Ce matin ont eu lieu les obsèques de M. Dominique Bernard, professeur de lettres, assassiné le 13 octobre lors d’une attaque terroriste au Lycée Gambetta à Arras (France).
La cérémonie s’est déroulée dans la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Vaast d’Arras en présence du couple Macron, de Gabriel Attal, ministre de l’Éducation nationale et de très nombreux anonymes. Après la lecture d’un passage de la première Épître de saint Paul aux Corinthiens sur la charité (1 Co 12, 31 – 13, 13) et de l’Évangile de saint Matthieu sur les Béatitudes (5, 1-12), Mgr Olivier Leborgne a prononcé l’homélie dont nous publions ci-dessous le texte dans son intégralité.
« Que nous est-il permis d’espérer ? » Cette question est l’une de celles que pose le philosophe Emmanuel Kant au principe de sa réflexion. Face au drame qui nous rassemble ce matin, elle nous traverse sans doute tous. Cette question, si j’ai bien compris, habitait Dominique Bernard. Il avait une très grande sensibilité à ce qui se vivait dans notre monde. Il s’inquiétait de l’évolution de l’éducation et de l’enseignement, ainsi que de l’avenir de notre société. Il a dû aider tant d’élèves à entrer dans cette question. La littérature, différemment de la philosophie mais tout autant, nous confronte aux grandes questions qui traversent la vie humaine.
« Que nous est-il permis d’espérer ? » La question est redoutable. Un homme, votre mari, votre père, votre fils, un professeur, votre collègue a été sauvagement assassiné dans une enceinte scolaire. Nous sommes tous abasourdis. Quand s’arrêtera donc la violence et la folie de ce monde ? Y sommes-nous irrémédiablement condamnés ? Elle semble comme une tornade qui ne cesse d’enfler et dont l’itinéraire est absolument imprévisible. Nous sommes dépouillés, démunis devant l’odieux et l’inacceptable. Et beaucoup sont traversés par la peur ou par une révolte qui ne semblent devoir trouver d’achèvement que dans la haine et la vengeance, ou la résignation et le repli sur soi.
« S’il me manque l’amour, je ne suis rien » déclare Saint Paul dans ce passage de la Bible que vous avez choisi, vous sa famille et ses proches, pour les obsèques de celui que vous aimez tant. Vous y avez tenu, au risque de l’incompréhension … N’est-il pas déplacé de parler d’amour au moment d’un tel drame ?
Et pourtant ! L’histoire le montre de manière constante : la haine qui répond à la haine, la violence qui répond à la violence, ce n’est toujours que plus de haine et de violence. Aucune mièvrerie derrière cela. Un constat jamais démenti. Je vous en supplie chers jeunes, chers amis ici présents, ne vous laissez pas égarer par ceux qui voudraient vous entrainer sur des chemins de destruction. Répondre à la barbarie par la barbarie, c’est donner raison à la barbarie.
Mais il y a plus à dire. De quoi parle donc exactement saint Paul dans ce texte ? Le mot amour, comme le mot Dieu, sont parmi les mots les plus galvaudés de notre vocabulaire. Ceux qui se réclament de Dieu pour justifier la violence trahissent odieusement le Dieu dont ils se réclament. Et serait-il vraiment dieu celui qui aurait besoin de la violence des violents pour s’imposer aux hommes ?
Il en est de même pour ceux qui mettent derrière le mot « amour » des comportements aliénants ou dégradants allant à l’encontre du respect de la dignité humaine. De quel amour parle donc St Paul ? Il a des propos d’une très grande force : « S’il me manque l’amour, je ne suis rien », déclare-t-il. Sans l’amour, nous ne sommes rien. Prise de position très claire : c’est d’aimer et d’être aimé qui fait la vérité de notre humanité. Ensuite, il ne précise aucun domaine particulier dans lequel s’exercerait cet amour, comme la vie amicale, conjugale ou familiale par exemple, mais il parle de l’amour au sens large. Et donc aussi de l’amour dans la vie éducative, associative, économique, politique.
Pour Paul, c’est très clair – et cela est décisif pour comprendre ces affirmations -, l’amour n’est pas d’abord une réalité affective, sensible ou romantique. L’amour est une détermination de la liberté qui s’engage pour le bien de l’autre, jusqu’au bien de tous et de la cité. A ce titre, il refuse toute complicité avec le mal. La justice qui permet de faire la vérité en est une composante indispensable, aussi bien celle devant laquelle l’assassin de Dominique devra rendre compte de ses actes, que celle qui est exigée dans la vie sociale ou les relations internationales. « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés », disait Jésus il y a quelques instants.
Et l’apôtre ne dit pas d’abord cela comme un penseur – même s’il est clair que Paul de Tarse a été l’un des grands intellectuels de son époque – mais parce qu’il l’a contemplé dans le visage du Christ. En Christ, Paul a rencontré la détermination de Dieu pour la vie de l’homme et son salut. Et il en a fait l’expérience. La foi chrétienne n’est pas une morale même si elle appelle un agir éthique déterminé, la foi chrétienne n’est pas une doctrine même si elle a besoin de mots et de concepts pour essayer de dire ce qui la définit et la met en mouvement. La foi chrétienne est une rencontre. Elle est un événement. Elle est l’expérience de l’amour sauveur de Dieu qui en Jésus s’engage définitivement pour l’homme. Il ne vient pas jouer notre vie à notre place mais ne reste pas pour autant extérieur à nos vies. Il vient partager notre vie jusque dans notre mort pour que nous partagions sa vie dans la puissance même de sa résurrection. Dès ici-bas.
Rien de magique. Pourtant tout est ouvert. Et réouvert quand la folie de la violence voudrait nous faire croire que plus rien n’est possible. Comme j’aimerais que chacun d’entre vous puisse également faire l’expérience qu’a faite saint Paul, cet amour plus fort que toute violence. Je le demande au Seigneur.
Cela prend une telle force pour Paul que cet amour devient la norme de sa foi. « J’aurais beau avoir la foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien », déclare-t-il encore.
Avec Saint Paul, je crois donc que l’amour est un engagement de la liberté. Je me souviens, c’était en classe de première au lycée public des Mureaux, notre professeur de littérature nous a fait lire, parmi les trois œuvres que nous devions présenter au baccalauréat, entre Jacques le Fataliste de Diderot et Les Faux Monnayeurs de Gide, Monsieur Ouine de Bernanos. Cela a été mon premier contact avec Bernanos que j’ai appris à connaitre depuis, que j’apprécie tant aujourd’hui, et que j’ai retrouvé dans le Pas-de-Calais, dans la vallée de Fressin, entre les villages de Torcy et Ambricourt. Monsieur Ouine. Monsieur « oui-non ». Quand quelqu’un se refuse à la liberté par son indétermination maladive. Quand quelqu’un se refuse à sa propre humanité par la confusion entretenue et l’absence du courage de la vérité. L’œuvre d’éducation, initie à la liberté, rend capable d’engagement. En cela, elle participe au mouvement décrit par Saint Paul, et nous relance sans cesse sur les chemins de l’espérance. Je voudrais encore redire toute ma gratitude aux enseignants.
Mais il y a sans doute encore un pas à faire. Georges Bernanos disait de l’espérance qu’elle est « un désespoir surmonté ». Impossible de naitre à l’espérance sans mourir à ses illusions. Comme cela est difficile ! Dominique le savait. Douloureusement. Pour espérer, il nous faut consentir à ce que le réel ne se plie pas à notre volonté, à ce que l’avenir ne s’identifie pas à nos rêves, à ce que les autres ne correspondent pas toujours à ce que nous attendons d’eux ou voudrions qu’ils soient. Consentir aussi – et c’est parfois le plus difficile – à ne pas être celui ou celle que nous voudrions être. L’espérance exige que nous quittions tout esprit de domination.
Mais voilà que dans ce dépouillement se donne à entendre autre chose. Aucune résignation. Paradoxalement, une force insoupçonnée.
« Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux » disait Jésus en ouverture des Béatitudes qui nous ont été proclamées tout à l’heure. C’est encore vous, ses proches et sa famille qui avez choisi ce texte. Celui qui consent à ne pas tout maîtriser, celui qui se dégage de la pulsion pour naître à son désir profond de justice, de vérité et de paix, celui qui se laisse brûler au feu vif de la charité, celui qui est capable de pleurer le mal du monde sans se croire plus fort et pourtant sans jamais s’y résigner, celui-là fera l’expérience d’une ouverture inattendue et souvent indicible, pourtant si puissante. Au cœur de sa vulnérabilité, il fera l’expérience d’une transcendance qui le traverse et l’habite. Peut-être même pourra-t-il lui donner son nom, y reconnaître un visage : celui-là même du Christ Jésus, vrai Dieu et vrai homme, mort et ressuscité. Il a tout assumé de notre humanité, jusqu’à la violence et la mort, pour que tout soit sauvé, récapitulé en lui et ressaisi dans l’amour de Dieu. Dans l’attente de cette plénitude, voilà que l’amour et la paix s’ouvrent comme une promesse : n’aie pas peur de tes peurs, laisse-moi y plonger, y venir dans la réalité-même de ma résurrection. Laisse-moi te réconcilier avec toi-même, te donner l’audace de la relation toujours à rechoisir et de la justice toujours à construire. Non plus un « tu dois », mais un « tu peux, je suis avec toi. »
En Christ Jésus, l’Église le croit, dans la grâce de sa mort et de sa résurrection et dans le don de l’Esprit Saint, il est toujours possible d’espérer. Que le Seigneur fasse de nous des hommes et des femmes d’espérance !
« La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’Espérance… Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’Espérance » Il est sans doute urgent de relire ces merveilleuses lignes de Charles Péguy, dans Le Mystère du Porche de la Deuxième Vertu.