L’apparition de nouveaux outils techniques, tels que diverses formes d’intelligence artificielle, a ravivé le vieux débat sur le concept d’art et sur ce qui en fait partie ou non.
ZENIT – Caffe Storia / Rome, 20 février 2024
Imaginez le visage d’une femme. Des yeux gris, de la couleur et des fleurs dans les cheveux, une beauté que même les ombres sous les yeux ne peuvent gâcher. Un tel visage peut-il véhiculer l’idée d' »art » ? Apparemment oui, selon Stable Diffusion, une intelligence artificielle, plus précisément un modèle d’apprentissage profond publié en 2022, capable de générer des images en réponse à une entrée textuelle (dans ce cas, « art »).
Intelligence artificielle
Il s’agit d’une image générée spécifiquement pour cet article, obtenue, répétons-le, non sans intervention humaine. En effet, il s’agit aujourd’hui de produits graphiques créés par l’homme à l’aide d’outils technologiquement avancés : des algorithmes et des informations codés par l’homme, qui, avec un certain degré d’autonomie, sont utilisés par l’homme pour générer des images (ou des textes), mais aussi pour aider les artistes : suggestions de composition, palettes de couleurs, remaniement d’images existantes, voire création de nouvelles images.
Très souvent, dans ce cas, le dessin est généré à partir d’une entrée, soit une description textuelle, soit une autre image (ce système, par exemple, a déjà été utilisé dans ces pages). Bref, le robot anthropomorphe capable de peindre en toute autonomie appartient, pour l’instant, à la science-fiction.
Des artistes ?
Mais peut-on comparer ces algorithmes à de véritables artistes ? Ce n’est pas une question de « beauté « , au sens de l’adhésion de leur production à des canons esthétiques appréciés par une partie plus ou moins importante d’un public d’utilisateurs ; ni de valeur économique, ou du moins celle que certains veulent bien leur attribuer : en 2018, la gravure sur toile d’Edmond de Belamy, obtenue à l’aide d’un réseau accusatoire génératif (GAN), a été vendue lors d’une vente aux enchères chez Christie’s pour plus de 432 000 dollars.
Une intelligence artificielle n’est pas un « artiste » – contrairement, sans doute, à ceux qui la programment ou l’utilisent – parce qu’elle est un instrument. Elle n’a pas de conscience ni d’histoire à transmettre, plus ou moins consciemment, à sa création.
En fin de compte, c’est la conception même de l’homme qui est remise en question : ne sommes-nous que des machines complexes de chair et de sang qui répondent de manière surprogrammée à une multiplicité de stimuli, ou sommes-nous des êtres créés pour aller au-delà de la matière, uniques et irremplaçables dans notre individualité et notre capacité à communiquer?
Dans le premier cas, toute intelligence artificielle pourrait nous remplacer tôt ou tard. Dans le second cas, l’artiste – qu’il soit peintre, sculpteur, musicien, écrivain ou autre – investit tout son être dans ses œuvres et y laisse nécessairement une part de lui-même. Rien d’excessivement romantique ou naïf : c’est ce qu’on appelle la création, et cela n’a rien à voir avec le style de Dieu.
Le haut degré de progrès technique atteint dans le domaine des intelligences artificielles, et les progrès attendus à l’avenir, ne témoignent de rien d’autre que de l’expulsion progressive de l’âme créative et créatrice. Les intelligences artificielles sont, et restent pour l’instant, un outil. À moins que vouloir attribuer Amour et Psyché à l’habileté du ciseau à bois de Canova ou la voûte de la Chapelle Sixtine à l’inventivité de l’atelier de Michel-Ange.
L’art et l’homme : le cas Rupnik
Certes, en analysant le passé – et bien souvent le présent – de certains artistes, ce qui est considéré comme un défaut pour les intelligences artificielles pourrait jouer en leur faveur par rapport à l’art né de la main de l’homme.
Ainsi le cas de Marko Ivan Rupnik, accusé par plusieurs femmes de « violences psychologiques, abus de conscience, abus dans la sphère sexuelle et affective, abus spirituel » pour des faits remontant à plus de 30 ans. Une décision est attendue dans les prochaines semaines à propos du sort à réserver aux œuvres – coûteuses – de l’artiste controversé et (ancien) prédicateur jésuite décorant le sanctuaire marial de Lourdes: conserver ou démanteler ?
La décision sera prise par une commission nommée par l’évêque de Tarbes et Lourdes, Mgr Jean-Marc Micas, après avoir recueilli l’avis de spécialistes de l’art sacré et d’experts venus de toute la France. Il va sans dire que les polémiques ne manquent pas, tant pour défendre la sensibilité des personnes abusées que pour assurer la sauvegarde des œuvres d’art. Des questions similaires se posent pour de nombreux autres lieux de dévotion décorés par Rupnik et ses collaborateurs, de Fatima à Aparecida, en passant par San Giovanni Rotondo. D’autant plus que les mosaïques de Rupnik continuent d’être utilisées dans d’autres contextes, dans des publications et des productions médiatiques.
De l’art, mais sacré ?
Déjà au centre de précédents litiges, la gravité des faits reprochés à Rupnik rend encore plus complexe la qualification de ses œuvres à caractère religieux comme « art sacré ». Une question qui ne se poserait pas dans le cas d’un « artiste » artificiel, au passé nécessairement moins nébuleux. Mais une intelligence artificielle peut-elle réellement créer de l’art sacré ?
Une autre expérience rapide faite par Stable Diffusion montre qu’en apparence, l’ intelligence artificielle est déjà capable de traiter l’art avec des références pseudo-religieuses. Curieusement, elle le fait en se concentrant principalement sur le christianisme, du moins si l’on en juge par les symboles auxquels elle se réfère (dans ce cas, l’entrée fournie était « art sacré », sans autres précision). Le thème de l’angoisse, troublant par sa récurrence dans les images produites, n’est pas étranger au style d’artistes parfois célèbres.
Participer à la beauté de la création
Sans s’aventurer sur le terrain délicat des définitions, il ne fait aucun doute que l’art sacré est une forme d’expression profondément spirituelle. Il ne s’agit pas seulement de reproduire un saint ou le style d’une époque historique : la lecture théologique originale, sans parler de l’implication de l’âme de l’artiste, ne peuvent être imitées. Même si des intelligences artificielles parvenaient à imiter parfaitement l’homme, elles ne pourraient pas créer d’art sacré, tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’une activité strictement humaine. D’où la difficulté d’en évaluer la valeur.
L’art sacré est l’œuvre d’un artiste compétent qui travaille avec la grâce de l’inspiration divine pour créer une description sensible d’une réalité surnaturelle. Les machines sont l’expression d’une réalité purement matérielle et, par conséquent, ne peuvent jamais relever pleinement le défi d’exprimer une réalité surnaturelle, aussi avancées soient-elles sur le plan technique.
L’art sacré est une entreprise humaine au sens le plus profond du terme, qui met en valeur le rôle des artistes en tant que participants à la beauté et à l’ordre de la création, dans les arts figuratifs comme dans l’architecture, la littérature et la musique.
L’art sacré doit être à la fois un instrument du divin et de l’humain, attirant les fidèles vers la prière, la contemplation, la révérence et l’admiration. Posons-nous donc la question : cette application concrète de l’intelligence artificielle contribue-t-elle au progrès humain et spirituel ? C’est une question que nous pourrions – et devrions – nous poser face à certaines productions artistiques créées par l’homme.