l’espace et le temps. Ce génie humain semble en mesure de changer la face de la terre, allant jusqu’à altérer les conditions de vie. Il se produit aussi, ainsi est-ce prétendu, une sorte de saisissement par l’intelligence de la vie humaine elle-même. Dans ce contexte, le destin du genre humain qui trouve une sorte d’unité s’établit dans une dynamique évolutive nouvelle. L’impact que cela a sur la vie sociale est décrit au nº6.
Les §3 et 4 se révèlent aujourd’hui d’une grande actualité : « Des moyens de communication sociale nouveaux et sans cesse plus perfectionnés favorisent la connaissance des évènements et la diffusion extrêmement rapide et universelle des idées et des sentiments, suscitant ainsi de nombreuses réactions en chaîne. On ne doit pas négliger non plus le fait que tant d’hommes, poussés par diverses raisons à émigrer, sont amenés à changer de mode de vie ».
Citons aussi cet autre passage tristement prophétique sur l’hostilité de la modernité envers Dieu : « Refuser Dieu ou la religion, ne pas s’en soucier, n’est plus, comme en d’autres temps, un fait exceptionnel, lot de quelques individus : aujourd’hui en effet on présente volontiers un tel comportement comme une exigence du progrès scientifique ou de quelque nouvel humanisme. En de nombreuses régions, cette négation ou cette indifférence ne s’expriment pas seulement au niveau philosophique ; elles affectent aussi et très largement la littérature, l’art, l’interprétation des sciences humaines et de l’histoire, la législation elle-même : d’où le désarroi d’un grand nombre. » (nº 7 §3)
Un langage nouveau ?
Cependant, une phrase résume peut-être une évolution pire de ce qui a déjà été vécu précédemment : « L’échange des idées s’accroît ; mais les mots mêmes qui servent à exprimer des concepts de grande importance revêtent des acceptions fort différentes suivant la diversité des idéologies. » (nº4, §4) Le Concile rend ici compte d’un phénomène auquel on n’a pas été assez attentif en théologie, surtout quand on s’intéresse à l’histoire des dogmes. Et pourtant, c’est capital dans le dialogue œcuménique comme dans l’interreligieux ! Il faudrait par exemple se reporter à toute l’affaire du nominalisme et à la « querelle des universaux ».
Louis Bouyer, ancien pasteur luthérien devenu prêtre de l’Oratoire de France, a magistralement démontré le rôle du nominalisme dans le schisme protestant dans son livre Du protestantisme à l’Église, Paris Cerf 1955. Le concile de Trente se terminant en 1563, il est intéressant de voir qu’un important texte confessionnel luthérien, la Formule de Concorde de 1580, avait tenu compte d’une de ses critiques capitales. Qu’on en juge :
« Si Luther appelle le péché originel péché de la nature, péché de la personne, péché essentiel, il ne veut pas dire par là que la nature, la personne ou l’essence de l’homme soit, sans aucune distinction, le péché originel lui-même ; par ces expressions, il veut faire mieux comprendre la différence qu’il y a entre le péché originel, qui réside dans la nature humaine, et les autres péchés, qui sont appelés actuels (10) …
Quant aux mots latins substantia et accidens, ils ne se trouvent pas dans l’Ecriture Sainte et ne sont pas compris par le peuple. Par égard pour les simples, il faut éviter de les employer dans les sermons, où l’on s’adresse à des gens sans instruction. Mais dans les écoles, quand on s’adresse à des hommes instruits auxquels ces termes sont familiers et qui comprennent le sens puisqu’ils savent distinguer entre l’essence d’une chose et ce qui s’y rapporte accidentellement, ces mots sont à leur place et il y a avantage à les employer quand la discussion porte sur le péché originel (13). » (3)
Entre théologiens luthériens et catholiques, nous avons eu aussi recours à cette même Formule de Concorde pour parvenir à une déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999.
Les graves divergences théologiques qui s’élèvent aujourd’hui entre catholiques exigeraient le même genre d’exercice. Mais ce qu’écrivait le concile Vatican Il en 1965 sur le sens des mots s’est considérablement aggravé. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il y a une autre manière de faire de la théologie. Cela non seulement rend le dialogue entre les différentes parties presque impossible, mais empêche le recours à la Tradition, ce qui à l’intérieur du catholicisme est particulièrement grave. Déjà, peu de gens étudient la théologie et pire, ce qu’on leur enseigne est incomplet à l’évidence et fortement suspect d’hérésie !
Je crois inutile de rallonger notre propos en commentant ce qui est fort bien écrit et se comprend tout seul. Par exemple au nº7, les paragraphes 1et 2 sur les jeunes annoncent ce qui va arriver en 1968, et les conséquences néfastes sur la religion y sont parfaitement analysées. Il est triste de constater le peu de cas qu’en fit le clergé de l’époque ! Qu’on en juge le §1 :
« La transformation des mentalités et des structures conduit souvent à une remise en question des valeurs reçues, tout particulièrement chez les jeunes : fréquemment, ils ne supportent pas leur état ; bien plus, l’inquiétude en fait des révoltés, tandis que conscients de leur importance dans la vie sociale, ils désirent y prendre au plus tôt leurs responsabilités. C’est pourquoi il n’est pas rare que parents éducateurs éprouvent des difficultés croissantes dans l’accomplissement de leur tâche ».
Voici ce que dit le §2 : « Les cadres de vie, les lois, les façons de penser et de sentir hérités du passé ne paraissent pas toujours adaptés à l’état actuel des choses : d’où le désarroi du comportement et même des règles de conduite ».
À partir du nº9, « Les interrogations profondes du genre humain », on voit que le Concile a bien pris la mesure du désordre que portait en elle-même la condition humaine divisée. Au nº10, §1, il exprime une interprétation possible de ce texte difficile à interpréter qu’est la Lettre aux Romains, chapitre 7, ici appliquée à la condition humaine non touchée par la grâce. Sans exclure pour autant les chrétiens qui peuvent eux aussi se reconnaître dans cet homme déchiré. « Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire : faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait ».
1) Dans son précité Discours au Collège cardinalice du 10 mai 2025, Léon XIV se réfère ici à l’exhortation apostolique du pape François, Evangelii Gaudium
2) Extrait du Rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République par Robespierre, 5 février 1794
3) Extraits de l’épitomé de la Formule de Concorde dans La foi des Églises luthériennes, Ed. Cerf / Labor et fides 1991, p. 424.
Après cette mise en contexte de l’exposition préliminaire, brossant la situation inquiétante de la famille humaine de ce temps, le père Viot se penchera dans les parties successives de son commentaire sur le message que l’Église veut adresser au monde.
