L’histoire de l’Église de la fin du XIXème et du début du XXème siècle nous a laissé une leçon amère que nous ne devrions pas oublier, pour ne pas répéter l’erreur qui en est à l’origine. Je parle du retard (ou plutôt du refus) de prendre acte des changements intervenus dans la société, et de la crise du Modernisme qui en fut la conséquence.
Qui a étudié – même de manière superficielle – cette période, sait quels dommages en ont résulté pour les uns et les autres, c’est-à-dire aussi bien pour l’Église que pour les soi-disant « modernistes ». L’absence de dialogue, d’une part, a poussé certains des modernistes les plus notoires vers des positions de plus en plus extrêmes et pour finir clairement hérétiques ; d’autre part, elle a privé l’Église d’énergies énormes, provoquant en son sein des déchirures et des souffrances sans fin, la menant à se replier toujours plus sur elle-même et la faisant rester à la traîne de son temps.
Le Concile Vatican II a été l’initiative prophétique permettant de rattraper le temps perdu. Il a entraîné un renouveau qu’il n’est certainement pas utile d’illustrer à nouveau ici. Plus que son contenu, ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la méthode qu’il a inaugurée, qui consiste à marcher dans l’histoire, aux côtés de l’humanité, en cherchant à discerner les signes des temps.
L’histoire et la vie de l’Église ne se sont pas arrêtées avec Vatican II. Veillons à ne pas en faire ce qui a été tenté avec le Concile de Trente, c’est-à-dire une ligne d’arrivée et un objectif inamovible. Si la vie de l’Église devait s’arrêter, ce serait pour elle comme une rivière arrivant à un barrage : elle se transforme inévitablement en bourbier ou en marais.
« Ne pensez pas », écrivait Origène au IIIème siècle, « qu’il suffit de se renouveler une fois ; il faut renouveler la nouveauté elle-même : « Ipsa novitas innovanda est[1] » ». Avant lui, le nouveau docteur de l’Église, saint Irénée, avait écrit : La vérité révélée « est telle un dépôt de grand prix renfermé dans un vase excellent, par l’action de l’Esprit Saint, elle rajeunit et fait rajeunir le vase même qui la contient[2] ». Le « vase » qui contient la vérité révélée est la tradition vivante de l’Église. Le « dépôt de grand prix » est avant tout l’Écriture, mais l’Écriture lue dans l’Église, qui est alors la définition la plus juste de la Tradition. L’Esprit est, par sa nature même, nouveauté. L’Apôtre exhorte les baptisés à servir Dieu « d’une façon nouvelle, celle de l’Esprit, et non plus à la façon ancienne, celle de la lettre de la Loi » (Rm 7, 6).
Non seulement la société ne s’est pas arrêtée au moment de Vatican II, mais elle a connu une accélération vertigineuse. Les changements qui se produisaient auparavant en un ou deux siècles se produisent maintenant en une décennie. Ce besoin de renouveau continu n’est rien d’autre que le besoin de conversion continue, qui s’étend du croyant individuel à l’Église tout entière dans sa composante humaine et historique. L’Ecclesia semper reformanda. Le vrai problème ne réside donc pas dans la nouveauté, mais plutôt dans la manière de l’aborder. Je m’explique. Toute nouveauté, tout changement est à la croisée des chemins ; deux voies opposées peuvent se présenter, soit celle du monde, soit celle de Dieu : soit la voie de la mort, soit la voie de la vie. La Didaché, un écrit rédigé du vivant d’au moins un des douze apôtres, expliquait déjà ces deux voies aux croyants.
Nous disposons désormais d’un moyen infaillible pour emprunter à chaque fois le chemin de la vie et de la lumière : l’Esprit Saint. C’est la certitude que Jésus a donnée aux apôtres avant de les quitter : « Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous » (Jn 14, 16). Et encore : « l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière » (Jn 16, 13). Il ne le fera pas en une fois, ni une fois pour toutes, mais au fur et à mesure des situations. Avant de les quitter définitivement, au moment de l’Ascension, le Ressuscité rassure à nouveau ses disciples sur l’assistance du Paraclet : « Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 8)
L’intention des cinq prédications de Carême que nous commençons aujourd’hui, en termes très simples, est précisément celle-ci : nous encourager à placer l’Esprit Saint au cœur de toute la vie de l’Église et, en particulier, en ce moment, au cœur des travaux synodaux. Reprendre, en d’autres termes, l’invitation pressante que le Ressuscité adresse, dans l’Apocalypse, à chacune des sept Églises d’Asie Mineure : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises ». (Ap 2, 7)
C’est d’ailleurs le seul moyen que j’ai pour ne pas rester moi-même complètement étranger à l’engagement actuel pour le Synode. Dans l’une de mes premières prédications à la Maison pontificale, il y a 43 ans, je disais en présence de saint Jean-Paul II : « J’ai continué à faire toute ma vie l’humble travail que je faisais quand j’étais enfant ». Et j’ai expliqué dans quel sens. Mes grands-parents maternels cultivaient, en métayage, une grande parcelle de terre vallonnée. En juin ou juillet, il y avait la récolte, tout à la main, à la faux, courbés sous le soleil. C’était un effort énorme. Mes petits cousins et moi étions chargés d’apporter constamment de l’eau à boire aux moissonneurs. Et c’est, disais-je alors, ce que j’ai continué à faire toute la suite de ma vie. Les moissonneurs ont changé, ce sont maintenant les ouvriers à la vigne du Seigneur, et l’eau a changé, qui est maintenant la Parole de Dieu. Un métier, le mien, beaucoup moins fatigant, à vrai dire, que celui des ouvriers des champs, mais aussi, je l’espère, utile et en quelque sorte nécessaire.
Dans cette première prédication, je me contenterai de reprendre la leçon qui nous vient de l’Église naissante. Je voudrais montrer, en d’autres termes, comment l’Esprit Saint a conduit les apôtres et la communauté chrétienne dans leurs premiers pas dans l’histoire. Lorsque Jean mit par écrit les paroles de Jésus que je viens de rappeler sur l’assistance du Paraclet, l’Église en avait déjà fait l’expérience pratique, et c’est précisément cette expérience, nous disent les exégètes, qui se reflète dans les paroles de l’évangéliste.
Les Actes des Apôtres nous montrent une Église qui est, pas à pas, « conduite par l’Esprit ». Cette conduite ne s’exerce pas seulement dans les grandes décisions, mais aussi dans les choses de moindre importance. Paul et Timothée veulent prêcher l’Évangile dans la province d’Asie, mais « le Saint-Esprit les en avait empêchés » ; ils se rendent en Bithynie, est-il écrit, « mais l’Esprit de Jésus s’y opposa » (Ac 16, 6 s.). On comprend, d’après ce qui suit, la raison de cette orientation pressante : l’Esprit Saint poussait ainsi l’Église naissante à quitter l’Asie et à entrer dans un nouveau continent, l’Europe (cf. Ac 16, 9). Paul va jusqu’à se qualifier, dans ses choix, de « prisonnier de l’Esprit » (Ac 20, 22).
Ce n’est pas un chemin droit et lisse que celui de l’Église naissante. La première grande crise est celle de l’admission des païens dans l’Église. Il n’est pas nécessaire d’en évoquer de nouveau le développement. Ce qui nous intéresse, c’est seulement de rappeler comment la crise est résolue. Pierre va chez Corneille et les païens ? C’est l’Esprit qui lui ordonne de le faire (cf. Ac 10, 19 ; 11, 12). Et comment est motivée et communiquée la décision prise par les apôtres à Jérusalem d’accueillir les païens dans la communauté, sans les obliger à la circoncision et à toute la législation mosaïque ? Elle est résolue par ces mots d’ouverture extraordinaires : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de… » (Ac 15, 28)
Il ne s’agit pas de faire de l’archéologie de l’Église, mais de remettre en lumière, encore et encore, le paradigme de tout choix ecclésial. Il n’est pas nécessaire de faire beaucoup d’efforts, en effet, pour voir l’analogie entre l’ouverture qui se fit vis-à-vis des païens à l’époque, et celle qui s’impose aujourd’hui aux laïcs, en particulier aux femmes, et à d’autres catégories de personnes. Cela vaut donc la peine de rappeler la motivation qui a poussé Pierre à surmonter sa perplexité et à baptiser Corneille et sa famille. Nous lisons dans les Actes :
Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la Parole. Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu. En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu. Pierre dit alors : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? » (Ac 10, 44-47)
Appelé à justifier sa conduite à Jérusalem, Pierre raconte ce qui s’est passé dans la maison de Corneille et conclut en disant :
« Alors je me suis rappelé la parole que le Seigneur avait dite : “Jean a baptisé avec l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés”. Et si Dieu leur a fait le même don qu’à nous, parce qu’ils ont cru au Seigneur Jésus Christ, qui étais-je, moi, pour empêcher l’action de Dieu ? » (Ac 11, 16-17)
Si nous regardons de près, c’est la même motivation qui a poussé les Pères du Concile Vatican II à redéfinir le rôle des laïcs dans l’Église, à savoir la doctrine des charismes. Nous connaissons bien le texte, mais il est toujours utile de le rappeler à notre mémoire :
Mais le même Esprit Saint ne se borne pas à sanctifier le Peuple de Dieu par les sacrements et les ministères, à le conduire et à lui donner l’ornement des vertus, il distribue aussi parmi les fidèles de tous ordres, « répartissant ses dons à son gré en chacun » (1 Co 12, 11), les grâces spéciales qui rendent apte et disponible pour assumer les diverses charges et offices utiles au renouvellement et au développement de l’Église, suivant ce qu’il est dit : « C’est toujours pour le bien commun que le don de l’Esprit se manifeste dans un homme » (1 Co 12, 7). Ces grâces, des plus éclatantes aux plus simples et aux plus largement diffusées, doivent être reçues avec action de grâce et apporter consolation[3].
Nous sommes devant la redécouverte de la nature non seulement hiérarchique, mais aussi charismatique de l’Église. Saint Jean-Paul II, dans Novo millennio ineunte (n° 45), l’a rendu encore plus explicite en définissant l’Église comme hiérarchie et comme koinonia. Dans une première lecture, la récente constitution sur la réforme de la Curie, Praedicate Evangelium (au-delà de tous les aspects juridiques et techniques sur lesquels je suis un parfait ignorant) m’a donné l’impression d’un pas en avant dans cette même direction, c’est-à-dire dans l’application du principe sanctionné par le Concile à un secteur particulier de l’Eglise qui est son gouvernement et à une plus grande implication dans celui-ci des laïcs et des femmes.
Mais nous devons maintenant faire un pas de plus. L’exemple de l’Église apostolique nous éclaire, non seulement sur les principes directeurs, c’est-à-dire sur la doctrine, mais aussi sur la pratique ecclésiale. Il nous dit que tout ne se résout pas par des décisions prises lors d’un synode, ou par un décret. Il est nécessaire de traduire ces décisions dans la pratique, ce que l’on appelle la « réception » des dogmes. Et cela requiert du temps, de la patience, du dialogue, de la tolérance ; parfois même des compromis. Lorsqu’il est fait dans l’Esprit Saint, le compromis n’est pas une capitulation, ou une réduction de la vérité, mais il est charité et obéissance aux situations. Que de patience et de tolérance Dieu a-t-il eu, après avoir donné le Décalogue à son peuple ! Que de temps a-t-il dû – et doit encore – attendre sa réception !
Dans toute l’affaire que nous venons de rappeler, Pierre apparaît clairement comme le médiateur entre Jacques et Paul, c’est-à-dire entre le souci de la continuité et celui de la nouveauté. Dans cette médiation, nous sommes témoins d’un incident qui peut nous être utile aussi aujourd’hui. L’incident est celui de Paul reprochant à Pierre à Antioche de faire preuve d’hypocrisie en évitant de s’asseoir à table avec des païens convertis. Nous entendons l’incident de sa voix vivante :
Mais quand Pierre est venu à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, parce qu’il était dans son tort. En effet, avant l’arrivée de quelques personnes de l’entourage de Jacques, Pierre prenait ses repas avec les fidèles d’origine païenne. Mais après leur arrivée, il prit l’habitude de se retirer et de se tenir à l’écart, par crainte de ceux qui étaient d’origine juive. (Ga 2, 11-12)
Les « conservateurs » de l’époque reprochaient à Pierre d’être allé trop loin en se rendant chez le païen Corneille ; Paul, lui, lui reproche de ne pas être allé assez loin. Paul est le saint que j’admire et que j’aime le plus. Mais dans ce cas, je suis convaincu qu’il s’est laissé emporter (ce n’est pas la seule fois !) par son tempérament de feu. Pierre n’a pas du tout péché par hypocrisie. La preuve en est que, à une autre occasion, Paul fera lui-même exactement ce que Pierre a fait à Antioche. À Lystre, il fait circoncire son compagnon Timothée « à cause » – est-il écrit – « des Juifs de la région » (Ac 16, 3), c’est-à-dire pour ne scandaliser personne. Aux Corinthiens, il écrit : « avec les Juifs, j’ai été comme un Juif, pour gagner les Juifs » (1 Co 9, 20) et dans l’Epître aux Romains, il recommande « d’aller à la rencontre de ceux qui ne sont pas encore arrivés à la liberté dont il jouit » (cf. Rm 14, 1s).
Le rôle de médiateur que Pierre a exercé entre les tendances opposées de Jacques et de Paul se poursuit chez ses successeurs. Certainement pas (et c’est un bien pour l’Église) de manière uniforme chez chacun d’entre eux, mais selon le charisme propre de chacun que l’Esprit Saint – et on suppose, les cardinaux sous sa conduite – ont jugé le plus nécessaire à un moment donné de l’histoire de l’Église.
Face aux événements et aux réalités politiques, sociales et ecclésiales, nous sommes enclins à nous aligner tout de suite d’un côté et à diaboliser l’autre, à désirer le triomphe de notre choix sur celui de nos adversaires. (Si une guerre éclate, chacun prie le même Dieu de donner la victoire à ses propres armées et d’anéantir celles de l’ennemi !). Je ne dis pas qu’il est interdit d’avoir des préférences, dans le domaine politique, social, théologique et ainsi de suite, ou qu’il est possible de ne pas en avoir. Nous ne devrions cependant jamais attendre de Dieu qu’il s’aligne de notre côté contre l’adversaire. Nous ne devrions pas non plus le demander à ceux qui nous gouvernent. C’est comme demander à un père de choisir entre deux de ses enfants ; comme si nous lui disions : « Choisis : soit moi, soit mon adversaire ; montre clairement de quel côté tu es ! » Dieu est avec tout le monde et n’est donc contre personne ! Il est le père de tous.
L’action de Pierre à Antioche – comme celle de Paul à Lystre – n’était pas une hypocrisie, mais une adaptation aux situations, c’est-à-dire le choix de ce qui, dans une situation donnée, favorise le plus grand bien de la communion. C’est sur ce point que je voudrais poursuivre et conclure cette première méditation, également parce que cela nous permet de passer de ce qui concerne l’Église universelle à ce qui concerne l’Église locale, voire sa propre communauté, famille, et la vie spirituelle de chacun de nous. (C’est ce que l’on attend, je pense, d’une méditation de Carême !).
Il y a une prérogative de Dieu dans la Bible que les Pères aimaient souligner : la synkatabasis, c’est-à-dire la condescendance. Pour saint Jean Chrysostome, c’est une sorte de clé de lecture de toute la Bible. Dans le Nouveau Testament, cette même prérogative de Dieu est exprimée par le terme de bénignité (chrestotes). La venue de Dieu dans la chair est considérée comme la manifestation suprême de la bonté de Dieu : « lorsque Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes » (Tite 3, 4).
La bénignité – aujourd’hui nous dirions aussi la courtoisie – est quelque chose de différent de la simple bonté ; c’est le fait d’être bon envers les autres. Dieu est bon en lui-même et il est bénin envers nous. C’est l’un des fruits de l’Esprit (Ga 5, 22) ; c’est une composante essentielle de la charité (1 Co 13, 4) et c’est l’indice d’une âme noble et supérieure. Il occupe une place centrale dans la parénèse apostolique. Nous lisons, par exemple, dans l’épître aux Colossiens :
Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés, aimés par lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonnés : faites de même. (Col 3, 12-13)
Cette année, nous célébrons le quatrième centenaire de la mort d’un saint qui a été un modèle exceptionnel de cette vertu, à une époque également marquée par d’âpres controverses, saint François de Sales. Nous devrions tous, dans l’Église, devenir « des salésiens » : un peu plus condescendants et tolérants, moins retranchés dans nos certitudes personnelles, conscients du nombre de fois où nous avons dû reconnaître que nous nous étions trompés sur une personne ou une situation, et combien de fois nous avons dû, nous aussi, nous adapter aux situations. Heureusement, dans nos relations ecclésiales, il n’y a pas – et il ne devrait jamais y avoir – cette propension à insulter et à vilipender l’adversaire que l’on voit dans certains débats politiques et qui fait tant de mal à la coexistence civile pacifique.
Il y a bien quelqu’un envers qui il est juste et approprié d’être intransigeant, mais ce quelqu’un, c’est moi-même. Nous sommes par nature enclins à être intransigeants avec les autres et indulgents avec nous-mêmes, alors que nous devrions nous proposer de faire exactement le contraire : stricts avec nous-mêmes, indulgents avec les autres. Cette proposition, si nous la prenons au sérieux, suffirait à elle seule à sanctifier notre Carême. Elle nous dispenserait de tout autre type de jeûne et nous disposerait à travailler plus fructueusement et plus sereinement dans tous les domaines de la vie de l’Église.
Un excellent exercice en ce sens consiste à être honnête, au tribunal de son propre cœur, avec la personne avec laquelle on est en désaccord. Lorsque je me rends compte que j’accuse quelqu’un en mon for intérieur, je dois faire attention à ne pas prendre immédiatement mon parti. Je dois arrêter de ressasser mes raisons comme quelqu’un qui mâche un chewing-gum, et essayer plutôt de me mettre à la place de l’autre personne pour comprendre ses raisons et ce qu’elle aurait aussi à me dire.
Cet exercice doit se faire non seulement vis-à-vis de la personne, mais aussi du courant de pensée avec lequel je suis en désaccord et de la solution qu’elle propose à un certain problème en discussion (au Synode ou ailleurs). Saint Thomas d’Aquin nous en donne un exemple : il fait précéder chacune de ses thèses des raisons de son adversaire, qu’il ne banalise ou ne ridiculise jamais, mais qu’il prend au sérieux et y répond par son « Sed contra », c’est-à-dire par les raisons qu’il considère les plus conformes à la foi et à la morale. Demandons-nous (et moi en premier) : faisons-nous ainsi nous aussi ?
Jésus dit : « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés […] Quoi ! tu regardes la paille dans l’œil de ton frère ; et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? » (Mt 7, 1-3) Peut-on vivre, se demande-t-on, sans jamais juger ? La capacité de juger ne fait-elle pas partie de notre structure mentale et n’est-elle pas un don de Dieu ? Dans l’écriture de Luc, le commandement de Jésus : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » est immédiatement suivi, comme pour rendre explicite le sens de ces paroles, par le commandement : « Ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). Il ne s’agit donc pas d’éliminer le jugement de notre cœur, mais plutôt d’enlever le poison de notre jugement ! C’est-à-dire la rancœur, la condamnation, l’ostracisme.
Un parent, un supérieur, un confesseur, un juge, toute personne qui a une quelconque responsabilité sur les autres, doit juger. Parfois, en effet, juger est précisément le type de service que l’on est appelé à exercer dans la société ou dans l’Église. La force de l’amour chrétien réside dans le fait qu’il est capable de changer le signe même du jugement et, d’un acte de non-amour, faire un acte d’amour. Non par nos propres forces, mais grâce à l’amour qui « a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » (Rm 5, 5)
Faisons nôtre, en conclusion, la très belle prière attribuée à saint François d’Assise. (Elle n’est peut-être pas sienne, mais elle reflète parfaitement son esprit) :
« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière. »
Et nous ajoutons :
Là où est la malignité, que je mette la bénignité.
Là où est l’amertume, que je mette la bonté !
[1] Cf. Origène, In Rom. 5, 8; PG 14, 1042.
[2] Saint Irénée, Adversus Haereses, III, 24, 1.
[3] Lumen Gentium, 12.