« Quinze ans après sa mort: Jean-Paul II, je t’écris »: ce témoignage de Giampaolo Mattei est publié par L’osservatore Romano en italien de ce jeudi 2 avril 2020, il évoque aussi le frère aîné de Karol Wojtyla, Edmund (1906-1932), jeune médecin mort après avoir soigné des malades atteints de scarlatine. Un exemple en ce temps de pandémie où tant de membres du personnel soignant payent de leur vie leur dévouement.
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Ce 2 avril, il y a quinze ans, j’ai perdu mon père pour la deuxième fois. Ce même jour de printemps. Vingt-deux ans plus tôt, j’avais perdu le père qui m’avait engendré dans la chair. Le 2 avril 2005, j’ai perdu le père qui m’a ré-engendré dans la foi. Je les ai perdus et je sais donc que je les ai à mes côtés. À jamais. Leur mort s’est produite autour de Pâques : le Lundi de Pâques 1983 et les premières vêpres du Dimanche in Albis 2005.
Pape Jean-Paul II, j’écris personnellement cette lettre pour toi. Avec l’humble prétention de parler un peu au nom de tous. En ajoutant aussitôt une autre présomption : que cette suggestion de regarder en nous aujourd’hui, justement à travers ton témoignage, serve réellement à faire de nous des personnes meilleures. Au moins un peu. Sinon, se souvenir de toi quinze ans après ta mort serait une occasion gâchée.
Père saint, je confesse tout de suite mon insuffisance : j’écris cette lettre pour toi sans me préoccuper de dire des choses exceptionnelles, mais seulement pour te dire merci, pour te dire que je t’ai aimé et que je t’aime. En réalité, je ne saurais pas vraiment quoi écrire pour raconter ne serait-ce qu’une miette de ton pontificat. Si, interviewer ceux qui t’ont connu de plus près ; ou même, ce serait intéressant aujourd’hui de faire parler vraiment n’importe qui, même quelqu’un sans titre ecclésiastique ou académique. En réalité, nous sommes tous tes reliques. Tu as été co-auteur, sur un long parcours, de la biographie de chacun de nous. Même de ceux qui sont plus éloignés de ta foi. Même de ceux qui, pour des raisons diverses, n’ont pas rencontré tes pas sur leur route.
J’accueille finalement la suggestion de mes collègues de la rédaction de L’Osservatore Romano et me voici, comme un fils, pour m’adresser à toi comme à mon père dans la foi. Qui plus est en cette heure dramatique en raison de la pandémie : mais je t’ai vu pleurer, sangloter, père saint, ce 22 mai 1995 dans ta Pologne, devant la pierre qui rappelle ton frère, le médecin Edmund, mort le 4 décembre 1932, en première ligne pour ne pas laisser seuls les malades frappés par l’épidémie de scarlatine, à l’hôpital de Biełsko-Biała où il était médecin adjoint. Il avait 26 ans.
Épidémie… on dirait une nouvelle de ce jour, Saint-Père. Et je reste convaincu qu’on ne peut pas comprendre ton témoignage personnel sur la valeur salvifique de la souffrance – le Seigneur t’a enlevé la capacité à marcher et à parler, deux de tes extraordinaires atouts – sans faire référence à Edmund. « Mon frère était un bon médecin et il avait le sens de l’humour », as-tu dit ce jour-là, en Pologne, pleurant à chaudes larmes, ému, parce qu’une pierre était dédiée à ton frère pour rappeler son témoignage héroïque de « médecin chrétien ».
Je reprends en main aujourd’hui de vieux carnets débordant de notes et des états d’âme que tu m’as fait vivre. Le feu de ces expériences de grâce brûle encore dans mon coeur parce qu’un pèlerinage, une rencontre, une audience de Pierre continue toujours. Cela ne se termine jamais. Le pape François l’a rappelé dans le livre qui contient son témoignage sur toi : Saint Jean-Paul II le Grand.
Saint-Père, je t’écris aujourd’hui parce que je veux rester encore un peu avec toi. J’ai tenté de raconter tes pas dans mille articles sur ton journal – et tu m’as enseigné ce que signifie travailler à L’Osservatore – mais maintenant chaque mot me semble « peu ». Inadéquat. Je découvre, en creusant en moi, que les seules paroles qui te sont adaptées, maintenant, qui me viennent droit du coeur, sont celles de la prière. Est-ce une erreur pour un journaliste ? Je ne pense pas. Ce sont les paroles de l’engagement à se convertir au Christ, à chaque instant de la vie. Ou au moins à essayer. Voilà ce que je t’écris maintenant sur mon carnet, comme au bon vieux temps, et que je reporterai ensuite sur mon téléphone portable.
Et je profite ouvertement, Saint-Père, de cette occasion de te parler. Je te demande de m’aider à être, en tant que chrétien, père de famille et journaliste, un homme. Un de tes gestes qui m’a marqué à jamais m’accompagne. Il y a de nombreuses années, en visitant la Maison Don de Marie, que tu as confiée à Mère Teresa au Vatican, tu m’as demandé si mon épouse était fâchée contre toi « à cause de l’excès de travail ». Tu avais vu, Saint-Père, l’anneau à mon doigt. Encore avant le mariage: « mais, alors, tu es encore seul… un séminariste! » Et tu riais. Et depuis, combien de fois – au cours des visites dans les paroisses romaines, les audiences ou lors de voyages – tu m’as regardé et, avec un sourire presque complice, tu as fait le geste d’enlever et de ré-enfiler ton anneau à ton doigt.
Oui, presque un message codé pour une catéchèse très pratique sur la valeur de l’anneau, sur la force, qui n’a pas d’échéance, de chaque sacrement. Saint-Père, par la suite, comme tu le sais, j’ai remplacé cet anneau des fiançailles par l’anneau nuptial. Je conserve le premier comme un signe et une bénédiction de ma vocation en famille. Et aussi comme ta relique.
Pendant dix-neuf ans, je t’ai suivi presque tous les jours. Parce que tu allais toujours à la rencontre des hommes, tu m’as fait parcourir des routes imprévisibles pour un habitué de la rue Marconi à la recherche de sa poésie dans la vie : des steppes du Kazakhstan aux pentes du Mont Ararat, devant le Saint-Suaire et en Terre Sainte, dans les « catacombes » ukrainiennes et dans ta maison à Wadowice, dans les bidonvilles de Calcutta, dans ceux du Biafra et parmi les ruines de la Bosnie et Herzégovine. Et, oui, même dans les chambres de l’hôpital Gemelli : au cours de ton dernier bout de chemin, j’ai presque vécu moi aussi dans cet hôpital, à demeure.
Tu m’as expédié à Calcutta pour les obsèques de mère Teresa « parce que tu l’interviewais toujours », m’as-tu dit. Et tu as béni, en traçant sur nous le signe de croix, cet article en provenance de « Moscou », tapé à la machine – c’était les moyens de l’époque et le rideau de fer n’avait pas du tout encore été supprimé – que j’avais envoyé par fax quand tu m’avais expressément demandé de « faire parler les témoins », surtout les jeunes de l’église Saint-Louis-des-Français qui était précisément devant la tristement célèbre Lubjanka, le siège du KGB. Je conserve cet article dactylographié. Lui aussi comme une relique.
En somme, père saint, tu m’as fait tutoyer une vocation qui, si j’y pense, me fait trembler les jambes. Je reconnais ma petitesse. Cette vocation – en famille et dans le journal du pape – je l’ai avalée d’un coup, en tentant de ne pas avoir peur. Comme tu l’as enseigné toi-même, dès le début : « N’ayez pas peur ! ». Et j’essaie de ne pas avoir peur, père saint, parce que je t’ai fait confiance, à toi qui faisais confiance à Dieu et à sa Mère avec ténacité : je m’en suis rendu compte lorsque je t’ai vu parler – honnêtement, au point de hausser le ton comme si tu étais en colère, en tapant du poing – face à l’icône de la Vierge de Kalwaria, qui t’es chère depuis ton enfance. Tu m’as témoigné qu’il faut que je lie mon travail, mon service avec ma vie. Et toi, maintenant, tu sais déjà où je veux en venir. Benedetta. Oui, ma fille. Elle aussi est une de tes reliques. Dès que tu as su qu’elle allait naître, après la messe célébrée à la Pentecôte à Rijeka, en Croatie, lors de ton centième voyage international, tu n’as jamais cessé d’être pour nous un père. Tu l’as été lorsque j’ai dû la baptiser moi-même, en urgence, dès sa venue au monde, avant une intervention chirurgicale très délicate. Elle était toute petite, mais elle l’a compris, elle aussi, lorsqu’arrivaient ces chocolats typiques de ton pays d’origine et cette boule de Noël sur laquelle était écrit : « Kraków ». Et est-ce que ce ne sont pas des reliques ?
Tu m’as dit que tu avais prié pour elle, ces jours-là, en regardant les neuf lettres qui composent son nom, écrites sur une feuille de papier que tu as gardée dans le tiroir du prie-Dieu de ta chapelle. Le dernier mot que tu m’aies adressé, d’une voix qui n’était désormais même plus une voix, le nom de ma fille : tout était là.
Tu nous avais laissés depuis quelques mois et, peut-être aussi pour cette raison, tu as été pour nous encore davantage un père lorsque Benedetta a affronté cette leucémie agressive. Ces jours-là, j’ai fait mémoire de tes paroles qui m’ont aidé : « Confie-toi aux saints que tu as connus pour qu’ils intercèdent et soient aux côtés des médecins ». De nouveau, la mission du médecin. De nouveau, le docteur Edmund Wojtyła. Tu nous as fait comprendre, père saint, qu’une fille atteinte du syndrome de Down et confrontée à l’expérience de la maladie n’est pas une fiche clinique. Elle n’est pas une erreur : Benedetta est parfaite, exactement telle qu’elle est. Le problème, c’est plutôt d’être digne de Benedetta : cela, je l’ai appris de toi. Voilà, tu as vraiment tissé la grande histoire de l’humanité, en toi, avec nos petites histoires.
Avec cette note : je m’aperçois qu’il est naturel de parler de vie, même quand on doit évoquer, comme aujourd’hui, la mort d’un pape. Et ceci, père saint, a peut-être été l’unique « erreur » que l’on ne pouvait vraiment pas « corriger » (allusion aux premières paroles du pape le soir de son élection : « Se mi sbaglio, mi corriggerrete », Si je me trompe, vous me corrigerez, ndlr).
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat