« Le cercle vicieux de la grande monnaie engendrant le pouvoir et du pouvoir engendrant plus d’argent imprègne presque tous les domaines des activités économiques financières et non financières et constitue un obstacle majeur à des relations économiques inclusives, productives et équitables », dénonce le cardinal Turkson à la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). « Des politiques actives, la coordination des politiques et la coopération internationale seront nécessaires pour réformer le rentiérisme des entreprises et faire du commerce international une force de développement ».
Le cardinal Peter K. A. Turkson, préfet du Dicastère pour le Développement humain intégral du Saint-Siège, est intervenu à la 65ème session du débat général du Conseil du commerce et du développement de la CNUCED, au Palais des Nations, à Genève, le 6 juin 2018.
Soulignant le changement induit par l’évolution rapide des technologies, en particulier numériques, le cardinal rappelle ceci : « L’Église, avec une humble certitude, soutient qu’aucun domaine de l’action humaine ne peut légitimement prétendre être en dehors des principes éthiques fondés sur la liberté, la vérité, la justice et la solidarité. Cela vaut également pour le développement et l’utilisation de nouvelles technologies ».
Voici notre traduction du discours du cardinal Turkson.
HG
Discours du cardinal Peter K. A. Turkson
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs les Délégués,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur le Président, la délégation du Saint-Siège saisit cette occasion pour vous féliciter de votre élection à la présidence et souhaite remercier le secrétariat pour tout le travail accompli et le document préparé pour cette session du Conseil du commerce et du développement. À Nairobi, il y a deux ans, le mandat de la CNUCED a été renouvelé en mettant fortement l’accent sur la construction d’une économie inclusive. La CNUCED a été fondée sur la conviction que les pays en développement avaient besoin de plus de soutien de la part de la communauté internationale pour parvenir à un développement inclusif et durable. Certes, nous sommes d’accord sur le fait qu’un tel développement doit favoriser le progrès et que cela implique un développement humain intégral, fondé sur des principes éthiques clairs.
Comme on l’a dit ici, cette compréhension plus complète du développement, intégral et humain, est aujourd’hui plus menacée que jamais depuis la fondation de nos « corps » respectifs. Le segment de haut niveau de cette session du Conseil du commerce et du développement a examiné plusieurs de ces défis, notamment les relations commerciales, la montée des nouvelles technologies, l’influence croissante des marchés financiers sur le bien-être humain et les nombreuses vulnérabilités – environnementales, macroéconomiques et politiques – un réseau de relations internationales de plus en plus complexe.
Les échanges internationaux
Le programme multilatéral sur le commerce et l’emploi, qui a été conçu au début de la guerre, reconnaît un principe fondamental, à savoir que, pour que les relations commerciales internationales contribuent au développement humain, elles doivent faire partie intégrante d’une économie mondiale équilibrée et en expansion – une économie où les pays sont protégés contre les chocs externes et les comportements de corporation prédateurs, où une action publique forte gère la pleine utilisation et la répartition équitable des ressources humaines et naturelles de l’humanité et où les pays contribuent aux engagements internationaux en fonction de leurs niveaux de développement économique et social. L’expansion du commerce international était comprise non comme un but en soi, mais comme un moyen d’assurer la stabilité et la paix et de promouvoir un développement humain égal.
Ce qui s’oppose au retour à un système commercial multilatéral qui reconquiert ces objectifs, et au renforcement de celui-ci, ce ne sont pas seulement les tensions politiques et économiques croissantes entre les États-nations dirigeants et les menaces protectionnistes. Au contraire, nous partageons les mêmes préoccupations croissantes concernant la prolifération des accords de commerce et d’investissement plurilatéraux, bilatéraux et méga-régionaux. Cette fragmentation des négociations commerciales et connexes a encore ouvert la voie à l’influence grandissante des grandes entreprises multinationales sur les espaces politiques nationaux et concerne donc le bien-être de millions de personnes.
Dans les années 1930, le pape Pie XI avait déjà mis en garde contre les dangers d’une « dictature économique mondiale ». Quelques décennies plus tard, Raúl Prebisch, premier secrétaire général de la CNUCED, affirmait que la concentration croissante du marché et le pouvoir des entreprises avaient limité le développement du Sud après la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui avait systématisé les gains du commerce international et des investissements en faveur du Nord. Il a mis en garde contre « le drainage des revenus par l’intermédiaire des sociétés transnationales, qui en viennent à jouer un rôle de plus en plus actif dans l’industrialisation, souvent à l’abri d’un degré de protection exagéré » (1).
Aujourd’hui, la portée économique et politique de quelques grandes sociétés est bien plus étendue qu’il y a presque cent ans. Comme l’affirme le Rapport sur le commerce et le développement de la CNUCED de 2017, le cercle vicieux de la grande monnaie engendrant le pouvoir et du pouvoir engendrant plus d’argent imprègne presque tous les domaines des activités économiques financières et non financières et constitue un obstacle majeur à des relations économiques inclusives, productives et équitables. Des politiques actives, la coordination des politiques et la coopération internationale seront nécessaires pour réformer le rentiérisme des entreprises et faire du commerce international une force de développement.
Nouvelles technologies
Le changement technologique rapide fait sans aucun doute partie de ce que la CNUCED appelle « l’hypermondialisation ». Les technologies numériques, en particulier, ont brisé les frontières traditionnelles entre les nations et ouvert de nouvelles zones d’opportunités économiques et de possibilités commerciales.
Au cœur de ces nouvelles technologies se trouvent deux évolutions : le remplacement de la personne humaine par l’intelligence artificielle, par exemple par la robotique, et la collecte, le traitement et la diffusion de données, y compris le big data, l’internet, les nouvelles applications informatiques et autres choses du même genre. Cependant, nous sommes loin de comprendre pleinement les impacts à long terme de ces développements technologiques sur les perspectives de développement humain intégral.
Nous devons donc éviter les deux scénarios alarmistes à propos des menaces contre un travail décent ainsi qu’une acceptation trop optimiste et naïve des capacités inhérentes des marchés à permettre le développement et l’utilisation de ces technologies pour le bien commun. De plus, nous devons faire preuve de prudence et permettre la réalisation d’analyses plus approfondies avant de nous précipiter vers l’élaboration de règles et de réponses politiques adéquates.
L’Église, avec une humble certitude, soutient qu’aucun domaine de l’action humaine ne peut légitimement prétendre être en dehors des principes éthiques fondés sur la liberté, la vérité, la justice et la solidarité. Cela vaut également pour le développement et l’utilisation de nouvelles technologies. Même si des conceptions politiques détaillées exigent une meilleure compréhension des phénomènes en discussion, les choix effectués doivent aider, et non entraver, la dignité de tous les êtres humains et leur développement intégral. Ils ne doivent pas servir les intérêts acquis ni faciliter les comportements prédateurs et la « dictature économique » de quelques-uns sur le plus grand nombre.
Nous devons nous rappeler que bon nombre des éléments technologiques de base de la révolution numérique ont été créés dans le secteur public et par des mesures de politique publique. Ce que nous devons nous demander, ce n’est pas si le commerce ou la technologie sont la principale source de perturbation, mais comment changer les modèles commerciaux et technologiques grâce à des relations multilatérales approfondies, au service du bien commun, du développement inclusif et durable et d’une distribution juste et équitable de la richesse.
La finance
Comme je le montrerai plus longuement cet après-midi, la plus grande menace contre la promotion du développement humain intégral vient peut-être du rôle envahissant joué par le monde de la finance. Nous nous félicitons vivement de l’accent mis sur les flux financiers illicites ou illégitimes lors de cette session du Conseil du commerce et du développement. Nous nous félicitons également, dans ce contexte, des recommandations de politique générale approuvées lors de la première session du nouveau Groupe intergouvernemental d’experts sur le financement du développement de la CNUCED, qui traitent également de cette question très clairement.
Le Saint-Siège souligne fortement le lien intrinsèque qui existe entre le raisonnement économique et le raisonnement éthique. Malheureusement, ce lien s’est effondré dans de nombreux domaines du système financier international et des secteurs financiers, renforçant encore les tendances à l’influence croissante des grandes entreprises et des pratiques commerciales abusives.
Pour freiner les excès des activités des investisseurs financiers, les conseillers et les principaux acteurs ne peuvent être laissés à l’observation formelle des lois existantes, voire à de nouvelles réglementations. Les actions visant à contourner les principes normatifs existants sans les contredire directement, par exemple par l’évasion fiscale, sont préjudiciables, répréhensibles et conduisent à la suppression injuste des ressources de l’économie réelle.
Renforcer les cadres juridiques et du droit souple internationaux pour promouvoir des pratiques financières justes, telles que les Principes de la CNUCED sur les prêts et emprunts souverains, ainsi que pour renforcer la transparence financière et faciliter la coopération fiscale internationale, est donc une préoccupation majeure. Nous soutenons fermement le travail important de la CNUCED dans ce domaine, en coopération avec d’autres institutions des Nations Unies.
Nous pensons également que cela aidera à faire face à l’une des plus grandes vulnérabilités auxquelles le monde en développement est actuellement confronté, à savoir la menace croissante d’un nouveau « piège de l’endettement ». À cet égard, nous attendons avec intérêt la prochaine session du Groupe intergouvernemental d’experts de la CNUCED sur le financement du développement, qui traitera plus en détail de cette question importante.
Conclusion
Permettez-moi de conclure en soulignant l’importance du rôle de la CNUCED dans l’établissement d’un consensus, ainsi que ses impressionnantes activités de recherche et initiatives politiques dans ces domaines. En ces temps troublés, il est essentiel de renforcer ce rôle et la mission de la CNUCED de promouvoir le traitement intégré du commerce, des investissements, des finances et des questions technologiques dans une perspective de développement.
Dans son dernier Rapport sur le commerce et le développement (2017), la CNUCED donnait les premières ébauches d’un cadre politique intégré et coordonné pour faire face à la crise du multilatéralisme et promouvoir des relations commerciales, technologiques et financières répondant aux défis de l’élimination de la pauvreté, de la promotion du développement humain intégral et d’une économie mondiale plus égalitaire et juste. Afin de continuer à promouvoir les débats importants de cette soixante-cinquième session du Conseil du commerce et du développement, nous attendons avec intérêt les travaux futurs sur la Nouvelle Donne mondiale de la CNUCED.
Merci, Monsieur le Président.
- Prebisch R., discours prononcé à la vingt-et-unième session de la CEPALC, Mexico, 24 avril. Revue CEPAL, 29: 13-16 (1986).
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat