Aux racines de deux peuples
Se reconnaître en Terre Sainte
(Il Sole 24 Ore, dimanche 5 août 2018, 1 et 6), par Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti-Vasto
Le 19 juillet dernier, le Parlement israélien a approuvé un texte de Loi fondamentale intitulé « Israël, État-nation du peuple juif », dont le premier article affirme : « La Terre d’Israël est la patrie historique du peuple juif, où l’État d’Israël s’est installé. L’État d’Israël est la patrie nationale du peuple juif, où il exerce son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ».
Ces formulations ont un caractère clairement politique, en particulier parce qu’elles réaffirment l’intangibilité de ce que, à travers la guerre d’indépendance d’il y a soixante-dix ans et celle des six jours de 1967, les juifs ont conquis comme territoire de leur État. C’est pour cette raison qu’elles ont suscité des réserves et de la perplexité dans le monde juif lui-même, comme le montre la prise de distance du président d’Israël, Reuven Rivlin qui, rencontrant les chefs de la minorité druze, la plus active contre la norme, a redit qu’il était opposé à la Loi, en particulier là où elle affirme que « le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est un droit exclusif du peuple juif » et là où elle reformule le « statut » de la langue arabe, passée d’officielle à langue à statut spécial. Rivlin a voulu parler à toutes les minorités présentes dans l’État d’Israël en ajoutant : « Je n’ai pas de doutes sur le fait que vous êtes nos égaux d’un point de vue légal et nous devons nous assurer que vous aussi, vous vous sentez égaux ».
Les articles de la Loi approuvée ont, toutefois, une signification culturelle et religieuse qui ne peut être ignorée et qui peut aider à en comprendre en partie les motivations, liées à toutes les luttes soutenues par le peuple juif pour parvenir à la réalité actuelle : ce sens, qui a une forte connotation identitaire, est évoqué dans les différents termes employés pour indiquer la Terre d’Israël dans le langage des trois monothéismes qui reconnaissent en Abraham leur « père dans la foi » commun. Les juifs parlent de « Terre d’Israël », « Terre promise » ou simplement de « Terre » (« Eretz »), accentuant le caractère identitaire de l’expression. Les chrétiens, depuis l’époque de Constantin, utilisent le nom « Terre Sainte » pour en souligner la signification universelle pour tous les croyants des « religions du Livre ». L’expression se trouve dans le prophète Zacharie (2,16 : admat ha-qodesh », dans l’original hébraïque), dans le cadre d’une magnifique promesse prophétique : « Chante et réjouis-toi, fille de Sion ; voici que je viens, j’habiterai au milieu de toi… Le Seigneur prendra possession de Juda, son domaine sur la terre sainte ; il choisira de nouveau Jérusalem ». Pour l’islam, ensuite, Jérusalem et le rocher du sacrifice d’Isaac sur l’esplanade du Temple sont le lieu d’où Mahomet est monté au ciel dans son rêve prophétique. On comprend alors combien la référence à la Terre Sainte évoque l’inextricable conjugaison de promesses et d’attentes, d’espérance et de douleur, qui y sont liées.
Deux auteurs chrétiens, l’un français, l’autre israélien, écrivent : « Cette terre est la terre de Dieu, mais en même temps elle est aussi la terre des hommes. Elle est la terre où « coulent le lait et le miel », mais elle est aussi « une terre de larmes et de sang ». C’est une terre fascinante par son histoire humaine et divine, attirante par sa beauté et sa diversité, capable d’inspirer les plus beaux chants mystiques comme les violences les plus sanguinaires » (Alain Marchadour – David Neuhaus, La Terre, la Bible et l’histoire, Paris, Bayard 2006). Et ils ajoutent : « C’est sur ce fonds concret que se développe l’alliance entre Dieu et son peuple, avec le Dieu toujours fidèles à ses promesses d’un côté et de l’autre un peuple à la nuque raide, souvent inconstant et infidèle ».
À partir de ces références, on peut comprendre, comme l’écrivait le card. Carlo Maria Martini dans la préface du livre cité, l’importance de ce que « Terre Sainte » peut signifier « pour tous ceux qui ont à cœur la terre de la Bible, l’avenir des juifs et des Palestiniens, et la paix dans le monde.
Ces derniers jours, pendant lesquels j’ai guidé un pèlerinage du diocèse qui m’avait été confié, sur cette terre, j’ai essayé de recueillir quelques impressions sur la Loi fondamentale de la part de chrétiens arabes ou de provenance juive. La constatation de départ est commune : les juifs ont beaucoup souffert et ils vivent aujourd’hui avec un peuple qui a beaucoup souffert et qui souffre à cause d’eux. Un chrétien d’origine juive m’a dit : « Je ne crois pas qu’il y aura de solution, au moins tant que les deux peuples ne reconnaîtront pas dans l’autre une présence permanente et incontournable. Je ne dis pas qu’ils doivent s’aimer, mais ils doivent l’un et l’autre ne pas nier que l’autre fait partie de son présent. Nous sommes très loin de cet objectif ». Puis il a ajouté : « Le plus grand ennemi de la paix et de la justice en Terre Sainte est la condition dans laquelle les deux peuples croient pouvoir écraser l’autre. Cette attitude est le plus féroce ennemi de la paix : du désir de vaincre l’autre découle la conviction de pouvoir le faire disparaître. Le mur est le symbole de cette dure réalité : il représente la volonté de se désintéresser et l’aveuglement à l’égard de la condition de celui qui souffre au-delà de la frontière ».
Le processus d’éducation pour une confrontation pacifique sera donc long et la présence chrétienne ne pourra se soustraire à l’effort de servir de « pont » entre les deux parties, soutenant une confrontation saine et stimulante. Tout ceci exigera une force morale, une disponibilité au sacrifice et du courage pour activer des processus efficaces de réconciliation. Mais renoncer à ce rêve signifierait abandonner toute perspective de paix : c’et ce qu’on rappelé au monde, dans leurs visites pastorales en Terre Sainte Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI et le pape François.
Quand les parties en conflit seront-elles prêtes à accepter la vérité exigeante de cet appel ? Et la Loi fondamentale à peine approuvée, avec le caractère absolu de ses prétentions identitaires, risque d’être un nouvel obstacle sur ce chemin indispensable pour tous.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat