Première publication le 21 février 2025 par le Catholic Herald
Il est au moins indéniable qu’un nombre important d’intellectuels publics se découvrent un intérêt pour la foi chrétienne. Cet intérêt a conduit certains à une conversion totale (par exemple, dans les cas d’Ayaan Hirsi Ali, Niall Ferguson, ou Tammy Peterson). Pour d’autres (Jordan Peterson, Douglas Murray et Konstantin Kisin, pour n’en citer que quelques-uns), leur croyance reste plus évasive ; le christianisme est plus un geste vers lequel on s’oriente qu’une adhésion totale.
Cela n’a jamais été aussi clair que lors de la conférence de l’ARC (Alliance for Responsible Citizenship) qui s’est tenue à Londres du 17 au 19 février. Cette conférence, qui a rassemblé plus de quatre mille personnes venues du monde entier, était centrée sur la vision de renouveau de l’ARC, fondée sur la conviction que la civilisation occidentale est en déclin, mais animée par l’espoir que nous pouvons « reposer les fondations de notre civilisation ». Une mission qui ne manque pas d’ambition.
Dans son premier discours, Jordan Peterson a encouragé les participants à favoriser une « union authentique et mutuellement appréciable du conservatisme traditionnel et du libéralisme classique » contre l’hédonisme. Cela semble raisonnable pour une conférence dont l’objectif est de promouvoir une citoyenneté responsable. Mais comment y parvenir dans la pratique ? « Le sacrifice », a déclaré Peterson avec son sérieux habituel, est le seul moyen.
La suite fut un parfait exemple des forces et des limites du Christianisme culturel. Peterson a ponctué le reste de son discours de quasi aveux de la vérité de la foi chrétienne, tout en prenant soin, à chaque fois, de manquer de peu la cible. La « bibliothèque biblique », comme l’a appelée Peterson, est l’un des « textes fondateurs » des « sociétés occidentales libres », qui sert d’« études approfondies » sur la nécessité du sacrifice de soi pour le bien des générations futures.
Pour Peterson, le christianisme n’est pas un véritable mythe, comme l’a dit C. S. Lewis, mais un « méta-récit unificateur ». Il n’est donc pas surprenant que le « drame chrétien » du sacrifice ait été invoqué à de nombreuses reprises, mais que le Christ lui-même n’ait jamais été mentionné.
La rhétorique du « récit », bien que sans doute attrayante pour les non-chrétiens, risque d’obscurcir les vérités chrétiennes. « Le sacrifice le plus agréable à Dieu, conclut Peterson, est celui qui tend vers l’ultime. » Mais qu’en est-il du fait que le plus grand sacrifice était en fait le sacrifice de Dieu lui-même pour racheter l’humanité par l’incarnation du Christ ?
Peterson veut nous rassurer en nous disant que nous pouvons nous relever par nos propres moyens, transcender notre égoïsme et tendre la main vers « le divin ». La foi chrétienne nous enseigne que c’est Dieu qui, dans sa miséricorde, nous tend la main depuis le ciel. On ne peut pas reconstruire une civilisation par la seule force de la volonté. Nous avons besoin d’otium et de negotium, de prière et de travail acharné.
Pour être juste envers Peterson, il ne professe pas être chrétien, mais comme sa marque de christianisme culturel prend de l’ampleur, elle commence à déteindre sur ceux qui professent la foi. Par exemple, Ayaan Hirsi Ali est d’accord avec Peterson pour dire que le déclin de l’Occident est lié à l’affaiblissement du christianisme. « Mon message aujourd’hui, a-t-elle précisé le deuxième jour de la conférence, est de souligner que la citoyenneté responsable en Occident est indissociable de la morale Chrétienne.
J’ai beaucoup de respect pour Hirsi Ali, que je crois sincère dans sa conversion au christianisme. Cependant, sa déclaration soulève la question suivante : comment pouvons-nous adhérer à la « morale Chrétienne » sans croire à la vérité de l’histoire chrétienne ?
Mais, je peux entendre des gens comme Rod Dreher affirmer que l’ARC est une conférence sur la citoyenneté responsable, et non une retraite spirituelle. Pourquoi ne pouvons-nous pas travailler pour sauver la civilisation occidentale tout en sachant que ce n’est « pas la même chose que le salut » ? Pourquoi ne pouvons-nous pas rendre le christianisme acceptable pour un public plus large dans l’intérêt de la collaboration ? De ce point de vue, il n’y a rien de mal à ce que Peterson qualifie la vie du Christ de « méta-récit» ou que Hirsi Ali encourage un retour à la « morale Chrétienne ».
Je comprends leur point de vue. Mais le problème reste que le chemin qui mène du christianisme culturel à l’instrumentalisation de la foi chrétienne est tentant, court et insidieusement lisse. Nous devons rester prudents. « Les États-nations », poursuit Hirsi Ali dans le même discours, “ont besoin de la morale chrétienne” pour survivre. Qu’est-ce que cela signifie ? Les États doivent-ils encourager la fréquentation des églises ou rendre l’étude de la Bible obligatoire à l’école ? Devons-nous même croire au Christ ou suffit-il de trouver son histoire fascinante ? Et surtout, si un jour nous n’avons plus « besoin » du christianisme pour prospérer, sommes-nous censés le jeter aux oubliettes ?
Peterson, Hirsi Ali et bien d’autres orateurs de l’ARC ont raison, bien sûr, de souligner que l’Occident a été défini par la foi chrétienne. Je les félicite de l’avoir dit haut et fort, et leur succès est un signe encourageant que le christianisme est pris plus au sérieux dans le monde séculier. Je ne propose certainement pas que les chrétiens se retirent de la société, et je ne préconise pas non plus de travailler avec des sympathisants laïques de la foi Chrétienne pour atteindre des objectifs communs.
Nous ne devons pas perdre de vue le but de la vie chrétienne, la fin ultime pour laquelle nous avons été créés. Les chrétiens ont construit les premiers hôpitaux, les premières universités, les plus belles cathédrales. Comme l’a récemment affirmé Paul Kingsnorth, « les moines ont construit l’Occident, tout aussi sûrement que les soldats, et ils ont construit la partie la plus durable ».
En tant que chrétiens, nous croyons que nous avons été créés pour aimer et être aimés de Dieu. C’est notre telos, notre fin : Dieu. Nous construisons pour Lui. Si nous avons perdu quelque chose, c’est encore pour Lui que nous le restaurons et le renouvelons. Tout autre bien résultant de l’orientation de notre vie vers le Christ, même s’il est aussi noble que la renaissance de la civilisation occidentale, doit être accessoire. Nous ne pouvons tout simplement pas sauver un château qui s’écroule sans nourrir les âmes de ceux qui peinent à le réparer.
En fin de compte, la question est de savoir de quoi nous sommes citoyens. Si nous croyons vraiment que « notre citoyenneté est dans les cieux » (Philippiens 3:20), alors nous devons faire comprendre que la foi chrétienne n’est pas simplement utile, mais aussi vraie. Pour les Chrétiens, être des citoyens responsables signifie déclarer la vérité de la foi même lorsque nous travaillons avec les non-chrétiens pour de meilleures sociétés pendant que nous sommes sur terre.
Cela signifie également se rappeler l’importance de la prière et de s’abandonner à la volonté de Dieu. L’un des moments les plus saisissants de la conférence ARC a été celui où l’archevêque Angaelos, l’Archevêque Copte Orthodoxe de Londres, a incité l’auditoire à ne pas sous-estimer le pouvoir de la prière. Il a raison. Nous ne pouvons pas tout faire seuls. Nous n’avons pas seulement besoin de la morale Chrétienne pour reconstruire. Nous avons besoin du Christ lui-même : « Si le Seigneur ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain » (Psaume 127, 1).
Photo : Jordan Peterson s’adressant au public lors de la conférence inaugurale de l’Alliance 2023 pour une citoyenneté responsable (capture d’écran de la vidéo sur arcforum.com).