Saint-Louis des Invalides, emblème du rôle de l’Église catholique dans la République © wikimedia commons

Saint-Louis des Invalides, emblème du rôle de l’Église catholique dans la République © wikimedia commons

Une continuité enracinée dans l’histoire, Vatican II relu 60 ans plus tard

Dignitatis humanae, une déclaration sur la liberté religieuse, 2e partie

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À l’aune de la séparation de l’Église et de l’État en France, la question de la liberté religieuse prend une nouvelle tournure. Il ne s’agit plus pour l’Église catholique d’exiger à la société civile de respecter la seule vraie religion, mais d’assurer que les catholiques puissent pratiquer librement leur religion dans une République devenue aconfessionnelle. Ainsi, les expressions du Magistère vont évoluer au milieu des vicissitudes au début du 20e siècle pour aboutir dans la déclaration Dignitatis humanae.

 

Une laïcité apaisée

Malgré la mort brutale de Jules Ferry le 18 mars 1893, la laïcité de cette période demeura apaisée. En tant que président du Sénat, il avait salué l’encyclique de Léon XIII, Au milieu des sollicitudes du 16 février 1892. Il lui donna le nom de « ralliement ». Puis en 1898 éclata l’imprévisible scandale de l’affaire Dreyfus qui coupa la France en deux ! Après une période d’hésitation, les catholiques français, à part des hommes comme Léon Bloy, furent pour la grande majorité antidreyfusards. Ils devinrent aussi très antisémites, entraînés par l’Action française et sa revue créée fin 1898. Charles Maurras, partisan de la monarchie et très opposé au parlementarisme, participa au deuxième numéro du 1er août 1899. Ainsi augmenta l’opposition violente à la République et, en réaction, l’anticléricalisme reprit de plus belle.

Les élections d’avril-mai 1902 envoyèrent à la chambre des députés une majorité de ce qu’on appellera la « gauche ». Elle était en réalité très disparate, surtout sur les questions sociales, sauf dans l’anticléricalisme suite à l’affaire Dreyfus. Là encore, avec des nuances assez importantes quand on y réfléchit bien. Sur une assemblée de 589 sièges, le parti radical (indépendant) d’Émile Combes va arriver en tête avec 233 députés, suivi par d’autres radicaux appelés progressistes dirigés par Alexandre Ribot avec 127 députés. Les socialistes de Jean Jaurès n’eurent que 43 députés, partagés sur les modalités de séparation des Églises et de l’État.

Ce qui est intéressant de remarquer, c’est ce qu’il advint des catholiques « ralliés ». Soutenus par Léon XIII, ils avaient formé l’Action populaire sous la direction de Jacques Piou et d’Albert de Mun. Ils se proposaient de défendre la liberté religieuse et d’empêcher la séparation de l’Église et de l’État. Ils furent bien sûr combattus par la gauche. Mais aussi par une partie de la droite catholique conduite par Charles Maurras et Léon Daudet, qui leur reprochaient de s’être ralliés ! Ils n obtinrent que 89 députés, ce qui n’est pas si mauvais quand on est pris « en tenaille ».

Émile Combes et Pierre Waldeck-Rousseau

Un autre homme politique important, Pierre Waldeck-Rousseau, ne put pas jouer le rôle important qui aurait pu être le sien. Brillant avocat, il avait été remarqué par Jules Ferry et s’était lancé avec succès dans la politique. Il la quitta avec son maître en 1885 pour retourner à son cabinet qui prospéra encore plus. Le moment décisif de sa carrière arriva quand l’ancien sénateur Loubet, devenu président de la République, l’appela en 1899. Il le nomma président du conseil pour terminer l’affaire Dreyfus. Il réussit alors ce tour de force de constituer un gouvernement de Défense et d’Action républicaine, allant du général De Gallifet au socialiste Alexandre Millerand. En plus des fonctions de président du conseil des ministres, il tenait le portefeuille de l’intérieur de des cultes.

Ce gouvernement improbable fut le plus long de la IIIe République. Il sut tout pacifier, assuma « l’affaire », qui sera définitivement réglée par son successeur Combes, et ratifia les premières grandes lois sociales. Parmi elles, la loi sur les associations de 1901, qu’il n’entendait absolument pas utiliser contre l’Église. Aux élections dont nous parlons, il obtint 62 députés, ce qui le désignait pour présider ce bloc des gauches très disparate. N’étant pas majoritaire, il devait rechercher le compromis, ce qu’exigeait la situation. De plus son passé politique plaidait largement et positivement en sa faveur. Il avait l’entière confiance du président Loubet, ce qui n’était pas le cas de Combes. Waldeck accepta donc et devint président du conseil pour peu de temps, à cause de la maladie. Le 3 juin 1902, il démissionna, laissant la place à Émile Combes, et retrouva son siège au Sénat.

Quant à ce qu’on appellerait aujourd’hui l’extrême droite de Paul Déroulède, elle n’obtint que 35 députés.

Combes et certains de ses amis ne voulaient pas supprimer le Concordat, mais appliquer strictement les articles organiques. Autrement dit, il entendait placer l’Église sous l’entière dépendance de l’État. Il ajoutait non sans astuce que l’Église catholique avec qui la République avait signé le Concordat de 1801 n’était plus la même. Avec le vote de l’infaillibilité pontificale en 1870, il se sentit en droit de renforcer l’autorité de la République sur l’Église catholique. Il mit fin à la souplesse utilisée jusqu’à présent dans l’application des articles organiques. Ceci dit, Combes était suffisamment instruit en histoire et en théologie pour ne pas ignorer l’importance de l’Église. Ses deux thèses de doctorat ès lettres, dont une écrite en latin, portait sur Saint Thomas d’Aquin et Saint Bernard. Il passa ensuite une thèse de doctorat en médecine.

Alfred Loisy

Telles étaient les pensées de Combes à ses débuts de présidence du conseil à l’été 1902. Puis arriva un événement dont on ne parle pratiquement jamais, et cela est important pour le sujet qui nous préoccupe. Le 10 novembre 1902 parut un livre d’Alfred Loisy, L’Evangile de l’Eglise. L’ouvrage provoqua rapidement des controverses dont l’importance ne put échapper à Combes, puisqu’il était du « métier ». La publication allait de fait entraîner la grande querelle antimoderniste au sein du catholicisme. Ainsi Waldeck-Rousseau tenu au courant par un ami évêque, Mgr. Lucien Lacroix, était même entré en relation avec Rome pour essayer d’éviter une condamnation trop sévère.

Mais Léon XIII mourut en 1903 et, à la surprise générale, le cardinal Sarto, patriarche de Venise fut élu pape sous le nom de Pie X, le 4 août 1903. Il arrivait sur le siège de Pierre avec la réputation d’un pasteur, soucieux de la doctrine et de la liturgie (il a remis à l’honneur le chant grégorien). Il n’était ni un politique ni un diplomate. On lui conseillera de prendre comme collaborateur direct, le jeune cardinal espagnol Merry Del Val, qu’il nommera Secrétaire d’État. Si Combes ne souhaitait pas la rupture, nous l’avons dit, il montrait cependant qu’il ne ferait aucun cadeau à l’Église. Il interpréta de façon très restrictive de la loi de 1901 et fit fermer de nombreuses écoles religieuses. Au cours de la fin de l’année 1902, il chassa de nombreuses congrégations. L’élection du nouveau pape incita Combes à se livrer à différentes provocations. Merry Del Val répondit toujours, ce qui n’était peut-être pas la meilleure formule.

En juillet 1904, les relations diplomatiques furent rompues entre le Saint-Siège et la France. Le travail législatif pour séparer l’Église de l’État commença. Waldeck Rousseau étant décédé le 10 août 1904, il ne put participer aux débats, ce qui était regrettable. Le travail fut achevé par le vote de la loi du 9 décembre 1905. Pie X la condamna par l’encyclique Vehementer nos du 11 février 1906. Il est absolument nécessaire de bien connaître ce texte fondamental. Non seulement parce que la loi condamnée par ce pape est toujours en vigueur, mais encore parce que cette condamnation a été confirmée en 1924 par le pape Pie XI.

Dans son encyclique Maximam gravissimamque, Pie XI montre bien qu’au moment où il acceptait une partie de la loi, il tolérait (plutôt qu’il n’acceptait) cette structure administrative. Heureusement, la loi était adaptée à la nature de l’Église catholique, puisque les associations cultuelles ne pouvaient être que diocésaines pour les catholiques. Cela ne portait donc pas atteinte à la structure hiérarchique de l’Église. Il condamnait néanmoins, comme son bienheureux prédécesseur, la philosophie qui sous-tendait celle loi.

Vehementer nos

Une première chose à retenir est le jugement de saint Pie X sur la séparation de l’Église et de l’État. Il la décrit comme « un événement des plus graves sans doute que celui-là ; événement que tous les bons esprits doivent déplorer, car il est aussi funeste à la société civile qu’à la religion… » Dans un paragraphe intitulé « Les attentats passés », le pape montre que les évêques pouvaient s’attendre à cet acte d’hostilité grave qu’est la séparation. S’il donne comme exemple la législation sur le divorce, il ne critique pas les articles organiques du Concordat de 1801. Pourtant, le Saint-Siège ne les avait jamais acceptés. La stricte application par Combes constituait, à ce moment même, la cause majeure de la séparation. Or, ce sont ces articles organiques qui instituaient la liberté religieuse des protestants et des juifs à égalité avec les catholiques.

Dans le chapitre « Fausseté du principe de la séparation », Pie X rappelle que Dieu est en définitive « le fondateur des sociétés humaines. » Il est donc par excellence celui qui « … les conserve dans l’existence comme il nous soutient. Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social pour l’honorer. » Il voit dans la séparation une limitation de l’État au domaine matériel, alors que celui-ci doit apporter sa contribution morale pour aider à atteindre la béatitude éternelle. Il reprend l’argumentation de Léon XIII dont nous avons parlé et cite Immortale Dei de 1885. Dans ce qui suit, la séparation est qualifiée « particulièrement funeste et injuste en France ». Le pape ne rappelle que les liens historiques particuliers entre la papauté et la France. Il est grave de rompre un traité d’une manière unilatérale. Dans ce qu’il appelle « Aggravation de l’injure », le Saint-Père relève la rapidité avec laquelle le gouvernement français a agi, sans vraies négociations préalables.

Dans la partie « Injustice et périls des dispositions de la loi examinée en détail. Associations cultuelles », le pape s’attaque au problème de fond. Les hommes politiques de cette époque qui étaient pour la majorité cultivés, , se moquent sciemment de l’Église. Ils lui proposent une organisation formée d’associations cultuelles, prétendant introduire des principes démocratiques. Étant de droit divin, l’Église ne peut être que hiérarchique : l’autorité vient d’en haut. Pie X demande aux évêques de résister à cette loi, mais avec douceur. Au peuple catholique de France, le pape demande de rester uni dans son combat contre « les sectes impies qui veulent la déchristianisation de la France ». Il inscrit ses conseils dans une perspective d’unité. Cela reste toujours valable devant les agressions d’une certaine modernité. En effet, beaucoup de défaites catholiques d’aujourd’hui sont liées à la désunion de ceux qui veulent résister.

À aucun moment il ne traite de la liberté religieuse. En reprenant les condamnations de Grégoire XVI, Pie IX et Léon XIII, il exprime simplement des craintes pour la liberté de l’Église catholique qu’il sent menacée. Et il faut toujours se souvenir du moment où se tient le concile Vatican II : La liberté de l’Église est effectivement très limitée par les régimes communistes de l’époque. La revendication de liberté religieuse vise donc les États et non l’Église.

Unique et vraie religion

Cet « angle d’attaque » est bien précisé au §1 de Dignitatis humanae : « Cette exigence de liberté dans la société humaine regarde principalement ce qui est l’apanage de l’esprit humain, et, au premier chef, ce qui concerne le libre exercice de la religion dans la société. » Comme cela a été rappelé au début, le Concile déclare que « scrutant la tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Église, il tire du neuf en constant accord avec le vieux. » (ibid.) Et immédiatement le texte rappelle la révélation capitale de Dieu au genre humain avec ces mots très forts : « Cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Église catholique et apostolique à qui le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître à tous les hommes… » (ibid., faisant référence à Matthieu 28,19-20).

Est précisé ensuite que « tous les hommes … sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ; et quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles … ce double devoir concerne la conscience de l’homme et l’oblige » (tangere ac vincire). Et encore : « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. » C’est l’action souveraine de la grâce sur l’homme qui est ici exprimée. Elle paraîtrait mieux, dans toute la force qui lui est particulière, avec une traduction plus précise de tangere (toucher) et de vincire (lier, enchaîner) (1). Cela dit, le Concile avait parfaitement eu conscience qu’il serait mal compris puisqu’il précise quelques lignes plus loin que la liberté religieuse « ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l’homme et des associations à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ. »

Il est donc bien clair qu’il n’y a qu’une seule vraie religion, et une unique Église. Et il faut encore une fois rappeler que l’expression « subsistit in », que nous avions lue déjà dans la constitution Lumen Gentium (2) §8 Ed. Centurion, pp. 23-24), s’applique à l’unique Église du Christ. Elle marque son lien à l’Église catholique « gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui. » Nous l’avons retrouvé dans ce passage à propos de « l’unique et vraie religion » :la liberté ne diminue en rien cette vérité traditionnelle et séculaire selon laquelle l’Église catholique est la seule Église où l’on trouve l’Église du Christ dans sa plénitude. Il faut regretter ici la traduction littérale de l’expression latine, erreur qui n’avait pas été commise pour Lumen Gentium. « Trouver » est plus fort et dynamique que « subsiste dans », et plus vrai théologiquement que « être ». Si on avait employé, ce que les opposants à Vatican II auraient voulu, le verbe « être », on aurait assigné au Christ et à sa présence, des limites. Cela ne saurait convenir quand bien même celles-ci découlaient de vénérables dogmes.

Comprenons bien les dogmes : Dans leur partie négative en démasquant une erreur sur le Christ et sa doctrine, constituent la vérité. Ne pas en tenir compte, c’est se placer dans l’erreur, hors de l’Église. Mais dans leur partie positive, ils expriment certes encore la vérité, mais pas toute la vérité ! Des mots humains, mêmes inspirés du Saint Esprit et authentifiés par le Magistère de l’Église, ne peuvent jamais exprimer la totalité des mystères de Dieu. Ici-bas, dans l’Église visible, nous connaissons comme dans un miroir, le face-à-face est réservé au royaume de Dieu (cf. 1 Corinthiens 13, 12). Le chapitre 25 de saint Matthieu aborde ce mystère d’une autre façon dans son récit du jugement dernier. Il y a des « sauvés » qui ignorent qu’ils ont nourri Jésus en donnant à manger à ceux qui avaient faim. Ils ne sont pas des chrétiens, lesquels n’auraient pu l’ignorer ! Or ces non-chrétiens sont sauvés, mais bien évidemment par le Christ.

La validité du baptême

Quant à la Tradition, elle aborde ce sujet autrement par la question de la validité du baptême conféré par des hérétiques. Saint Cyprien et les évêques d’Afrique du Nord les considéraient comme invalides, et le concile de Carthage de 256 adopta à l’unanimité cette position. Le pape Étienne (254-257) s’y opposa et ses successeurs poursuivirent cette position en insistant comme lui sur la nécessité de la prononciation de la formule trinitaire pour la validité du baptême. La mort des deux contestataires évita le schisme. L’affaire réapparut au temps de saint Augustin et de l’hérésie donatiste (2). La position romaine, soutenue par saint Augustin finit par l’emporter. Ce qui n’empêcha pas l’Église d’exiger la conversion de ces baptisés pour les admettre à l’eucharistie sans les rebaptiser. Hors de l’Église catholique, des personnes avaient donc reçu un vrai baptême. Les paroles de l’Église catholique, fidèles à celle du Christ, avaient été prononcées. Ainsi, le Christ avait conféré la grâce du baptême. Ces baptisés devaient néanmoins continuer leur voyage avec plus de difficultés que d’autres pour « trouver l’Église catholique ».

En conclusion, pour clore le débat, l’Église ne proclame pas le droit à la liberté religieuse pour les catholiques. Elle ne leur donne pas le droit de renoncer à l’être (3), puisqu’ils l’ont déjà par la loi civile. Ce qu’elle demande est qu’ils puissent l’exercer librement en tout ce que l’Église prescrit. Quant aux autres, il est évident qu’elle réclame pour eux la liberté religieuse afin qu’ils puissent devenir catholiques.

 

Notes :

1) Ces deux verbes latins correspondent à « toucher » et à « lier, enchaîner ». Traduire par concerner et obliger affaiblit l’ordre de conversion. Ce n’est pas la même chose que de dire « ce double devoir concerne la conscience des hommes et l’oblige » et « ce double devoir touche la conscience des hommes et la lie (la contraint) ».

2) Hérésie donatiste : au IVe siècle Donat faisait dépendre la validité des sacrements de la sainteté du ministre qui les confère.

3) L’apostasie est toujours une cause d’excommunication « latae sententiae ». On pourrait traduire, « excommunication automatique », au moment même où l’acte est commis, sans que l’Église ait besoin de le dire.

 

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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