Abbaye cistercienne de Port-Royal des Champs (auteur inconnu) © WikiCommons

Abbaye cistercienne de Port-Royal des Champs (auteur inconnu) © WikiCommons

La France, fille aînée de l’Église, 19e partie

Print Friendly, PDF & Email

Les grandes divisions religieuses au temps de Louis le Grand

Share this Entry
Print Friendly, PDF & Email

I Les relations avec le Saint-Siège au début du règne de Louis XIV

 

Elles demeurent excellentes et elles tiennent à un nom : Jules Mazarin, parrain de Louis XIV, héritier de la politique de Richelieu qui avait écrit dans son testament : « Si les rois sont obligés de respecter la tiare des Souverains Pontifes, ils le sont aussi de conserver la puissance de leur couronne ; mais il n’y a pas peu de difficultés de bien distinguer l’étendue et la subordination de ces deux puissances. En telle matière, il ne faut croire ni les gens du Palais, ni ceux qui, par un excès de zèle indiscret, se rendent ouvertement partisans de Rome. La raison veut qu’on entende les uns et les autres pour résoudre ensuite la difficulté par des personnes si doctes qu’elles ne puissent se tromper par ignorance ; et si sincères que ni les intérêts de l’État, ni ceux de Rome ne les puissent emporter contre la raison. » (1) Et le pape avait su apprécier le cardinal : Pour la prise de La Rochelle, il exulta et félicita le ministre.

 

Et dans le même temps, le pape fit adresser à Richelieu ses propres poèmes par le cardinal neveu, Antoine Barberini. Certains poèmes sont adressés aux princes chrétiens pour les inciter à la paix. Cet échange est significatif d’une entente et confiance entre ces deux hommes de lettres. Et elle va se montrer solide par la suite, quand la situation en Europe allait s’aggraver du fait du double jeu de la maison de Savoie. À partir de la chute de La Rochelle et de la pacification du sud de la France, il n’avait pas échappé à l’Espagne que la France avait les mains libres. Elle disposait même d’une armée en Italie. L’Espagne avait mobilisé alors sur les frontières et une armée impériale s’était retrouvée à la frontière vénitienne. Richelieu s’était prudemment préparé à intervenir en Italie en obtenant l’accord du roi. L’un et l’autre avaient à juste titre perdu toute confiance dans le duc de Savoie. Richelieu fit halte à Lyon chez son frère, archevêque de la ville le 29 décembre 1629, et c’est là qu’il fit la connaissance de Jules Mazarin, envoyé d’Urbain VIII, dont il n’avait jamais entendu parler et que le pape avait mandaté pour sauver la paix ; les deux hommes s’apprécièrent immédiatement quoique défendant des thèses opposées.

 

Richelieu voulait prendre Pignerol pour garder un accès sur l’Italie et il y arriva. Tout le monde fut ainsi pris de vitesse ! Y compris le pape qui, sans chercher à avantager quiconque, prêchait sincèrement la paix. Au bout d’une trêve qui expirait le 15 octobre 1630, les armées françaises et espagnoles étaient en route pour s’affronter. Le 26 octobre, la bataille allait s’engager quand on vit arriver un cavalier, agitant son chapeau, criant « Alto, pace ! », c’était Mazarin. Il apportait un accord négocié par Urbain VIII assez favorable à la France, qui remettait les territoires contestés de Mantoue au duc de Nevers, un Français, que l’empereur investirait. Le maréchal de la force qui commandait les Français se risqua à accepter, rapidement soutenu par Louis XIII et Richelieu, un traité fut signé quelques temps après. La France se verra ainsi céder à titre définitif Pignerol et Suse, le 28 octobre 1632 et retrouvera son alliance avec la Savoie.

 

Si le pape avait avantagé la France, c’était parce qu’il avait bien compris que l’ambition des Habsbourg constituait ce qu’il y avait de plus dangereux pour faire durer d’une manière sanglante la guerre de Trente Ans. Ni son nonce envoyé à Bologne, Pancirole, ni son neveu le cardinal Antoine Barberini n’avaient pu conclure. Il avait utilisé alors l’équivalent de « son père Joseph », Jules Mazarin, âgé seulement de 27 ans. Richelieu l’apprécia tellement qu’il le lui « emprunta » et le génie de Mazarin se manifesta en ceci : en servant l’un et l’autre, il n’en trahit aucun ! Urbain VIII enverra souvent Mazarin à Richelieu pour des missions de paix, car la Savoie trahissait à chaque occasion. Un jour, le cardinal présenta Mazarin à Louis XIII qui fut fort impressionné par l’habileté de l’envoyé pontifical. Aussi lui dit-il, certainement pour l’éprouver, tout le mal qu’il pensait du duc de Savoie, ses calculs, son double jeu. Mazarin eut la présence d’esprit de demeurer silencieux et il gagna la confiance du roi. (2)

 

C’est ce qui en fit le parrain du dauphin, le futur Louis XIV. Il sera nommé nonce à Paris de 1634 à 1635, puis légat à Avignon. À la mort du père Joseph que le roi voulait honorer de la pourpre, il demandera pour Mazarin le chapeau de cardinal, en 1639. Il n’avait reçu que le premier ordre mineur, la tonsure pour devenir chanoine du Latran, et il n’en recevra volontairement pas d’autres, refusant l’épiscopat. Il sera créé cardinal diacre le 16 décembre 1641, par Urbain VIII qui veillera toujours au maintien de bonnes relations entre la France et Rome. C’est ce qui poussera l’ambassadeur d’Espagne, Borgia, à insulter le pape en plein consistoire, en l’accusant de complicité avec le protestantisme, d’agressivité contre la maison d’Autriche et de vouloir envahir Naples avec les Français. Philippe IV se servit toujours avec une grande mauvaise foi de l’alliance franco-hollandaise (15 avril 1634) pour pousser le pape à agir contre la France (3). Mais Richelieu de son côté avait constamment reçu les ambassadeurs du pape avec amabilité et su les écouter.

 

Urbain VIII eut une réelle amitié et admiration pour notre cardinal. Voici ce qu’il écrivit sur le registre où il notait la mort des cardinaux : « Le 4 décembre est mort à Paris l’Eminentissime et Révérendissime Seigneur Armand du Plessis cardinal prêtre de Richelieu, français poitevin, homme si admirable tant par la sagesse dans les conseils, par ses vertus, par son heureuse fortune et si avant dans la faveur de son roi qu’il sut non seulement gagner mais conserver si bien que sous l’apparence de servir il domina longtemps et largement, et que nos annales seront glorieusement remplies de la célébrité de son nom.

Certes ce fut quelqu’un dont, s’il ne l’a pas dit, il est juste de dire qu’il était plus facile de l’envier que de l’imiter. Il avait été inscrit par Grégoire XVl le 22 septembre 1622 au nombre des pères qui portent le pourpre. » (4) Le pape distinguait ainsi un grand ministre français qui, comme son maître, voulait la paix, mais une paix solide et durable ! Et effectivement, le roi avait toujours tenu le plus grand compte des soucis du pape pour les populations, demandant aux princes protestants allemands, en novembre 1633, réparations pour les catholiques allemands, et ce sur les instances du cardinal Bichi. Richelieu s’opposera même plus tard à Gustave Adolphe sur ces mêmes questions. C’est un peu avant sa mort, le 4 décembre 1642, que le cardinal avait recommandé à Louis XIII de prendre Mazarin à son service.

 

Outre ses qualités personnelles, l’homme était Italien et connaissait parfaitement tous les rouages qui faisaient fonctionner la curie ; aussi avait-il construit tout un réseau de renseignements, dont le chef à Rome était l’abbé Benedetti. Il y aura deux conclaves de son vivant, 1644 et 1655. En 1644, l’élection du cardinal Pamphili (Innocent X), qui n’était pas le candidat de Mazarin parce que pro-espagnol, provoqua le rappel de l’ambassadeur de Saint-Chamond, qui était déjà sur place à la mort du pape, mais ce fut en fait à cause d’intrigues du cardinal Antoine Barberini (neveu du précédent pape) . Compte tenu de l’importance des cardinaux-neveux, il valait mieux changer d’ambassadeur. Mazarin était du « sérail » ne l’oublions pas ! Saint-Chamond de retour à Paris garda la confiance de Mazarin et devint même ministre d’État, ce qui lui donnait accès au conseil restreint du roi.

 

Pour le conclave de 1655, Mazarin, qui était très bien renseigné sur l’état de santé des papes, avait décidé d’envoyer assez rapidement Hugues de Lionne, car Innocent X, de plus, avait recueilli le cardinal de Retz après son évasion de la prison de Nantes en août 1654. Retz avait été un des principaux acteurs de la Fronde, rappelons-le. Cela n’avait pas surpris outre mesure Mazarin qui savait très bien que le pape le détestait, parce que c’était réciproque ! En effet, le principal ministre français avait tenté de se servir de l’exclusive pour empêcher son élection. Et pendant son pontificat, ce pape s’était efforcé de détruire tout ce qu’Urbain VIII, grand ami de la France, avait fait, il voulut même remettre en cause les traités de Westphalie qui avaient pourtant mis fin à la guerre de Trente Ans !

 

Mais ce pape eut la faiblesse de laisser prendre beaucoup d’importance à sa cour son envahissante belle-sœur, ce qui fit les délices de la propagande antipapiste, protestante et gallicane. Mazarin prévoyant qu’il était sur la fin, agit vite, mais négligea la météo ! Son ambassadeur, monsieur de Lionne partit de Paris en novembre 1654, mais n’arriva  à Rome que le 22 janvier 1655 à cause de violentes intempéries. Les portes du conclave étaient fermées depuis le 20 janvier ! Malgré cela, bien préparé sans doute par son maître et très probablement avec l’aide de l’abbé Benedetti, Lionne put communiquer avec les cardinaux français et leur faire savoir, pour qu’ils en informent les autres, que cette fois-ci, la France allait utiliser son droit d’exclusive, et… renoncer, deux jours avant l’élection assurée du cardinal Chigi, pour lui faire connaître que tout bien pesé l’exclusive contre lui était levée : Alexandre VII fut élu. Mais Lionne n’arriva pas pour autant à obtenir le procès du cardinal de Retz.

 

Louis XIV le rappela, lui maintint sa confiance et le nomma ministre. C’est l’inimitié du pape qui était seule en cause et Louis XIV y sera attentif surtout après 1661, quand à la mort de Mazarin il inaugura son pouvoir personnel. Et il n’observa pas toujours la diplomatie de son parrain et du maître à penser de celui-ci vis-à-vis du Saint-Siège ! Le pape commença par lui faire des difficultés sur l’application du Concordat de Bologne pour les provinces qu’il ne possédait pas à cette époque. Le 20 août 1663 eut lieu une bagarre entre gardes corses du pape et Français. Il y eut même un siège du Palais Farnèse, l’ambassadeur duc de Créqui et sa femme essuyèrent des coups de feu. Le pape ne prit pas de sanctions !

On avait tiré tout de même sur une ambassade et particulièrement sur l’ambassadeur et son épouse ! Le roi exigea des excuses et le châtiment des coupables ! Rien. Immédiatement, le roi rappela son ambassadeur, chassa le nonce de Paris et fit prononcer par le Parlement d’Aix le rattachement d’Avignon et du comtat venaissin à la France. Il fallut dix-huit mois au Saint-Siège pour signer un accord avec la France. Tout rentrait dans l’ordre, le Concordat de Bologne s’appliquerait dans tout le royaume, et le pape retrouvait ses terres d’Avignon et du comtat. Mais le « climat » d’entente amicale et affective avec la France avait changé. Mazarin et Richelieu tombaient dans l’oubli ! Pire, cela s’était produit en pleine crise religieuse !

 

 

II La question janséniste

 

Elle avait commencé à se poser en fait dès le règne précédent, quand Richelieu avait fait arrêter en 1638, l’abbé de Saint Cyran, confesseur des cisterciennes de Port Royal au Faubourg Saint Jacques. Et c’est pour des motifs purement religieux que le cardinal avait pris cette décision. S’en expliquant le soir même à Beaumont, son maître de chambre, il précisera « j’ai la conscience assurée d’avoir rendu service à l’Église et à l’État. On aurait remédié à bien des malheurs et des désordres si on avait fait emprisonner Luther et Calvin dès qu’ils commencèrent à dogmatiser » (5). L’abbé mourut en 1643, après être sorti de prison, mais son « relais » fut pris par la parution, cette même année, du traité « de la fréquente communion » d’Antoine Arnauld (frère de la Mère Angélique, supérieure des cisterciennes de Port Royal). Cette parution avait été précédée en 1640 de l’Augustinus, connu à Paris en 1641 de l’évêque d’Ypres, Cornelius Jansen, décédé. Mais on oublie souvent de dire que dès le 6 mars 1642, le pape Urbain VIII avait condamné ce livre (par la bulle In eminenti) et mis à l’index.

 

Curieusement, pendant un an, on considéra le texte pontifical comme un faux ! Et il semble bien que dès 1635-1638 on ait pu constater une influence janséniste par la baisse des communions dans l’Église de France. J’y vois encore la mauvaise foi gallicane prête à tout pour contrer le magistère papal. Parce que « l’on » voulait ignorer la condamnation du texte de Jansen, on polémiqua contre Arnauld et, comme il s’attaquait à Molina et aux jésuites, ceux-ci « ouvrirent la danse », ce qui alerta la Sorbonne. Celle-ci eut l’intelligence de ne s’attaquer qu’au texte de Jansen, l’Augustinus, et encore pas à tout, mais à certaines propositions qu’elle soumettait au Saint-Siège, parce que jugées hérétiques.

Elle obtint en mai 1653 d’Innocent X la bulle Cum occasionne qui condamnait, dans l’Augustinus, cinq propositions considérées comme hérétiques.

De quoi s’agissait-il au juste avec ce que l’on appelait jansénisme ? D’une réaffirmation très stricte de la doctrine du péché originel chez saint Augustin, comme la Réforme protestante l’avait fait un siècle plus tôt. Contre le moine Pélage, saint Augustin avait affirmé que le péché d’Adam l’avait privé, lui et sa descendance (l’entière humanité), de toute possibilité de conversion sans la grâce de Dieu. Ceux qui ne bénéficiaient pas du don de l’Esprit Saint ne pouvaient que se perdre avec ce qui leur restait de leur libre arbitre.

 

Certes l’Église de par les promesses du Christ disposaient de moyens de grâces pour sanctifier les pécheurs, mais les sacrements ne pouvaient agir au salut que par la puissance de la foi, elle-même don de l’Esprit Saint. Le sacrement produisait toujours ce pourquoi il avait été institué, la foi n’entrait en ligne de compte que pour l’effet produit chez le récipiendaire. Ces grandes affirmations augustiniennes sur la nature humaine soumise au péché originel et cependant placée devant l’espérance de la rédemption s’appuyaient sur des textes bibliques qui n’allaient pas ensemble sans se heurter. Comment par exemple concilier les textes sur la bonté de Dieu et sa volonté de sauver tous les hommes «  je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive ! », avec l’endurcissement du cœur humain menant à la damnation « j’endurcirai le cœur du Pharaon » ?

 

Ce fut tout l’art de la grande scolastique que de maintenir cet ensemble de vérités en ne prétendant pas lever tout le mystère. On s’imagina faire mieux en jouant sur les mots, avec l’excuse d’exposer avec plus de cohérence et de logique, en évacuant le mystère, et l’on atrophia alors la vérité pour tomber dans des extrêmes : l’affirmation d’une toute-puissance absolue de Dieu et d’une liberté totale de l’homme, et ce fut l’impasse ! La Réforme protestante voulut détruire ce perfectionnisme, construit sur des sophismes, mais en utilisa d’autres. Au lieu d’en revenir à ce qu’on avait prétendu vouloir perfectionner, la théologie thomiste du XIIIe siècle, elle crut, comme l’air du temps l’y poussait au XVIe siècle, qu’il était possible d’enjamber les siècles de Tradition qui la séparait de la Sainte-Écriture, oubliant que cette dernière était aussi le fruit d’une Tradition, tant pour ce qui précédait sa fixation par écrit que pour sa reconnaissance d’authenticité par la suite.

 

Le Concile de Trente avait constitué une magnifique réponse. C’est la conscience qu’en avaient des hommes comme Henri IV, Louis XIII, Richelieu, Mazarin, qui les poussa à ce que nous appelons tolérance vis-à-vis des protestants et ils y eurent quelques mérites. Mais, et c’était excusable à l’époque, on avait oublié que la philosophie avait joué un rôle important dans ces discordes, provoquant, par l’usage de mots auxquels on ne donnait pas le même sens, de faux accords et aussi de fausses oppositions. Dès 1580, des théologiens luthériens l’avaient écrit dans la Formule de Concorde. Tout n’était donc pas dit en 1580 ! Encore moins en 1640 !

 

C’est avec ces arrière-fonds historiques qu’il faut comprendre la parution de l’Augustinus. Quand Richelieu, après avoir fait arrêter Sait Cyran, évoquait Luther et Calvin, il ne citait pas ces noms au hasard. Saint Vincent de Paul qui avait entendu Saint Cyran s’était exprimé d’une manière analogue. Qu’on ait parlé de « calvinisme rebouilli » à propos du jansénisme n’avait donc rien d’étonnant, pas plus qu’on ne se fut inquiété de cette doctrine dans le public qu’à partir de l’ouvrage d’Arnauld « La fréquente » comme on le nommait en abrégé. L’Augustinus emmenait vers la haute dogmatique qui ne pouvait intéresser que des spécialistes.

 

Arnauld ramenait à une question de pratique quotidienne de piété : la fréquence de la communion. Et là aussi, quelques explications théologiques sont nécessaires pour comprendre. La réforme calviniste, tout en affirmant la présence réelle du Christ à partir d’une doctrine christologique soucieuse de maintenir la distinction des deux natures dans la personne du Christ, subordonnait à la foi du récipiendaire la communion au Corps glorieux du Christ à la droite du Père. D’où la nécessité d’une préparation pour « réveiller » la foi qui permettait d’accéder à ce Corps (et là, Calvin se distinguait autant de Luther et de Zwingli que des catholiques, donc aussi des jansénistes qui croyaient comme tous les catholiques à la transsubstantiation). La piété calvinienne concernant la participation à la Sainte Cène obligeait à une pratique religieuse sérieuse et à une morale stricte, sanctionnées par l’excommunication. Car même si ceux qui communiaient sans foi ne recevaient pour Calvin que du pain, ils « faisaient comme si », ils tombaient sous les censures de Jésus contre les pharisiens en se rendant coupables d’hypocrisie religieuse et pire, ils étaient objets de scandales pour ceux qui prenaient au sérieux les mêmes choses saintes que les autres rendaient profanes par leur manque de foi.

 

Dans « la fréquente », Arnauld, avec son exemple de la femme malade qui n’osait pas affronter Jésus de face par peur mais s’était résolue à ne toucher que la frange de son vêtement par derrière, montrait que pour lui l’attrition était insuffisante pour l’absolution, alors que l’ensemble de l’Église la considérait comme un chemin vers la contrition, état évidemment souhaitable pour arriver à l’absolution. Mais avant d’y arriver, on pouvait absoudre à la simple attrition, permettre ainsi la communion et les grâces qui en découlaient et par la direction de conscience faire progresser. C’était la voie catholique qui faisait autant confiance à « l’opus operatum » des sacrements qu’à la foi ! Arnauld, par sa trop grande rigueur, due à un augustinisme exacerbé, en arrivait de fait (et non volontairement) à minorer la grâce sacramentelle et par là même à réduire le message de miséricorde de l’Évangile.

 

Richelieu l’avait compris tout de suite, comme son ami le pape Urbain VIII ; et Mazarin, que le sujet ne passionnait pas outre mesure, avait suivi. Et ils avaient réagi au bon moment, quand le peuple chrétien était touché. Car cette doctrine était bien plus dangereuse que le protestantisme, elle avait le masque catholique, manifestait un grand attachement pour la messe (même si très peu de gens pouvaient participer à la communion), elle se réclamait de saint Augustin comme le Concile de Trente et ne niait pas, du moins en apparence, l’autorité du Magistère. Suite à différentes déclarations royales et épiscopales françaises, la bulle pontificale finit par avoir force de loi en mai 1655.  Mazarin avait réuni une assemblée d’évêques au Louvre le 9 mars 1654 pour exposer cette querelle religieuse, dont il confia à l’archevêque de Toulouse, Pierre de Marca, le soin de rédiger une lettre pour le pape, pour témoigner de la soumission doctrinale des évêques du royaume, tant des objections de formes s’étaient manifestées.

 

C’est à cette occasion que le pape s’adressa aux évêques assemblés à Paris par le bref Ex litteris le 29 septembre 1654, texte qui approuvait les conclusions de l’assemblée, acceptant la condamnation des cinq articles lesquels étaient bien de Jansenius. À la suite du décès du pape et de l’élection du nouveau, Alexandre VII, Mazarin convoqua une nouvelle assemblée d’évêques le 10 mai 1655, et les choses traînèrent à cause des désordres du diocèse de Paris, dont l’archevêque était réfugié à Rome : c’est l’affaire Retz, dont nous avons parlé. Compte tenu du comportement des vicaires généraux parisiens et de certaines grandes figures laïques du mouvement janséniste, Mazarin eut le sentiment d’un lien avec la Fronde qui venait de s’achever, et là les jansénistes devinrent vraiment des ennemis.

 

Mais Blaise Pascal entra en scène. Il avait vécu « sa nuit » de conversion. En décembre 1655, des miracles survinrent à Port Royal. En janvier 1656, la Sorbonne condamnait Antoine Arnauld sur la question de fait : oui les cinq propositions se trouvaient bien dans l’Augustinus. Le lendemain paraissait la première des dix-huit lettres provinciales de Pascal. Les Provinciales constituent une œuvre de génie, mais défendent-elles le jansénisme d’Arnauld, accusent-elles tout l’ordre des jésuites ou simplement le molinisme, ou exposent-elles la conception chrétienne de Pascal au sein des polémiques de son temps ? Une réponse positive à cette dernière question me semble le plus probable ! Pascal défend dans un cadre polémique (qui implique donc une certaine exagération des positions de l’adversaire ainsi que des amalgames) une juste doctrine de la grâce et dénonce une casuistique odieuse, loin d’être pratiquée par tous les jésuites, tous n’étant pas « molinistes » ! Mais Pascal, comme Racine, ne défendait que le bon côté de Port Royal qui était bien réel (6).

 

Rome avait parlé par la bulle Cum occasione et nous avons vu qu’elle avait été reçue comme exécutoire, même si les amis d’Arnauld et lui-même avaient exprimé leur accord avec la condamnation des cinq propositions par le pape, tout en affirmant qu’elles ne se trouvaient pas dans l’Augustinus (pure mauvaise foi parce qu’on pouvait très logiquement les déduire de l’ouvrage). Comme le laissaient prévoir les dernières discussions avec Innocent X, la bulle d’Alexandre VII Ad sacram Beati Petri Sedem, publiée à Rome le 7 novembre 1656, allait confirmer les actes d’Innocent X et sera enregistrée par le Parlement. On rédigea un formulaire à faire signer par tout le clergé, ce qui ne se fit pas sans mal. D’après les paroles mêmes du roi, Mazarin, juste avant de mourir, lui avait demandé de sévir avec autorité contre les jansénistes. Ce qu’il fera contre les évêques récalcitrants à la signature du formulaire, allant jusqu’à demander l’aide du pape. Mais à la mort d’Alexandre VII restaient encore quelques cas litigieux. Clément IX, son successeur, et le roi se virent alors reprocher de violer les libertés gallicanes. La situation était plus que délicate, mais grâce à ce pape qui pourtant ne régna que deux ans, une solution fut trouvée.

 

Quelques mots sur ce pape qui fut vraiment un saint homme : Il était ancien élève des jésuites, ce qui était excellent pour notre affaire, proche d’Urbain VIII avec qui il travailla et fut même Nonce en Espagne. Il savait tout de la France. Il était fin lettré, aux goûts artistiques sûrs, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir le souci des pauvres. Innocent X l’avait laissé dans l’ombre par haine de tout ce qui avait été proche des Barberini. Alexandre VII le fit rentrer en grâce, le créa cardinal en 1657, et en fit même son secrétaire d’État l’année même. Il avait tout suivi des affaires de France. C’est pourquoi, écrit fort justement Lavisse, il envoya à Paris un nouveau nonce, Bargellini, «  fin diplomate qui voulait se faire valoir à Rome et à Paris par le succès d’une négociation difficile. » (7) Et la « nouveauté » du personnage démontait de fait toutes les « constructions » faites ou prévues avec l’ancien par les deux partis.

 

Lionne, le Secrétaire d’État aux affaires étrangères, se mit à sa disposition (c’était un ancien ambassadeur à Rome). Il travaillera aussi avec Henri de Gondrin, archevêque de Sens, janséniste assagi, qui avait signé le formulaire et l’évêque de Laon dans le plus grand secret, avec instruction de tenir les jésuites à l’écart !  Après avoir vérifié l’entêtement des évêques français, la petite équipe se mit à l’œuvre pour rédiger une lettre au pape accompagnant bien sûr son formulaire signé. Cette lettre, écrit Lavisse était « si entortillée, que l’on ne pouvait discerner de quelle façon la signature aurait été donnée, si c’était pure et simpliciter ou non. Seul Mgr. Pavillon, évêque d’Alet, fit des difficultés en voulant changer des formules.

 

On employa les grands moyens. “Le nonce tenait absolument à cette formulation” lui fit-on comprendre, on “se jetait à ses genoux” et on “embaucha” même Arnauld qui lui fit valoir, non sans raison, que la paix de l’Église en France en dépendait et que la survie de Port Royal en serait la conséquence » (8). Et Mgr. Pavillon signa. Mais le bon diplomate qu’était monsieur de Lionne traduisit en français la formule papale « purement et simplement » par « sincèrement ». Et c’est ce qualificatif qu’utilisa ensuite le pape pour écrire aux quatre évêques signataires le 19 janvier 1669. Et la paix fut rétablie dans l’Église.

 

 

III La montée en puissance du gallicanisme : l’affaire de la Régale

 

Si par rapport aux autres souverains catholiques le roi de France exerçait une autorité particulière sur son clergé, il n’en n’avait pas pour autant un pouvoir doctrinal. Philippe le Bel dans son opposition à Boniface VIII ne l’a jamais prétendu. Louis XIV n’observa pas les mêmes réserves. Pourtant il avait fait appel au Magistère pour la question janséniste, tout en demeurant peu clair sur la réception des réponses. Le pape qui avait succédé à Clément X en 1676, le cardinal Benedetto Odelscalchi, avait 65 ans et avait commencé à travailler à la curie avec Urbain VIII. C’est Innocent X qui l’avait créé cardinal, alors qu’il n’était pas prêtre. Il sera nommé évêque de Novare en 1650 et fera preuve de grandes qualités pastorales, dans la ligne du Concile de Trente. Quand on parlera de lui comme papabile, le roi de France fera savoir son hostilité à ses cardinaux mais n’ira pas jusqu’à jeter l’exclusive. Il savait pourtant qu’il reprochait à la France son alliance avec les princes protestants et les Turcs.

 

Comment la Régale devint une « affaire » et qu’était-ce au juste ? « La Régale était le droit royal de percevoir les fruits du temporel et de nommer aux bénéfices épiscopaux, à la mort d’un évêque, jusqu’au moment où le successeur, institué et sacré, avait fait enregistrer son serment à la Chambre des comptes, ce qui était « la clôture de la Régale ». (9) Deux déclarations royales, du 10 avril 1673 et du 2 avril 1675, furent à l’origine de « l’affaire », car elles étendirent la Régale à tous les diocèses du royaume. Mais il faut quand même rappeler que le Parlement de Paris, dans un arrêt de 1608, avait déjà auparavant étendu le droit de Régale à tout le royaume, considérant qu’il faisait partie des droits de la couronne, « inaliénables et imprescriptibles ». Le roi ne fit que suivre sont Parlement, il ne pouvait faire autrement sur ce genre de questions. Deux évêques avaient protesté (jansénistes et ultra-gallicans), l’évêque d’Alet, toujours lui, et l’évêque de Pamiers.

 

Le pape Clement X, fort de son grand âge et de son expérience, avait ignoré volontairement cela. Mais les deux évêques récalcitrants excommunièrent les clercs de leur diocèse ayant bénéficié de cette mesure. Contredits par leur archevêque, ils firent appel à Rome et Innocent XI, lui, réagit par une suite de brefs adressés en vain à Louis XIV. Comme l’a bien expliqué le père Pierre Blet SJ (10), le roi essaya d’abord la voie diplomatique avec le cardinal d’Estrée, mais il échoua. Ce n’est qu’en 1681 que le roi convoqua une assemblée préparatoire de quarante-deux évêques pour célébrer une assemblée extraordinaire du clergé pour 1682, la laissant se « réunir à contre cœur » (11). On allait reprendre une discussion sur le pouvoir du pape, qui à l’époque n’avait pas de solution, ce que Louis XIV savait aussi bien que Bossuet. Là encore écoutons Lavisse : « S’il n’y a plus de conciles, qui donc définira la foi et condamnera l’hérésie ? Ce ne peut être que le pape ou le roi. Le roi n’ose, ni ne veut. Ce sera donc le pape ? Mais alors, il sera seul juge, l’infaillible juge. Le roi ne veut pas aller jusqu’à en convertir. Comment sortir du dilemme ? On n’en sortira pas. Louis XIV avait trop de bon sens pour ne pas comprendre combien il était périlleux d’entreprendre une exacte définitive du pouvoir pontifical. Aussi peut-on croire que ce ne fut pas de son plein gré qu’il s’engagea dans cette entreprise à l’occasion du droit de Régale. » (12) Et personnellement, je dirais très exactement la même chose de Bossuet qui fut très embarrassé d’avoir à se prononcer publiquement sur le sujet si controversé à l’époque du « partage de l’infaillibilité du Magistère de Pierre ». Certains ne le concentraient que sur l’évêque de Rome, d’autres le partageaient avec les autres évêques, et encore … avec toutes sortes de nuances ! Ainsi, quand beaucoup plus tard, en 1820, dans son traité du pape, Joseph de Maistre proposa l’infaillibilité telle qu’elle fut votée en 1870, il fut très critiqué, même à Rome, et ne fut pas suivi !

 

Pour se persuader de l’embarras de Bossuet, qu’on relise son sermon à l’assemblée (13), que notre historien qualifie « d’épopée embarrassée d’une plaidoirie médiocre. C’est aussi un document d’histoire … Il fait bien voir que le problème proposé à l’assemblée est insoluble. » (13) Le style est aussi grandiose que les subtilités pour éviter de froisser le pape et ce sera la même chose pour les quatre articles qui selon le père Blet devaient rester secret. Mais comme les jésuites autant que les jansénistes avaient intérêt à faire « brûler le torchon » entre Rome et Versailles, le texte devint public comme il fallait s’y attendre. Cela dit, les quatre articles rédigés par Bossuet ne sont pas aussi rudes que les résumés qu’on en donne. Je prends l’exemple du conciliarisme, parce que cette doctrine est la plus grave et la plus dangereuse pour le catholicisme. Quand Bossuet écrit  à l’article 4 « Quoique le pape ait la principale part dans les questions de foi et que tous ses décrets regardent toutes les Églises, et chaque Église en particulier, son jugement n’est pourtant pas irréformable, à moins que le consentement de l’Église n’intervienne. » Lavisse pose les bonnes questions, car, à l’époque le français était utilisé avec précision surtout par Bossuet. Qu’est-ce que « principale part » et « regardent » ? Et « le consentement de l’Église », de quelle façon, sous quelle forme ? (14).

 

Cela dit, au nom d’une telle assemblée, Bossuet ne pouvait écrire que cela. Et le pape ne pouvait que condamner. Mais ce pape qui venait d’entrer en fonction et qui était d’une grande intelligence sut rectifier dans les faits son intransigeance du début. Il avait fini par comprendre que Louis XIV ne romprait jamais avec lui et qu’il était important de le prendre au sérieux comme homme et comme roi. Et de cela d’ailleurs le pape avait besoin, le roi ne pouvant finalement être que son meilleur allié dans l’Église de France.

 

Aussi quand le pape entendit parler du désir de monsieur de Montespan de faire annuler, en cour de Rome, son mariage, pour adultère de sa femme avec le roi, il qualifia le projet de « ridicule et d’impertinent » (ce qui était canoniquement et politiquement juste). Au plus fort de la crise, ce même pape accorda les dispenses nécessaires à un jeune enfant naturel legitimé de Louis XIV pour obtenir des bénéfices ecclésiastiques, et le roi l’en remercia par écrit. Louis XIV avait finalement suivi les conseils de Mazarin, que lui-même tenait de Richelieu : ne jamais rompre avec Rome (15). Cela dit, tout ne fut pas de suite réglé ! Que l’assemblée du clergé ai donné en gros raison au roi sur la Régale, passe encore, mais les quatre articles eux ne passaient pas à Rome. Déjà, leur interprétation durcie circulait ; pire, le roi exigeait leur enseignement et leur approbation par les nouveaux promus. Le pape répondit par le refus d’investir canoniquement tous ceux qui avaient approuvé l’assemblée du clergé de 1682, comme tous ceux qui avaient signé les quatre articles. Aussi, en 1638, trente-cinq diocèses se trouvèrent sans évêques. Louis XIV va alors entreprendre toutes sortes de manœuvres de séduction pour plaire au pape, comme l’interdiction de tous les livres gallicans et même peut-être la révocation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau de 1685. Mais rien n’y fit ! Louis XIV prit Avignon et le comtat venaissin. On restait dans l’impasse. Le pape mourut le 12 août 1689.

 

Le roi courtisa le conclave et fit prendre des contacts avec le cardinal Ottoboni, sur les conseils de Colbert. Ce papabile ne fut pas avare de « réponses italiennes » vis-à-vis des Français qui rapidement ne jurèrent que par lui. Il fut élu sous le nom d’Alexandre VIII. Il était temps ! Le pape qui ne tarissait pas d’éloges sur le roi reçut le duc de Chaulnes qui lui annonça la restitution d’Avignon, ce qui n’empêcha pas le pape de proclamer qu’il préférerait quitter Rome « plutôt que de n’être pas maître absolu de tous les quartiers » (16) : Il montrait qu’il n’ignorait rien des projets extrémistes de l’entourage du roi. Des hommes comme le cardinal d’Estrée et Lavardin (qui s’étaient montrés partisans de solutions extrêmes contre le pape) revinrent immédiatement en France. Et le pape tout en multipliant les gestes amicaux en faveur de la France et du roi, sentant sa mort prochaine fit lire le 31 janvier 1691 à tous les cardinaux une bulle, qu’Innocent XI avait préparée en secret, qu’il venait de signer et qui fut publiée le même jour : elle annulait et cassait la déclaration des quatre articles !

 

Le nouveau pape, Innocent XII offrit alors une porte de sortie pour que les évêques français obtinssent leur investiture canonique : aller signer chez le nonce la formule suivante « Prosternés aux pieds de votre Sainteté, nous professons et nous déclarons que nous sommes extrêmement fâchés, et plus qu’on ne saurait dire, des choses faites dans l’assemblée de 1682 qui ont infiniment déplu à votre Sainteté et à ses prédécesseurs. En conséquence, tout ce qui, dans cette même assemblée, a pu être censé, décrété au sujet de la puissance ecclésiastique et de l’autorité du Saint-Siège, nous le regardons et nous estimons qu’il faut le regarder comme non décrété. En outre nous tenons pour non délibéré ce qui a pu être censé délibéré, au préjudice des droits de l’Église. » (17) Et le roi fit savoir publiquement son accord en renonçant à son édit de mars 1682 et en acceptant la pénitence publique.

 

En annexe se rajoute la querelle quiétiste. Elle est, à mon avis, liée aux polémiques sur la grâce qui ont très certainement exacerbé le mysticisme de certains de croyants, elle me semble aussi être une conséquence du flirt permanent du christianisme et du stoïcisme. Peu de gens étaient concernés par cette polémique, mais ils avaient quelque importance. Était-ce suffisant pour en déférer à Rome ? Je ne le crois pas. Savoir si l’abandon à la grâce divine pouvait aller jusqu’à mépriser l’usage des bonnes œuvres de sanctification, y compris son propre avenir dans l’au-delà, relève plus de la cure d’âme et de la direction de conscience que d’un jugement dogmatique général de l’Église. Mal conseillé, Louis XIV laissa Fénelon soumettre ses maximes à Rome, alors qu’en 1688 son inspirateur espagnol Miguel de Molinos avait été condamné à la prison à vie.

 

En 1699, Innocent XI désavoua Fénelon. Il est exact que le risque d’une telle forme de mystique, abandonnée à elle-même, peut conduire à négliger la pratique des sacrements, à oublier que Dieu ne veut pas nous sauver sans nous, que la prière est une nécessité primordiale et vitale de la vie chrétienne et qu’elle demande des efforts, s’opposant ainsi au quiétisme total. Bossuet avait théologiquement raison, mais la « rage théologique » contre Fénelon lui fit approuver un appel à Rome en parfaite contradiction avec son gallicanisme, qui fut mortel pour les mouvements mystiques qui auraient pu se révéler fort utiles au catholicisme au XVIIIe siècle contre les Lumières. Le roi de France et Bossuet auraient dû faire appel aux écrits de sainte Thérèse d’Avila, c’eût été plus constructif et édifiant qu’une condamnation pontificale !

 

 

IV Louis XIV et les protestants

 

Si l’on y regarde de près, il n’a fait que continuer la politique de ses prédécesseurs, en fonction de son époque. Celle-ci voyait triompher le catholicisme, parce que la doctrine du Concile de Trente s’imposait dans le monde catholique du royaume. On a pu même parler pour cette période d’une école française, ce qui est plus qu’intéressant pour un pays qui officiellement n’avait pas reçu ce concile. Mieux, de grandes polémiques avaient été portées à la connaissance du public instruit, opposant catholicisme et protestantisme : Je pense à ces grands moments d’affrontements théologiques que furent les échanges entre les pasteurs Jurieu et Claude avec Bossuet, ce dernier avait toujours été le plus brillant, on le reconnaissait lorsque je faisais mes études en Faculté de théologie protestante. Beaucoup de retours ou de conversions au catholicisme se produisirent, et ce, pas seulement pour plaire au roi !

 

Le père Yves Congar consacrera un très intéressant article sur “Turenne et la réunion des chrétiens” en 1976, dans la Revue histoire de l’Église de France, pages 309-329.  Les réunions contradictoires étaient nombreuses à Paris et annoncées. Entre 1660 et 1675, on parlait à propos des protestants des « frères errants ». Congar confirme bien que c’est la question de l’Eucharistie qui ébranla la foi réformée de Turenne (page 321), il estimait que les réformateurs avaient été trop radicaux (page 322). Il se convertira en 1668. Mais il ne fut pas suivi par autant de gens qu’on l’avait espéré. Avec du temps, François Bluche, dans son très intéressant Louis XIV estime que la France serait redevenue totalement catholique entre 1730 et 1760 (18). Mais la gloire, au sens noble du terme, du prince catholique que voulait être ce roi ne pouvait remettre l’unité religieuse après sa mort. D’où l’idée d’employer des méthodes dures pour rendre l’édit de Nantes rapidement inutile !

 

Il faut aussi rappeler à notre époque ignorante de la religion et de l’histoire que la question du salut qui fut une des causes du schisme protestant demeurait tout aussi importante un siècle plus tard. Rares étaient ceux qui pensaient qu’on pouvait obtenir son salut dans l’une ou l’autre forme du christianisme. Et tous les princes ou rois de droit divin croyaient au Jugement dernier, ainsi qu’aux grands comptes qu’ils auraient à rendre sur la manière dont ils avaient dirigé leurs sujets. Sur le protestantisme, la question était résolue en matière doctrinale. C’étaient les anathèmes du Concile de Trente pour ceux qui avaient suivi la Réforme. Le roi estimait, tout comme son entourage religieux, que depuis 1598 du temps avait été laissé aux membres de la religion prétendue réformée pour réfléchir sur les réformes faites par le Concile de Trente.

 

Leur obstination dans l’hérésie mettait en cause leur salut éternel et peut-être aussi celui de ceux qui les laissaient dans l’erreur. Il appartenait donc aux dirigeants catholiques qui savaient où était la vérité d’y conduire ceux qui dépendaient d’eux et de « les contraindre d’entrer » dans la seule véritable Église, quitte à perturber leur vie temporelle, qui n’était que peu de choses devant la vie éternelle. C’était, que cela plaise ou non, la pensée du temps et l’action de Louis XIV et des papes de ce temps ne peut être jugée qu’à partir de ces considérations, si du moins on veut comprendre ces moments d’histoire.

 

Mais ce n’est qu’une partie du problème, nous le verrons.

On va commencer par démolir des temples à la moindre occasion, envoyer des magistrats auprès des mourants pour arracher des conversions, interdire la métier de sage-femme aux protestantes. Dès le 18 mars 1681, on pratique le logement du soldat chez l’habitant protestant, prélude aux dragonnades ! Des « conversions » se produisent bien sûr, mais toujours pas autant qu’on le pensait. Certains intendants eurent alors l’idée de se faire valoir en donnant au roi les chiffres qu’il voulait obtenir. Les mesures vont alors s’accélérer pour diminuer les cultes protestants et multiplier les vexations en tout genre contre les gens de la Réforme. Cet ensemble ne fut certes pas glorieux ! Mais efficace pour des ralliements qui n’étaient que ce qu’ils étaient. Mais il sembla au souverain et à son entourage que cela avait abouti à un succès suffisant pour constater qu’il n’y avait plus de protestants en France.

 

Comme l’écrit François Bluche « l’édit de Fontainebleau, daté d’octobre 1685 et connu le 17, enregistré par le Parlement le 22, se présente en effet comme la consécration légale d’un “état de fait” puisqu’il n’y a plus de huguenots dans le royaume, la législation jadis octroyée en leur faveur n’a plus de raison d’être. » (19) Le culte protestant était interdit avec un ensemble de mesures très dures et surtout l’émigration était interdite sous peine de galères. Ce dernier point était contraire au principe admis à cette époque du « cujus regio ejus religio » qui impliquait le droit d’immigration et ne pouvait apparaître que comme contradictoire avec les motifs de la révocation : Il n’y avait plus de protestants en France ! Et de fait, il y eu assez rapidement 1450 condamnations aux galères et au moins 200.000 émigrés ! (20). Qu’on lise attentivement le chapitre que François Bluche consacre aux responsables de 1685 (21), et l’on verra que le roi fut pratiquement approuvé par tous : Le religieux primait sur le politique, les louanges faites au roi atteignant des sommets inimaginables.

 

Il faut cependant relever qu’Innocent XI avait donné au roi une petite leçon de politique vis-à-vis du protestantisme en pleine crise gallicane, en faisant savoir publiquement, en 1687 – et rapportée par Lavisse – « qu’il refuse de s’associer aux mesures maladroites ou provocatrices que la roi de France souffle sans scrupule à Jacques Il (secrètement revenu au catholicisme, en dépit de la volonté populaire et de la délicatesse préconisée par le Saint-Siège, ndlr.) et qui vont précipiter sa chute. » Quant à la lutte contre le protestantisme, là même il fait ses réserves. Sans blâmer formellement les coups terribles portés aux huguenots, il en blâme la façon. Il trouve incorrect que le roi ait fait faire par l’assemblée du clergé ou par son archevêque de Paris tranchant dit « “patriarche” des “expositions de la foi catholique destinées à compléter l’œuvre des dragons”. C’est “mettre la main à l’encensoir”. » Et puis « à quoi bon, dit-il, renverser tant de temples d’hérétiques dans un royaume où les évêques sont en train de devenir schismatiques ? » (22)

Je crois que ce pape parlait d’or, Louis XIV n’avait pas plus compris l’importance de l’anglicanisme en conseillant mal Jacques Il que le protestantisme français. Le pape Innocent XI l’avait dit on ne peut plus clairement. La France jouera un rôle important dans le retard de sa béatification qui n’interviendra qu’en 1956 grâce à Pie XII.

 

Que Louis XIV ait voulu s’attaquer au protestantisme et le réduire était dans la logique de ses prédécesseurs, de son époque et conforme à la mission du fils aîné de l’Église. Révoquer l’édit de Nantes pourquoi pas ? Mais la mesure est venue trop tôt et appliquée dans de mauvaises conditions. Qu’il ait interdit les cultes, même privés, il y était contraint ! Mais il devait laisser libre l’émigration, conforme aux promesses du sacre et au principe du « cujus regio ejus religio ». En ne le faisant pas, il dut laisser tout de même partir à l’étranger un nombre important de Français, constituant un Refuge international très hostile à la France ; il allait dresser contre lui une résistance de  protestants à l’intérieur du royaume, privés de l’éducation des pasteurs dès 1685, qui se révolteraient sans scrupule de conscience contre lui lors de la guerre dès Cévennes (1702), au moment où la France courait de grands dangers.

 

 

Conclusion. Ce qui advint de « la paix de l’Église de 1669 »

 

Elle avait servi à conserver l’unité catholique pour approuver la révocation de l’édit de Nantes en 1685, voire la condamnation du quiétisme, et encore… Car pour ce dernier épisode, on avait pu constater que l’opposition entre jésuites et jansénistes demeurait. Le jansénisme avait certes été condamné par Rome dans les conditions que nous avons vues. Mais en 1679, le pape Innocent XI qui ne « baissa jamais les bras » devant les prétentions de Louis XIV avait condamné soixante-seize propositions jugées laxistes dans les écrits de Suarès et autres champions de la casuistique jésuite. Il avait soutenu l’évêque de Pamiers, janséniste, dans l’affaire de la Régale, et était allé en 1684 jusqu’à interdire aux jésuites de recevoir des novices. Certains parlèrent alors de lui comme pape janséniste.

 

Le successeur, Alexandre VIII, ne prit aucune initiative dans ce domaine, mais son pontificat ne dura qu’un peu plus d’un an ! En revanche le pape qui prit sa suite, Innocent XII (1691), se montra lui-aussi tolérant en précisant par un bref de 1694 qu’on ne devait exiger dans la signature du formulaire rien d’autre que la condamnation des cinq propositions de l’Augustinus jugées hérétiques. Dans les deux partis, on pense alors que rien n’est terminé et des ambitions personnelles aidant, on pense pouvoir obtenir l’écrasement de l’autre.

 

Et c’est en 1701 que le parti janséniste passe à l’attaque en soumettant, en secret, un « cas de conscience » à l’archevêque de Paris, le cardinal de Noailles, homme pacifique et conciliant dans une défense réelle de la foi catholique. Il revenait à remettre en cause la présence des cinq propositions hérétiques dans l’Augustinus et quarante docteurs de Sorbonne avaient reçu le texte ! Il fut bien sûr édité, et ce fut le scandale. Immédiatement les adversaires du jansénisme saisirent de l’affaire le pape Clément XI. Louis XIV, qui veut en finir avec Port Royal, appuie cette intervention et veut même participer avec son conseil à l’élaboration du texte. Refus du pape, bien normal, car dans ces tractations réapparaissent les prétentions gallicanes. Non sans mal et beaucoup de patience avec la France, le pape publiera le 16 juillet 1705 la bulle Vineam Domini, qui, tout en défendant ses prédécesseurs, condamnait de nouveau le jansénisme en précisant que la signature du formulaire impliquait à la fois le rejet des cinq propositions hérétiques et la condamnation de la doctrine de Jansenius. Il n’est plus question de la possibilité d’observer un silence respectueux sur ce sujet, même si on n’a pas lu l’Augustinus.

 

Le roi fut satisfait. L’assemblée du clergé qui était réunie au même moment beaucoup moins. Certains n’admettaient pas le lien entre les cinq propositions et tout l’Augustinus, d’autres y rajoutèrent les thèses gallicanes, nécessitant l’approbation des évêques pour que le texte du pape ait forcé de loi, tout en approuvant cependant ! Le 31 août, le pape adressa un bref au cardinal de Noailles et un autre à Louis XIV pour reprocher aux évêques français leur déclaration d’acceptation qu’il comprenait à juste titre comme une restriction de la plénitude de pouvoirs accordés à la chaire de Pierre. Il demandait l’abjuration de leur déclaration. Et le cardinal de Noailles finit par s’exécuter au nom de l’assemblée, le 29 juin 1711. Mais cela avait permis au roi de disperser les religieuses de Port Royal, de faire démolir le couvent et même d’exhumer les restes des religieuses pour les faire enterrer dans des cimetières voisins. Cela ne rencontra que l’indifférence du grand public, mais « toutes ces images durèrent et entretinrent, à travers les luttes du XVIIIe siècle, les rancunes des âmes pieuses et les indignations des philosophes » (23). Cette « alliance » autant contre-nature qu’imprévisible ne fut pas une des moindres causes de la Révolution française.

 

Le père Quesnel continua la lutte janséniste, ne distinguant pas suffisamment le fond et la forme dans le malaise existant alors dans l’Église de France. Sur le fond, c’est-à-dire sur le plan doctrinal, le jansénisme était définitivement perdu. Quesnel s’était fait connaître par un ouvrage qui avait rencontré beaucoup de succès, paru dans sa forme complète  en 1694, « Les réflexions morales ». Monseigneur de Noailles l’avait approuvé, avant d’être nommé cardinal… Quesnel sera poursuivi, emprisonné et devra se réfugier à Amsterdam où il continuera à écrire sous différents pseudonymes. Voyant que cela continuait à troubler l’Église de France, Louis XIV demanda au pape d’intervenir une nouvelle fois. Clément XI rendit un décret le 13 juillet 1708 pour condamner sévèrement le livre de Quesnel, mais cela ne suffisait pas au parti jésuite ni au roi dont la santé déclinait, il faut le relever. Le 16 novembre 1711, le roi demanda à son ambassadeur à Rome de solliciter l’envoi d’une bulle condamnant l’œuvre de Quesnel, précisant « je m’engage à la faire accepter par les évêques de France avec le respect qui lui est dû » (24).

 

Le 8 septembre 1713, Clément XI publia la bulle Unigenitus, condamnant cent une propositions extraites des Réflexions morales sur le Nouveau Testament. L’assemblée du clergé accepta la bulle à huit exceptions près dont celle de Noailles. Leur lettre au pape est censurée par le roi qui exile les sept évêques soutenant Noailles. Mais il fallait passer par l’enregistrement du Parlement, qui était hostile et soutenu par la Sorbonne. Le roi faiblissait et hésitait, ce qui allait unir définitivement gallicans et jansénistes, surtout dans le milieu parlementaire. Le 14 février 1714, le roi avait fait savoir au Parlement qu’il imposerait l’enregistrement. Du 24 juillet au 13 août 1715, le Chancelier Voisin annonça par plusieurs lettres la décision irrévocable du roi de faire enregistrer la bulle par lit de justice. Mais le 15 août, la maladie du roi empira et l’emportera le 1er septembre 1715.

 

 

1) Gabriel Hanotaux, « Richelieu et le Saint-Siège », Revue des deux mondes, pp. 114 et 115

2) Gabriel Hanotaux, op. cité, p. 134

3) Gabriel Hanotaux, op. cité, p. 142

4) Pierre Blet SJ, Richelieu et l’Église, Éditions Via Romana 2007, p 325.

5) Pierre Blet, op. cité, pp. 266-267

6) Ernest Lavisse, Louis XIV, éditeur Robert Laffont, p 91. L’auteur donne quelques lignes admirables de Racine décrivant l’atmosphère de Port Royal.

7) Ernest Lavisse, op. cité, p. 373

8) Ernest Lavisse, op. cité, p. 374

9) Ernest Lavisse, op. cité, p. 384

10) et 11) Pierre Blet, Les assemblées du clergé et Louis XIV de 1670 à 1693, Université grégorienne, Rome 1972. L’auteur dans cet ouvrage montre que Louis XIV n’a pas agi en despote, mais qu’il a souvent été dépassé par les ultra des deux bords.

12) Ernest Lavisse, op. cité, p. 383

13) Ernest Lavisse, op. cité, pp. 390-394

14) Ernest Lavisse, op. cité, p. 394

15) Ernest Lavisse, op. cité, p. 396

16) Ernest Lavisse, op. cité, p. 1002

17) Ernest Lavisse, op. cité, pp. 1003-1004

18) François Bluche, Louis XIV éditions Fayard 2007, p. 599

19) François Bluche, op. cité, pp. 602-603

20) François Bluche, op. cité, p. 603

21) François Bluche, op. cité, p. 604 et ss.

22) Ernest Lavisse, op. cité, p. 998

23) Ernest Lavisse, op. cité, p. 1026

24) Ernest Lavisse, op. cité, p. 1028

Share this Entry

P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel