Le règne de Louis XV se voit habilement mettre à jour les relations de pouvoir de l’État, jonglant entre magistrats, parlementaires et hommes d’Église, la légitimité du pouvoir royal étant toujours en jeu. Pour sa part, la papauté devra conjuguer les deux facettes de son pouvoir, temporel et spirituel, maintenant l’équilibre entre les dynastes européens, ambitieux et tentés par la guerres et une nouvelle source de connaissance et de spiritualité : « les Lumières ». Le roi saura-t-il tenir la France dans son statut de « fille aînée de l’Église » ?
I La mise en place de la Régence de Philippe d’Orléans 1715-1723
La première difficulté que rencontra Philippe d’Orléans, neveu du roi défunt, fut le testament royal. Homme d’une grande intelligence, acharné au travail, doué dans l’art militaire comme musical, il se plaisait aussi dans des débauches, en petits comités qui faisaient d’autant plus grand bruit que ses ennemis (très nombreux) se plaisaient à les amplifier. Déjà avant la mort du grand roi devenu très dévot, on s’était fait un plaisir de rapporter au monarque, vieillissant aux côtés de madame de Maintenon, son épouse morganatique, toutes les « vilénies » de ce libertin marié à une fille légitimée mais bâtarde du roi. Ce dernier n’en n’avait conçu que plus de méfiance pour ce représentant de la descendance fraternelle du roi. C’était un peu une tradition ! On sait comment Louis XI traita le duc d’Orléans, Louis XIII et Richelieu Gaston d’Orléans, Mazarin Philippe d’Orléans, père du Régent.
Quand des deuils successifs, à un mois d’intervalle à peu près, détruisirent la descendance de Louis XIV, au point de ne plus laisser qu’un arrière petit-fils, âgé de cinq ans en 1715, et bien sûr le petit-fils, le duc d’Anjou devenu Philippe V roi d’Espagne (mais ce dynaste aurait posé des problèmes de succession à cause du traité d’Utrecht du 11 avril et1714, qui lui faisait renoncer pour lui et ses descendants à la couronne de France, même si cette renonciation était illégale), on n’hésita pas dans le très proche entourage du vieux roi à faire courir les suspicions les plus infâmes sur celui qui serait appelé à jouer forcément un rôle important dans la régence qui s’annonçait.
D’ailleurs le roi avait écrit son testament le 2 août 1714. Il l’avait confié à deux magistrats. Il fut lu en séance solennelle au Parlement de Paris devant tous les intéressés. Son arrière petit-fils devenait Louis XV, ce n’était pas une surprise, c’était la stricte observation des lois fondamentales du royaume, la couronne n’est pas propriété du souverain, elle est indisponible, et passe de mâle en mâle par primogéniture, entendu que le royaume étant catholique, le mâle dynaste ne peut qu’être un enfant légitime, né d’un mariage reconnu valide par l’Église, et catholique. On nait prince du sang, on ne le devient pas !
Le testament apprend ensuite que Philippe d’Orléans est président du conseil de régence devant statuer collégialement. Et là se trouve déjà un premier problème. Un régent, comme une régente sont tenus, tout comme un roi, d’entendre leur conseil, mais ensuite, ils décident. Plus qu’un roi, ils doivent tenir compte de l’avis de ce conseil, cela va de soi, et l’écrire (« collégialement ») est de trop ! Cela ne pouvait signifier qu’une défiance vis à vis du président ! Mais la suite fut pire et bouscula plus encore la coutume : Le duc du Maine, fils bâtard du roi avec madame de Montespan (légitimé certes), se vit confier la garde et l’éducation de l’enfant royal. Il se trouvait ainsi dans la position de pouvoir imposer au parlement une décision par lit de justice, ce qui le rapprochait des princes du sang ! Son frère le comte de Toulouse, légitimé comme lui, bénéficia des mêmes avantages : Ils étaient l’un et l’autre placés juste après les princes du sang, avant les princes étrangers.
Je ne suis pas historien de métier, mais j’estime que c’est une grande erreur que de croire que pareille chose pouvait laisser indifférent en 1715 ! Il n’y eut certainement pas que le duc de Saint-Simon pour s’en offusquer. Et le roi était allé encore plus loin, en déclarant aptes à lui succéder messieurs du Maine et de Toulouse qui devenait princes du sang ! Et le parlement avait enregistré. Philippe n’était point sot, il ne pouvait accepter un pareil testament et il avait d’ailleurs prévu cette situation difficile. Il s’était par exemple rapproché du chancelier Voysin et du maréchal de Villeroy, s’assurant des troupes que devait commander le duc du Maine, car le lendemain, 2 septembre 1715, le testament était déjà en partie cassé : Philippe était solennellement proclamé Régent de France au Parlement de Paris, durant la minorité du jeune roi qui était présent, il ne tarda pas non plus à restituer au Parlement le droit de remontrance que son oncle avait considérablement restreint (1). C’était certes une concession importante, pouvant être dangereuse, mais le roi avait les moyens de limiter ce genre d’opposition. Louis XV le fera en son temps au moment qu’il choisira, car les rois de France, mélange d’hommes de justice et de religion, savaient avoir eux-aussi la rancune tenace de ces milieux, mais – et c’était là leur privilège par rapport aux « besogneux » de la justice et de la religion – ils pouvaient manifester plus de miséricorde.
Nés en possédant la plénitude du pouvoir, ils ne le tenaient d’aucune hiérarchie et encore moins d’un quelconque achat ! De plus, dans un premier temps, Philippe n’eut pas de ministres, mais plusieurs conseils : On appela cela « polysynodie » et en France les mots règlent bien des choses ; cette mode plut parce qu’elle offrait des places à beaucoup de monde ! Ce qui n’empêcha pas Philippe d’avoir à ses côtés Guillaume Dubois, clerc (futur cardinal), son ancien précepteur qui lui correspondit parfaitement. Ils cohéritèrent tous deux des fracas de l’Unigenitus et soldèrent cette affaire, en ce sens que la paix fut ramenée dans l’Église. Et si de farouches oppositions demeurèrent, ce fut au prix de l’arrachage de masques, je veux parler du qualificatif de « janséniste » qui, la veille de la Révolution, accolé au parlement, relèvera de la mauvaise farce, le gallicanisme malheureusement non!
L’héritage de Louis XIV n’était pas facile à gérer, mais le Régent était à la hauteur. Jean-Christian Petit fils fait un exact portrait de lui parce qu’il tient compte de l’ensemble de ses talents, ce qui est très souvent oublié (2). S’il est bien certain que le Régent n’était pas un dévot, était-il pour autant un athée voire un adorateur du diable ? Selon notre historien, Saint-Simon qui était proche de lui reconnait ne pas savoir exactement quelles étaient ses positions religieuses (3). De là viennent aussi sans doute tous les racontars sur les « petits soupers » dont beaucoup d’historiens ont fait des orgies ! Ce prince était un travailleur acharné qui s’était passionné pour sa fonction. Il avait tout de suite compris l’importance de la vie de Louis XV, car, si on y réfléchit bien, comme nous y invite Jean-Christian Petitfils, s’il était arrivé malheur à l’enfant, il y avait tout à craindre de revendications de Philippe V d’Espagne, et c’était la guerre en Europe. Or Philippe avait participé sur le terrain aux guerres de Louis XIV, celle de succession d’Espagne, qui faillit détruire le pays. Il a veillé sur le jeune roi autant par devoir que par affection. Il aura lui-même des enfants et les aimera, il souffrira affreusement de la mort de sa fille de 24 ans. De plus, Louis XV était suffisamment sensible pour savoir qui l’aimait vraiment et il aura un véritable amour filial pour le Régent et le lui prouvera. Reste le libertinage et la grande liberté de mœurs. Il y était prédisposé familialement, mais il vivait aussi à une époque où l’austérité religieuse et morale de la fin du règne précédent commençait à peser. On se « libéra » dans beaucoup de domaines, sans pour autant donner dans le libertinage et l’irreligion ! L’école française n’avait point donné dans le superficiel, elle avait construit du solide. Cela dit, Philippe, qui à défaut de sentiments religieux avait un bon sens politique certain, s’aperçut vite des inconvénients de la polysynodie et sut vite repérer les personnes capables ! Rapidement on sut qu’un nouveau prince gouvernait la France, au nom du jeune roi !
Il Le Régent et le jansénisme
La bulle Unigenitus était certainement la part d’héritage la plus problématique que léguait le dévot Louis XIV à son agnostique de neveu ! L’agnosticisme en l’occurrence était un avantage, parce que le prince n’était pas véritablement partie prenante. Son seul but était politique au sens noble : faire régner la paix religieuse dans le royaume. Il avait déjà montré sa bonne volonté en faisant entrer le cardinal de Noailles dans le conseil de régence. Nous l’avons vu, cet homme d’Église n’était pas janséniste, mais avait la réputation d’être un religieux sérieux.
Comme évêque, et connaissant bien son siècle, il savait aussi que sur ce type de sujet on ne brusque pas les consciences. Mais je ne saurais dire s’il a été prudent ou peureux ? Peut-être les deux ! Il suivit le Régent dans son appel au dialogue. Mais la discussion, qui avait été officiellement bloquée depuis deux ans, brusquement libérée prit un tour nouveau. On demanda des messes en français, et non en latin, pour certains, un retrait ou une diminution de la piété mariale, et la suppression du culte des saints. Certains voulurent transformer les autels en tables de communion… Calvin n’était pas loin, du moins en apparence (4). Et pour couronner le tout, à la suite de quatre évêques, le 1er mars 1717, et sur des demandes issues de la Sorbonne, une vingtaine d’évêques et quelques sept mille prêtres firent appel à un concile général ! (5) Bien renseigné, le Régent interdit alors officiellement, le 17 octobre 1717, toute discussion sur ce sujet. Mais c’était compter sans Rome, car le 28 août 1718 le pape condamna l’appel au concile par les lettres Pastoralis officii. Il reprochait aux évêques d’avoir « ignominieusement prostitué l’ordre ecclésiastique aux tribunaux des laïques. » (6) Noailles sortit alors complètement de sa relative réserve et rendit public son appel au Concile et les jansénistes firent un second appel contre les lettres pontificales, cette fois-ci sous le patronage de Noailles, archevêque de Paris.
Le Régent, tout en imposant le silence à son clergé, continua à chercher un compromis. Il chargea tout de même, fort habilement, le cardinal de Noailles de rédiger une instruction pastorale pour tout le royaume qui fut approuvée par une assemblée d’évêques. Une déclaration royale rédigée par d’Aguesseau ordonnait l’obéissance à la bulle et interdisait tout appel au concile. Le Régent, tout en maintenant le dialogue, durcissait sa position avec l’aide de l’évêque de Fréjus, Fleury, précepteur du jeune roi. Et Noailles finit par donner son adhésion à l’Unigenitus. Il mourut le 4 mai 1729 et fut remplacé par monseigneur de Vintimille qui s’entendit avec Fleury. Mais cela ne régla pas la question janséniste. L’abbé Guillaume Dubois veillait, il rendait d’énormes services comme diplomate et était très écouté du Régent, car il réussissait dans des opérations très osées pour maintenir la France en paix (le renversement des alliances dont nous reparlerons, par exemple).
Sans convictions religieuses, il visait néanmoins le chapeau de cardinal qui seul pouvait lui permettre de devenir principal ministre. Or il y avait à Rome un ambassadeur de France, La Trémoille, qui songeait à son avenir, puisque la France venait de changer de règne. Déjà en 1716, il s’était fait confirmer à Bayeux puis renommer et confirmer à Cambrai. Et il avait réussi à se faire sacrer évêque à Rome par le pape lui-même ! Il proposa à Dubois la rédaction d’un mandement qui mettrait tout le monde d’accord. Et Dubois acquiesça car c’était une sortie de crise possible. Mais notre ambassadeur mourut le 10 janvier 1720 à Rome. Du coup, le trône épiscopal de Cambrai était vacant ! Et Dubois posa sa candidature. Le roi le nomma le 6 février 1720, et le pape le confirma le 6 mai suivant. Mieux, il reçut l’autorisation de cumul des biens ecclésiastiques qu’il possédait déjà ! Malgré l’opposition de Noailles qui vivait encore, il fut ordonné prêtre (après avoir reçu les ordres mineurs) le 3 mars 1720, et sacré le 9 juin au Val-de-Grâce par le cardinal de Rohan.
Comment expliquer cette rapidité ? Je remarque simplement que depuis janvier 1719 le pape avait envoyé, incognito, un jésuite assez extraordinaire, le père Lafitau, qui était resté six mois dans la capitale. Il fit savoir au Régent et à Dubois que le pape était pressé de sortir de cette affaire de l’Unigenitus et qu’on (ce « on » ne pouvait être que La Tremoille) lui avait montré à Rome un texte d’explication de la bulle qui lui convenait. Il proposait donc ce texte à la cour de France qui pouvait bien entendu le présenter au cardinal de Noailles. On sait que Lafitau put écrire au pape, que ce message avait été bien reçu et qu’il pouvait compter sur l’aide active du Régent et de l’abbé Dubois.
Et Dubois allait alors se surpasser, en alternant l’octroi de sommes d’argent importantes avec des sanctions qui ne l’étaient pas moins ! Il fit pas mal de cadeaux, mais n’hésita pas à réprimander durement le cardinal de Bissy et même à demander le renvoi du nonce. Il ne céda ni au Parlement ni à la Sorbonne et obtint même l’alliance du cardinal de Rohan. En réalité, sur le fond, ces différents textes n’apportaient pas grand chose de nouveau, mais un habile découpage des problèmes et une parfaite maîtrise des termes employés rendait celui-ci acceptable, autant pour les gallicans que pour les partisans du pape, d’autant plus que la grande majorité d’entre eux voulait une paix rapide et était d’accord pour condamner la doctrine de Jansenius. Je le répète, c’est surtout la forme de condamnation qui était en cause : invocation du seul pouvoir du pape ou reconnaissance de ce pouvoir, parce qu’il recueillait sur le sujet traité l’assentiment de tous les évêques de France ? Tout semblait alors pencher en faveur du pape, Dubois obtint 98 signatures. Ensuite, pour obtenir du Parlement un vote pour rendre la bulle applicable dans tout le royaume, il fit rédiger une déclaration royale, le 4 août 1720, stipulant l’obéissance à la bulle et interdisant tout appel.
Mais il lui avait fallu préciser tout de même que le texte « ne portait aucune atteinte aux règles de l’Église et aux maximes du royaume sur le droit d’appeler au futur Concile. » La paix sur la question janséniste ne portait donc pas atteinte à la tradition gallicane. Dubois obtint ainsi, grâce à cette clause l’enregistrement par le Parlement de Paris qui siégeait en « exil » à Pontoise (avec la promesse de le faire revenir à Paris). Le Régent et Dubois étaient bien conscients que le pape ne serait pas entièrement satisfait de cette dernière clause. Les échanges de lettres le prouvent. Mais le pape se faisait vieux, de plus il tomba malade et, ennui supplémentaire, le cardinal Fabroni (auteur de la constitution Unigenitus de 1713), camerlingue du Sacré Collège et responsable de l’index, se montra assez opposé à tout arrangement. Ayant une grosse influence sur le Saint-Office, il ne se montra pas satisfait de « l’acceptation » française. Le pape mourut le 19 mars 1721, sans avoir accordé le chapeau tant espéré.
Dubois s’occupa alors du conclave. Il y avait très peu de cardinaux français, mais cela ne le découragea pas. Il envoya Rohan, acquis à sa cause, et Pierre-Paul Guérin de Tencin, vicaire général de Sens, à la place du cardinal Bissy, pas assez sûr. (Cet ecclésiastique, qui avait suivi le cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, au conclave de 1700, avait réussi à persuader le cardinal Albani élu d’accepter l’élection et Clément XI ne l’oubliera pas). Le papabile du moment était le cardinal Michelange Conti. De Tencin réussira alors à obtenir de lui une promesse écrite en faveur de Dubois. Le 8 mai 1721, il est élu sous le nom d’Innocent XIII. Rohan va assiéger le nouveau pape et Dubois sera créé cardinal le 16 juillet 1721. Le 22 août, il reçut son titre de premier ministre. Il prêta serment dans les mains du roi fut félicité de partout, du pape et du Parlement, sauf de la Sorbonne ! En effet le cardinal Dubois premier ministre se montrera dur contre les jansénistes, à quelques rares exceptions près. Le 25 février 1723, le roi pour le récompenser lui offrit la richissime abbaye de Saint Bertin, autre cumul qui nécessite approbation papale (c’est sa huitième abbaye). Il est fortement appuyé par le roi et le Régent ! De Tencin, chargé d’affaires de la France à Rome demeure son allié et rappelle au pape que c’est grâce à Dubois qu’on a rétabli l’ancien formulaire (antijanséniste) dans les diocèses en juillet 1722.
Le 10 août, le pape confirma le nouveau bénéfice de Dubois, mais ce dernier mourut le même jour. Il fut inhumé à Saint-Honoré le 19 août. Un office solennel fut célébré à Notre-Dame sur ordre du roi devant tous les grands corps de l’État, Noailles présida, mais il n’y eut aucune oraison funèbre ! Il est vrai que « l’exercice » aurait été difficile ! Le pape, lui-même malade, s’inquiéta de cette disparition, disant à Tencin « Dieu me veut punir, en m’enlevant cet homme là ». Réponse de Tencin : « Le duc d’Orléans qui lui succède a toujours été l’âme qui a dirigé Dubois ; lequel ne fit qu’exécuter les desseins du Régent ; il n’y a donc rien de changé. » (7) Effectivement, le duc d’Orléans succéda au cardinal comme premier ministre de son neveu, pour peu de temps, puisqu’il mourra le 2 décembre de cette même année.
III Le début du règne de Louis XV
Le duc Louis Henri de Bourbon étant présent à Versailles en cet instant vint en informer le roi et lui présenta immédiatement son offre de succession, voulant empêcher le fils du Régent d’accéder à ce poste. Avec l’acquiescement de l’évêque de Fréjus, Fleury, le roi accepta. C’est sous son ministère que fut remis en cause le projet du mariage espagnol, la future étant beaucoup trop jeune. Bourbon sut rallier Fleury à cette idée, le roi devait avoir rapidement une descendance et l’évêque pensa de plus qu’il n’était pas bon d’abandonner ce jeune prince aux libertés du célibat. Le choix se porta sur Marie Leszinska, fille du roi de Pologne détrôné, ce qui suscita beaucoup de réprobation à la cour, et comme son père était ami des jésuites, certains jansénistes l’appelèrent « l’Unigenita » ! (8) Le mariage eut lieu le 5 septembre 1725.
Quant à Bourbon, il ne résista pas longtemps aux difficultés du pouvoir qui étaient certes devenues plus lourdes. La proposition d’un nouvel impôt fut l’occasion. Il offrit sa démission que le roi feignit ne pas accepter pour l’exiler très sèchement sur ses terres le 11 juin 1726. Le dimanche 16 juin, Louis XV annonçait à son conseil sa décision de gouverner sans principal ministre, en lisant un texte écrit par Fleury qui s’était inspiré de discours de Louis XIV en 1661, après la mort de Mazarin, avec toutefois une précision concernant l’ensemble des ministres : « Je leur fixerai des heures pour un travail particulier, auquel l’ancien évêque de Fréjus assistera toujours, aussi bien qu’aux détails dont différentes personnes ont soin, en vertu des charges qu’ils remplissent. » (9) À soixante treize ans, Fleury, comme le relève fort justement Jean-Christian Petitfils, est beaucoup plus qu’un principal ministre, pouvant travailler avec tous les ministres et même prendre des décisions en l’absence du roi. Il occupe une place de lieutenant général du royaume qu’il exercera jusqu’à sa mort en 1743. Concernant les relations avec la papauté, Fleury reprit avec toute son expérience d’homme d’Église et de grand politique l’œuvre du Régent et de Dubois : l’apaisement.
Noailles qui était un obstacle avait fini par adhérer à l’Unigenitus. Mais le 28 août 1726, quelques mois après l’arrivée de Fleury à la tête du pouvoir, monseigneur Jean Soanen, évêque de Senez, publia une instruction pastorale contre la bulle Unigenitus. Il avait figuré parmi les quatre évêques appelant au concile contre la bulle. Fleury accorda que son cas fût jugé par un concile provincial de l’archevêché (dont il dépendait, celui d’Embrun, gouverné par de Tencin depuis 1723). En septembre 1727, le concile le suspendit de ses fonctions et l’exila hors de son diocèse. L’homme était très connu comme grand prédicateur et évêque rigoureux, prenant très au sérieux sa charge pastorale. Une cinquantaine d’avocats parisiens publièrent alors une consultation pour récuser la condamnation et douze évêques, dont Noailles, publièrent une lettre mettant en cause la validité du concile d’Embrun. Fleury ne céda sur rien. Il obtint la rétractation de Noailles, développa les mesures policières contre tous les auteurs de libelles et sut « convaincre » les évêques récalcitrants. Cette fermeté paya, et le calme revint.
Cependant le parti janséniste ne désarma pas, il élargit son public, en créant une presse « Les nouvelles ecclésiastiques » dès février 1728, qui devint hebdomadaire en 1730. Et cela coïncida avec les phénomènes des convulsionnaires du cimetière Saint-Médard sur la tombe du diacre Paris, décédé trois ans plus tôt. Mais au début de 1728, personne ne pouvait deviner l’extension de 1730 (10) ; aussi Fleury, devant sa réussite, en calmant l’agitation, crut le moment venu de régler définitivement l’affaire. Il prépara, avec des aides très différentes mais incontestablement compétentes, une déclaration royale destinée à apporter la caution de l’État à une bulle du pape acceptée par la très grande majorité des évêques français, dont l’inobservance troublerait à l’évidence la paix religieuse du pays. Un d’Aguesseau qui en fut le principal rédacteur et qui était très gallican n’y vit aucune difficulté. Mais Fleury qui pensait la même chose, savait aussi à quoi s’en tenir sur la mauvaise foi du Parlement, et c’est directement par lit de justice qu’on procéda à l’enregistrement le 3 avril 1730. Il avait eu la prudence de parler à propos de la bulle, non de règle de foi mais de « jugement dogmatique de l’Église universelle ».
Mais il fallut poursuivre par lettres de cachet les défenses de quelconques remontrances et même convoquer une députation de magistrats à Fontainebleau le 28 avril pour leur interdire toute délibération nouvelle et les actions procédurières se poursuivirent. Beaucoup d’évêques commencent à se rendre compte de l’hostilité des parlements qui, sous couvert de défendre les libertés gallicanes, s’en prennent en réalité au pape et à l’Église. L’archevêque de Paris Vintimille, qui rapidement après son installation à Paris consécutive à la mort de Noailles avait rallié tous ses curés à l’adoption de l’Augustinus, comptera parmi les premiers. En 1732, il condamnera les Nouvelles ecclésiastiques, journal des jansénistes, déjà il s’était heurté au Parlement de Paris quand il avait traité, en 1731 les avocats des jansénistes de rebelles et d’hérétiques. Le procureur du Parlement lança contre lui une procédure d’appel. Il y avait eu grève des avocats suite aux censures royales contre le Parlement, mais rapidement un compromis de Fleury entre l’archevêque et les avocats fut établi, le 26 novembre 1731. L’archevêque ne tira pas leçon de ses déboires.
Revenons à 1732 : Non content d’avoir condamné les Nouvelles ecclésiastiques, il excommunia le 3 mai par mandement ceux qui les liraient ou en détiendraient des exemplaires. C’était son droit, mais la manière d’opérer n’était peut-être pas la bonne. Certains curés de Paris ne voulurent pas lire le texte en chaire. Mais surtout les officiers du roi lui reprochèrent le vocabulaire employé « si mandons aux officiers de notre cour d’Église ». L’emploi du mot « cour » était plus que malheureux. Il était réservé aux magistrats supérieurs, un État de droit ne peut tolérer deux justices. Le roi décida alors (son sacre le lui permettait) que les affaires religieuses seraient discutées en son conseil (11). Le Parlement continua sa guerre, malgré quelques réunions houleuses au cours desquelles le roi manifesta une autorité sans faille, allant jusqu’à faire taire le président qui voulait lui parler et faire déchirer par un de ses ministres une harangue qu’on prétendait lui faire. Il fallut encore une autre réunion avec les magistrats et, parce que des remontrances se préparaient, le roi envoya dans la nuit du 6 au 7 septembre 1732 des mousquetaires remettre à cent trente-neuf magistrats des lettres de cachet les exilant sur leurs terres. Alors on négocia, les magistrats furent rappelés, la déclaration de discipline fut suspendue, non abolie. Le jansénisme subsistait, en principe ! J’emploie cette expression, parce que d’une part toute cette agitation était le fait d’une minorité, tant dans le clergé que la magistrature, et que bien au delà de la question doctrinale soulevée par la bulle Unigenitus les uns et les autres défendaient avec âpreté des positions qui n’avaient rien à voir avec la polémique sur la grâce efficace !
IV Les raisons de l’opposition du clergé et du Parlement
Les luttes provoquées par l’affaire de l’Unigenitus avaient révélé une nouvelle manière de penser les relations Église / État, ainsi qu’une remise en cause de l’équilibre des pouvoirs dans l’Ancien régime. Un exemple : dès le début de la polémique, le refus des derniers sacrements aux personnes suspectées de jansénisme donna lieu aux agitations que je viens de décrire mais aussi provoqua la parution de traités extrêmement radicaux ! Qu’on en juge ! Dans « Lettres à un ecclésiastique sur la justice chrétienne et sur les moyens de la conserver ou de la réparer », parues en 1733, le père Pichon allait jusqu’à affirmer qu’un chrétien pouvait se contenter d’un examen de conscience, tout en communiant fréquemment. L’archevêque de Paris l’obligea à se rétracter et établit alors l’usage des billets de confession, ce qui élargissait les possibilités de refus des derniers sacrements.
Mais il y eut pire en matière d’écrits et il faut être reconnaissant à madame Catherine Maire de nous les signaler dans son incontournable ouvrage L’Église dans l’État.
Voyons tout d’abord l’ouvrage de Levesque de Burigny, membre de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres paru en 1720 (12). Il reconnaît une primauté de l’évêque de Rome de pure droit ecclésiastique, car selon lui Jésus Christ a laissé à l’Église le droit de choisir son chef. Le pape ne tient donc son autorité que du consentement des autres Églises. Il consent que le siège de cette autorité soit fixé à Rome, mais « il parait fort indifférent pour le bien de l’Église que le nom de ce premier siège soit exprimé par certaines lettres de l’alphabet plutôt que d’autres ». (13) Il rejette l’infaillibilité du pape : des évêques et des facultés de théologie peuvent le condamner. L’autorité suprême n’appartient qu’au « Concile général » et le pape n’a pas le monopole d’être le seul à pouvoir le convoquer. Le roi peut convoquer un concile national et les bulles pontificales doivent être avalisées par lui et enregistrées par le Parlement (c’était écrit dans le Concordat de Bologne de 1516). En matière fiscale, le prince a tout pouvoir sur son clergé, il ne le partage pas avec le pape.
L’autre ouvrage vient d’un bénédictin, l’abbé Petitdidier, il est dédié, en 1724, au pape Innocent XIII. Pour lui, l’infaillibilité du pape est une nécessité pour préserver l’unité des fidèles. Il ne veut pas entendre parler de majorité de voix pour accepter une vérité religieuse. Il évoque pour cela des conciles œcuméniques où l’on n’avait que la sixième partie des évêques du monde ! Il défend la notion de tradition ancienne d’infaillibilité du pape (le Concile de Chalcédoine en 451, s’était en grande partie fondé sur une lettre de Léon Ier pour définir le dogme des deux natures du Christ).
Ces deux écrits avaient le mérite de poser le problème, ou plutôt de le rappeler, car ce n’était pas la première fois que de telles thèses s’opposaient, mais aucune solution acceptable pour les parties en présence n’était acceptable et l’approche très laïque de la question montrait bien qu’on avait oublié ce qui faisait l’originalité du royaume de France : son lien particulier avec le Saint-Siège, qui par le sacre plaçait le roi au rang des évêques. – Il y avait donc fraternité épiscopale entre le roi et les évêques et bien sûr aussi le pape, mais dans des parties différentes du pouvoir spirituel, en respectant l’ordre hiérarchique de l’Église, par exemple la soumission du roi aux dogmes de l’Église catholique et son devoir de les défendre (serment du sacre).
– Quant au Parlement, il était composé de serviteurs du roi à qui il avait délégué l’exercice de la justice et le droit de vérifier la conformité de ses édits avec les lois fondamentales du royaume. Ils avaient acheté leur charge au roi, ce qui leur conférait une grande liberté, mais certainement pas celle de faire des lois ou de juger des dogmes de l’Église.
– Les guerres de religion ont commencé par rompre cet équilibre. C’est la royauté qui a sauvé l’unité du royaume et imposé la paix religieuse. Henri IV avait violé une partie du serment du sacre en faisant enregistrer l’Édit de Nantes, les magistrats ne s’étaient pas faits faute de le lui rappeler, tout comme le clergé catholique.
– Louis XIII et Louis XIV ont suivi son exemple malgré la mauvaise conduite de leurs sujets protestants qui atteint son paroxysme au siège de La Rochelle, mais il n’y avait plus de risque d’éclatement du royaume, et ce, toujours par le pouvoir royal.
– Répondant au vœu d’une grande majorité de français, Louis XIV rétablit l’unité religieuse, du moins juridiquement par l’édit de Fontainebleau en 1685, et c’était toujours le pouvoir royal seul qui s’imposait.
– Arrive l’affaire de la régale, le Parlement et l’Église s’en mêlent et conseillent mal le roi en le dressant inutilement contre le pape, et le roi doit reculer. Chacun avait joué sa partie, à cette différence près que le clergé et le Parlement n’ont eu comme seul souci que celui de rappeler leur existence au risque de provoquer des catastrophes.
– La bulle Unigenitus intervint alors au moment d’un règne que l’on sentait finissant ; alors, on allait sortir le grand jeu contre le roi. Sous prétexte de défendre ses pouvoirs, on l’opposait au pape, non pas sur le fond de l’affaire que veut régler l’Unigenitus mais sur la forme.
Déjà à la fin du règne de Louis XIV, la querelle sur la grâce n’intéressait plus les parlementaires. La seule chose qui les passionnait était le pouvoir de l’Église. Ils savaient bien que pour l’essentiel il était lié à celui du pape et la communion de cette Église avec Rome, et c’était la même chose pour le pouvoir du roi. Car à y regarder de près, les libertés de l’Église gallicane étaient liées au fait que le roi de France soit fils aîné de l’Église. Éloigner le pape de l’Église gallicane et du roi, c’était les affaiblir tous les deux.
Le Parlement pensait qu’il sortirait de ce combat en assemblée plus forte. Cela se révélera exact, à ceci près que l’assemblée qui se constituera aura comme premier soin de supprimer ce Parlement, parce que faisant partie d’un monde périmé à ses yeux : l’Ancien régime dont il faisait lui aussi partie !
V La philosophie des Lumières se prépare à écraser « l’Infâme »
Les adversaires de l’Église vont commencer par le « nerf de la guerre », l’argent ! L’initiative du ministre Machault d’Arnouville, à la fin de la guerre de succession d’Autriche, dans laquelle la France a été impliquée, l’oblige à trouver de l’argent car les caisses de l’état sont vides. En mai 1749, il propose l’impôt du vingtième qui doit toucher toutes les classes de la société, le clergé et la noblesse allaient donc être imposées. Et on allait surtout débattre des rapports entre l’Église et l’État, sous des angles politiques et économiques. Les représentants du clergé protestèrent immédiatement, arguant des exemptions précédentes, notamment la récente du « cinquantième » du duc de Bourbon.
Le 15 août 1749, seize archevêques et évêques préparèrent à Paris un mémoire à remettre au roi, en prévision de l’assemblée du clergé de 1750. Machault de son côté ne resta pas inactif, il fit publier quatre lettres De repugnate (avec l’aide de l’avocat Bargeton, récompensé, mais dont le nom ne figurait pas). L’archevêque de Sens déféra le texte au Conseil d’État qui en interdit la diffusion. Le livre était considéré comme présentant le clergé comme le corps le moins utile de la société ! Le 14 septembre 1750, l’assemblée du clergé y ajoutait douze censures d’évêques et le 25 janvier 1751, le pape Benoît XIV condamnait l’ouvrage anonyme de Bargeton et un autre livre anonyme « La voix du sage et du peuple », ce dernier petit texte (assez court) étant de Voltaire demeuré lui aussi anonyme.
Ce livre avait remporté un franc succès et fut imité. Ce qui était devenue une crise institutionnelle en même temps qu’une crise de l’Église suscita « l’intérêt » des hommes des lumières ! Je cite un excellent résumé de sa pensée qui utilise le problème fiscal que pose l’Église comme un prétexte : « Son véritable propos est de pousser la subordination de l’Église à l’État d’une manière radicale, sous l’égide d’un prince qu’il imagine philosophe. Car entre le prince chargé de l’ordre public et les philosophes qui n’ont “aucun intérêt particulier et qui ne parlent qu’en faveur de la raison et de l’intérêt public”, l’alliance est naturelle. Ils ont en commun de devoir s’opposer aux ecclésiastiques “querelleurs” dont le contexte français offre une illustration, avec ces deux types que Voltaire considère comme des “fous” : le janséniste, “réellement fou”, mais parce que “mauvais citoyen” et “rebelle”, et le moliniste, “un fou” plus doux… le remède est le perfectionnement de la raison… l’intérêt du prince est-il de l’encourager avec “l’esprit philosophique”… en se faisant d’un côté “maître absolu de toute police ecclésiastique” et en appuyant de l’autre côté ce qui contribue aux progrès de la raison, il pourra promouvoir “une morale pure et très utile aux hommes” en lieu et place des vaines disputes sur le dogme… dans cette perspective, Voltaire n’hésite pas à inciter son “prince philosophe” à abolir les vœux de religion afin de “rendre aux lois de la Nature les imprudents et les imprudentes qui se sont voués à l’extinction de l’espèce et qui ont fait un vœu fatal à la société”. » (14)
Fin juin 1751, Voltaire ira en Prusse achever son « Siècle de Louis XIV » ! Y apportera-t-il quelques corrections suite aux événements qui se produisaient en France ? On ne peut l’exclure, car il y a tout de même quelque incohérence entre le propos que résume très bien Catherine Maire et la modération dont il fit preuve dans son « Siècle de Louis XIV » concernant les biens de l’Église et la nécessité du maintien de sa communion avec Rome, pour ne s’en tenir qu’à ces deux points ! D’ailleurs par la suite, Voltaire ne cessera pas de s’attaquer à l’indépendance du clergé et « prophétiquement » (par rapport à ce qui se fera sous la Révolution) il rejettera le gallicanisme avec ses deux autorités, pour lui préférer l’Angleterre et la Russie où le prince est chef de l’Église !
Quand les jésuites seront chassés de France, Voltaire publiera son célèbre Cri des nations en 1769 pour saluer l’événement et je retiens surtout le « déplacement de sacralité » : Les ecclésiastiques n’ont pour lui plus rien de sacré, ce sont les magistrats qui le sont ; entendons par là ceux qui font les lois et leur donnent force, ainsi peuvent-ils seuls censurer des livres, et non l’Église ! L’Église n’a donc pas le pouvoir d’excommunier les « magistrats ». Pour lui, le refus des sacrements est scandaleux, car il trouble l’ordre public (et c’est quand on franchit cette ligne rouge que la liberté religieuse pose question). Et toujours à propos du refus des derniers sacrements qui agitait tant la France avec l’affaire janséniste, il écrit : « S’il était une religion qui enseignât de pareilles horreurs, elle devrait être proscrite de la société comme directement opposée au repos du genre humain. » (15)
VI « La grande et risible guerre entre le sacerdoce et la magistrature »
J’emprunte ce titre à un texte de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), un de nos auteurs les plus prolifiques et spirituels de cette triste période qu’il sut traverser, actif et en gardant sa tête après s’en être pris à Robespierre en pleine Convention ! Effectivement, il y eut quelque chose de risible, dans cette affaire où des hommes (les parlementaires), qui dans leur grande majorité manifestaient de moins en moins d’intérêt à la pratique religieuse et à la vie sacramentelle, allaient transformer en affaire d’État le refus de l’extrême onction. Car je précise que c’est de ce sacrement précis qu’il est question quand la lutte se déchaîne en 1749, et sur lequel plus tard Voltaire argumente, nous l’avons vu. Suite au refus du curé de Saint-Étienne du Mont d’administrer un janséniste notoire, le scandale éclata du côté des parlementaires qui se firent un devoir de suivre en nombre le corbillard et d’en appeler au roi, en brandissant le spectre du schisme !
Ainsi commença une guerre de procédure. Le parlement fit par exemple emprisonner le curé à la Conciergerie. Le roi le fit sortir, mais la bataille continua et l’archevêque de Paris fut lui-même assigné à comparaître, ce que le roi ne put éviter qu’en l’exilant à Conflans. Il fit appel au pape, qui était fort heureusement le pape Benoît XIV dont je reparlerai, qui connaissait bien « son monde » tant à Rome qu’à Paris, avec un « bémol » pour Voltaire… j’y reviendrai. Il fallut du temps pour mettre le texte au point qui aurait à subir l’épreuve de l’enregistrement. L’Encyclique Ex omnibus christiani orbis regionibus fut publiée le 16 octobre 1756.
Choiseul était ambassadeur à Rome et se préparait à de plus importantes fonctions, il exagéra donc son rôle dans cette affaire. C’est à ce moment aussi que l’abbé de Bernis, protégé de madame de Pompadour, entra en politique active à Versailles et eut la confiance du roi. Le texte papal était d’une grande habileté. Il maintenait l’Unigenitus en se gardant des écueils, il n’en faisait pas un « motu proprio », il précisait qu’il agissait à la demande du roi, que ce n’était pas « une règle de foi », car la non-obéissance à l’Unigenitus « met en péril le salut éternel » : L’expression est prudente ! Il ne parle que de « mise en péril » et surtout, il limite les refus de sacrements aux jansénistes notoires.
Mais cela n’amena pas la paix, en ce sens que le parlement refusa d’enregistrer, et les polémiques redoublèrent. Cependant ce texte du pape permit au roi de tenir un lit de justice le 13 décembre de cette même année et de faire enregistrer sa propre déclaration qui était à quelques mots près celle de pape, et par la même occasion d’ordonner à ses parlements d’arrêter de se mêler des affaires religieuses. Rien n’était effectivement réglé quant au fond, mais les positions étaient nettement marquées. Aller plus loin pour chaque partie pouvait avoir de graves conséquences, car la guerre de sept ans commençait avec l’Angleterre, et fomenter des troubles en pareille situation n’était pas sans danger. Par ailleurs, Bernis sût admirablement faire jouer ses talents de diplomate.
VII Les interventions de la papauté pendant cette période
C’est le cardinal Orsini qui succéda en 1724 à Innocent XIII, évoqué ici pour l’obtention du chapeau à Guillaume Dubois ; il allait prendre le nom de Benoît XIV tout d’abord, avant de revenir à XIII. Je signale cela pour montrer que même à cette époque le grand schisme avait laissé des traces. Benoît XIII n’était autre que Pedro de Luna, pape d’Avignon, qui s’était obstiné à garder sa charge, apparemment non sans raison, car il avait tout de même été reconnu par beaucoup d’États. Je renvoie à ce que j’ai écrit sur cette période.
En 1724, un saint homme comme le cardinal Orsini s’y perdait encore. Ce religieux dominicain fut un pape remarquable, maintenant avec habileté la ligne antijanséniste de ses prédécesseurs. Il veilla particulièrement aux mœurs du clergé. C’est lui qui, à la demande de Louis XV, créa cardinal André Hercule de Fleury le 11 septembre 1726. Le procès en béatification de ce pape fut lancé en 1931.
Le cardinal Lorenzo Corsini qui lui succéda en 1730 sous le nom de Clément XII était un homme instruit, né à Florence en 1652 dans le duché de Toscane. Il devint donc pape à l’âge de 78 ans, ce qui était très âgé pour l’époque. À partir de 1732, il devint presque aveugle et paralysé. Mais certains affirment qu’il avait conservé toute sa conscience jusqu’au bout. Soit ! C’est cependant le cardinal neveu Neri Maria Corsini, né en 1685, lui aussi à Florence, qui va gouverner pendant le pontificat, surtout à partir de 1732. Il avait été créé cardinal par son oncle en 1730. Il sera préfet du Tribunal Suprême de la Signature Apostolique et secrétaire de la Congrégation de l’Inquisition.
Or, Clément XII promulgua le 28 avril 1738 la bulle In eminenti apostolatus specula, condamnant l’appartenance à la franc-maçonnerie, société secrète qui était née officiellement en Angleterre en 1717 avec la formation de la Grande Loge de Londres. En réalité, cette forme « modernisée » de l’ancienne maçonnerie, dite opérative parce qu’ancienne corporation de constructeurs, existait depuis un siècle environ et le grand incendie de Londres de 1666, qui dura du 2 au 5 septembre détruisant une bonne partie de la ville, sera une occasion d’y faire venir beaucoup de maçons de toute l’Europe pour ce qui était devenu un immense chantier. Il y eut parmi eux des catholiques et des protestants qui fraternisèrent dans un royaume où les tensions religieuses demeuraient très vives.
Beaucoup par exemple imputeront l’incendie à un « complot papiste ». Jacques, le frère de Charles II Stuart, qui lui succéda, ne put se maintenir sur le trône. Dès qu’il eut de sa femme un garçon Jacques François, les nobles anglicans craignant l’établissement d’une dynastie catholique appelèrent Guillaume d’Orange, époux de Marie, fille de Charles II. Des deux côtés on ne voulut pas faire couler le sang et c’est ainsi que Jacques Il se réfugia en France en 1688, puis après une tentative de retour sur le trône par l’Irlande revint s’établir définitivement au château de Saint-Germain-en-Laye en 1691. II y amena aussi la franc-maçonnerie, les premières loges en France se réunirent à Saint-Germain. Leurs membres étaient tous catholiques et elles accueillirent sans difficultés les Français qui voulurent s’y affilier. L’anglomanie qui commençait à devenir très à la mode en France contribua pour beaucoup au succès de cette nouvelle organisation.
Jacques Il mourut en 1701. Louis XIV reconnut pour roi son fils Jacques François Edouard qui mena un soulèvement en Écosse en 1715, après l’accession au trône d’Angleterre de Georges Ier. Battu, il se réfugiera en Lorraine, puis en Avignon et finalement à Rome où il mourra. Une dernière tentative stuartiste échouera en 1745, mais il était clair que la cause des Stuart était perdue dès 1715, parce que l’Angleterre ne voulait pas du catholicisme.
La première loge fondée en France, Saint-Thomas, semble bien l’avoir été par Charles Radcliffe, comte de Derwentwater, en 1731, et ce n’est qu’en 1737 que le cardinal Fleury manifestera son hostilité à la franc-maçonnerie en interdisant les réunions, mais aussi en faisant entrer des indicateurs de police. Pourquoi cette hostilité et cet intérêt ?
Depuis le 4 janvier 1717, la France, l’Angleterre et les Provinces Unies avaient constitué la Triple-Alliance face à une menace de guerre de l’Espagne, qui deviendra bientôt la Quadruple Alliance avec l’adhésion de l’empereur Charles VI, à qui l’Espagne avait déclaré la guerre et avait commencé par lui prendre la Sardaigne. Rappelons aussi qu’à la suite d’une proclamation très violente contre le Régent, la France et l’Angleterre déclarèrent la guerre à l’Espagne. Cette affaire donna lieu à la conspiration du marquis de Pontcallec qui chercha à soulever la Bretagne avec l’aide des Espagnols. L’alliance franco-anglaise permit d’en finir vite dans l’été 1719. Les quatre principaux conspirateurs furent condamnés à mort et exécutés (16).
Cette première entente cordiale entre la France et l’Angleterre fut poursuivie jusqu’au long ministère de Fleury inclus, elle évita des guerres coûteuses et permit un relèvement spectaculaire du pays sur le plan économique. Fleury tenait à l’alliance anglaise parce qu’au moment où il gouvernait la France (et ce sera jusqu’en 1743), elle était nécessaire à la paix. Les loges maçonniques ne pouvaient lui apparaître en 1736 que comme des groupements stuartistes, dont la présence en France risquait de le fâcher avec la nouvelle dynastie des Hanovre, protestants, dont il était l’allié. D’où son inquiétude. Les enquêtes de police éliminèrent vite les soupçons de complots. Certes il y avait des stuartistes, mais aussi beaucoup de Français et non des moindres. En 1738, le grand-maître de la première Grande Loge de France est Louis de Pardaillan de Gondrin, fils légitime du marquis de Montespan et de son épouse qui sera la favorite de Louis XIV, notre homme était aussi duc d’Antin et avait deux demi-frères légitimés, le duc du Maine et le comte de Toulouse.
À cette époque, ni le roi ni Fleury ne considèrent la franc-maçonnerie comme un danger, beaucoup d’aristocrates s’y trouvaient, la police est en possession des rituels et des listes des membres, elle y avait ses propres observateurs. C’était plutôt une opportunité pour le gouvernement que de savoir où et quand on pouvait savoir ce qui se disait chez des gens importants. Aussi, quand paraitra la bulle de 1738, Fleury ne la présenta pas au parlement. Le texte pontifical ne donnait aucun motif, sinon celui du « secret ». Mais pour Fleury, il y avait longtemps qu’il était levé ! Le cardinal ne put ignorer non plus que le Saint-Siège n’était pas très heureux d’avoir comme grand-duc de Toscane, à la frontière de ses États, François de Lorraine depuis 1737, qui avait épousé Marie Thérèse héritière des Habsbourg en 1736, et qui serait probablement empereur (ce qui arriva). Il avait été reçu franc-maçon à la Haye par une délégation venue tout exprès d’Angleterre, vers 1730, et l’on sait d’une manière certaine qu’il fut élevé au grade de maître maçon en 1732 à Londres. L’année précédente, son futur beau-père, l’empereur Charles VI, l’avait fait vice-roi de Hongrie, l’avenir lui souriait et inquiétait Rome, soucieuse à juste titre de ses États trop entourés de princes puissants.
Le conclave qui va élire le cardinal Prospero Lambertini le 17 août 1740 comptera parmi les plus longs de l’histoire, six mois ; les politiques pèsent de tout leur poids et quand le nom de Lambertini sera prononcé par le cardinal de Tencin, l’élection n’interviendra qu’au 255e scrutin ! L’Église craignait pour sa liberté, et voyait ses territoires menacés, suite aux différentes guerres européennes. Benoît XIV était très conscient de la tendance grandissante des États à vouloir de plus en plus contrôler leur Église. Ce qu’il écrit au cardinal de Tencin le 9 juin 1751 éclaire sa démarche : « Le Saint Siège ne peut pas être gouverné, si celui qui le gouverne n’a pas soin de s’entendre avec le princes qui sont aujourd’hui » (17). C’est pourquoi il utilisa la voie concordataire en faisant de larges concessions aux États. Il rappelle que les synodes diocésains ne peuvent jamais empiéter le domaine du Souverain Pontife. Il s’inquiète du niveau intellectuel des prélats et de leur manque de discipline. Il veut dans l’ensemble une élévation de la culture théologique et juridique du clergé.
Ce pape, conservateur en matière de doctrine et de liturgie, fut un homme très ouvert au dialogue et curieux de son siècle. Il se tint constamment au courant des découvertes, il réhabilita Galilée. Il voulut bien échanger avec Voltaire dont il connaissait l’influence en France, mais je pense qu’il se fit « avoir » quand il le remercia de l’envoi de sa pièce Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, parue en 1743. Elle avait été jouée trois fois à Paris, car Voltaire en avait fait lui-même arrêter les représentations, tout simplement parce qu’il visait l’Église catholique et non le prophète de l’Islam, pour qui il manifestera plusieurs fois et par écrit de l’estime, voir son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Voltaire en envoyant sa pièce au Saint-Père lui avait demandé sa bénédiction. Il la reçut par un bref avec deux médailles d’or ! Or, dans une lettre de 1742, Voltaire avait écrit « Ma pièce représente, sous le nom de Mahomet, le prieur des Jacobins, mettant le poignard à la main de Jacques Clément. » (18)
Il renouvela la condamnation de la franc-maçonnerie de son prédécesseur par l’encyclique Providas romanorum le 18 mai 1751 ; il développait le motif du secret, sans considérations théologiques, mais ajoutait concernant la franc-maçonnerie une idée supplémentaire qui n’était pas nouvelle pour l’Église catholique et qu’on retrouvera jusqu’au vingtième siècle contre l’œcuménisme et le dialogue interreligieux. Je cite le texte pontifical : « dans ces sociétés et conventicules peuvent se rencontrer des hommes de n’importe quelle religion et n’importe quelle secte ; on imagine quels dommages cela pourrait causer à la pureté de la Religion catholique ». Pie XI développera considérablement cela, hors de tout contexte maçonnique, dans Mortalium Animos, le 6 janvier 1928. Ce texte bloquera tout mouvement œcuménique jusqu’à Pie XII. Cela dit, Pie XI tout comme Benoît XIV s’inquiétaient des conséquences bien réelles de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux, à savoir le relativisme et le syncrétisme, quand des discussions sur ces sujets se font indépendamment du Magistère de l’Église.
Il suffit de se rapporter à certaines mauvaises interprétations de Vatican II et des rencontres d’Assises. Je pense pouvoir dire qu’en ce qui concerne les loges maçonniques de 1751, les inquiétudes du pape n’étaient pas fondées, les discussions politiques et religieuses y étant interdites. Le roi ne présenta pas la bulle à l’enregistrement parlementaire. Il se serait peut-être en plus retrouvé devant une situation semblable à celle créée par l’Unigenitus. La papauté ne protesta pas. Il faudra attendre Pie VII et l’encyclique Ecclesiam a Jesu Christo du 13 septembre 1821 qui condamnait en fait les Carbonari… Je traiterai ce document plus loin.
Conclusion
Si le Parlement de Paris ne se vit plus présenter des bulles conflictuelles, il continua néanmoins à s’opposer au roi et des parlements de province l’imitèrent. Les refus d’enregistrer et les remontrances en tout genre devinrent de véritables machines d’obstruction au fonctionnement normal du pouvoir. Excédé, Louis XV se résolut à frapper un grand coup, en tenant un lit de justice le 3 mars 1766 pour rappeler les règles du pouvoir en France et bien situer le parlement par rapport au roi. Il fit lire un discours cinglant qui passa à la postérité sous le nom de « discours de la flagellation ». Mais le roi savait qu’il ne pourrait en rester là et n’avait plus aucune illusion sur ses magistrats. C’est peut-être une des raisons qui lui fit confier la garde des sceaux le 18 septembre 1768 à René Charles de Maupéou qui venait de prendre ses fonctions de chancelier deux jours auparavant. Le roi avait une confiance totale en lui et jusqu’à sa mort il ne sera jamais déçu.
Maupéou fut prudent, il attendit la disgrâce de Choiseul, favorable aux parlements, pour présenter en décembre 1770 un grand édit de réforme de la justice que bien évidemment le parlement refusa d’enregistrer. On tint comme d’habitude lit de justice pour l’enregistrement. Mais les magistrats ne s’inclinèrent pas, ce qui constituait une sorte de défi aux propos du roi de 1766. Dans la nuit du 19 au 20 janvier 1771, tous les magistrats du Parlement de Paris furent exilés sur leurs terres et leur charge confisquée. Une autre forme de justice allait les remplacer, qui aura l’avantage d’être gratuite et plus efficace. Le roi la soutiendra, mais mourra en 1774.
1) Jean-Christian Petitfils, Louis XV, Éditions Perrin, p. 37 et ss.
2) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 62
3) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 62
4) et 5) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 80
6) Catherine Maire, l’Église dans l’État, Éditions Gallimard, p. 58
7) Lucien Ceyssens, « Autour de la bulle Unigenitus : le cardinal Guillaume Dubois 1655-1723 », Revue des études augustiniennes No35 1989, pp. 151-170. Le père Ceyssens était un spécialiste du jansénisme et a enseigné à l’université Antonianum de Rome de 1934 à 1963. Il fait partie de ceux qui ont montré que beaucoup de théologiens accusés de jansénisme, à l’université de Louvain en particulier, n’étaient que des augustiniens voulant s’opposer au semi-pélagianisme ambiant. C’est très modestement mon avis.
8) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 153
9) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 174
10) Catherine Maire, op. cité, pp. 62-63
11) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 224
12) Catherine Maire, op. cité, p. 82
13) Catherine Maire, op. cité, p. 93
14) Catherine Maire, op. cité, p. 159
15) Catherine Maire, op. cité, p. 172
16) Jean-Christian Petitfils, op. cité, p. 88
17) Olivier Descamp, « Les clercs et les princes », Études et rencontres de l’école des Chartes Nº 41, pp. 309-322
18) Pierre Milza, Voltaire, Librairie Académique, Perrin 2007, p. 638