Card. Cantalamessa, première prédication de carême © Vatican Media

Card. Cantalamessa, première prédication de carême 2022 © Vatican Media

Première prédication de l’Avent du card. Cantalamessa

La miséricorde fraternelle condition de la vie dans l’Esprit

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La miséricorde entre « frères » comme condition de la vie dans l’Esprit Saint, c’est ce que recommande le cardinal Raniero Cantalamessa ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, qui a donné sa première prédication de l’Avent pour la curie romaine, ce vendredi 3 décembre 2021, dans la Salle Paul VI du Vatican, à 9h.

Le thème de cette prédication est: « Dieu nous a donné son Fils pour que nous soyons adoptés comme fils ». Les deux autres prédications en préparation à Noël auront lieu les vendredis 10 et 17 décembre.

« Lorsque nous serons en désaccord avec un frère, avant même d’affirmer et d’argumenter notre point de vue (ce qui est légitime et parfois juste), nous dirons à Dieu : « Père, sauve mon frère, sauve-nous tous les deux ; je ne veux pas avoir raison et lui tort. Je souhaite que lui aussi soit dans la vérité, ou du moins de bonne foi » », a recommandé le cardinal capucin.

Le cardinal Cantalamessa insiste sur cette miséricorde fraternelle: « Cette miséricorde les uns envers les autres est indispensable pour vivre la vie de l’Esprit et la vie communautaire sous toutes ses formes. Elle est indispensable pour la famille et pour toute communauté humaine et religieuse, y compris la Curie romaine. « Nous sommes », dit saint Augustin, « des vases d’argile : nous nous blessons les uns les autres rien qu’en nous touchant[8] ». »

Voici le texte complet de cette première prédication de l’Avent.

AB

Card. Raniero Cantalamessa ofmcap

« DIEU A ENVOYÉ SON FILS

POUR QUE NOUS SOYONS ADOPTÉS COMME FILS »

Première Prédication d’Avent 2021

 

Lors du Carême dernier, j’avais cherché à mettre en évidence le danger de vivre « etsi Christus non daretur », « comme si le Christ n’existait pas ». En poursuivant dans cette ligne, je voudrais, au cours de ces méditations d’Avent, attirer l’attention sur un autre danger semblable : celui de vivre « comme si l’Église n’était que ça », c’est-à-dire des scandales, des controverses, des affrontements de personnalités, des ragots, ou tout au plus quelque titre de mérite dans le domaine social. En bref, une affaire d’hommes comme tout le reste au cours de l’Histoire.

Mon propos est de mettre en lumière la splendeur intérieure de l’Église et de la vie chrétienne. Non pas pour fermer les yeux sur la réalité actuelle ni pour nous soustraire à nos responsabilités, mais pour les affronter dans une juste perspective et ne pas nous laisser écraser par elles. Nous ne pouvons pas demander aux journalistes et aux médias de tenir compte de la manière dont l’Église s’interprète (même s’il serait souhaitable qu’ils le fassent), mais le plus grave serait que nous, hommes d’Église et ministres de l’Évangile, nous finissions par perdre de vue le mystère qui habite l’Église et que nous nous résignions à jouer toujours dehors, à l’extérieur et sur la défensive.

« Ce trésor, nous le portons comme dans des vases d’argile », écrit l’Apôtre en parlant de l’annonce de l’Évangile (2 Co 4, 7). Il serait insensé de passer tout son temps à discuter du « vase d’argile », en oubliant « le trésor ». L’Apôtre nous aide précisément à saisir le positif qu’il y a dans une telle situation. « Ainsi », ajoute-t-il, « on voit bien que cette puissance extraordinaire appartient à Dieu et ne vient pas de nous ». (2 Co 4, 7)

Il en va de l’Église comme des vitraux d’une cathédrale. (J’en ai fait l’expérience en visitant celle de Chartres). Si l’on regarde les vitraux de l’extérieur, de la voie publique, on ne voit que des morceaux de verre sombre maintenus par des bandes de plomb tout aussi sombres. Mais si l’on entre et que l’on regarde ces mêmes vitraux à contre-jour, quelle splendeur de couleurs, d’histoires et de sens devant ses yeux ! Nous nous proposons donc de regarder l’Église de l’intérieur, au sens le plus fort du terme, à la lumière du mystère dont elle est porteuse.

Pendant le Carême, nous avons été guidés par le dogme chalcédonien du Christ, vrai homme, vrai Dieu et une personne. Nous nous laisserons guider ici par l’un des textes liturgiques les plus typiques de l’Avent, à savoir Galates 4, 4-7. Voici ce qu’il dit :

« Mais lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et soumis à la loi de Moïse, afin de racheter ceux qui étaient soumis à la Loi et pour que nous soyons adoptés comme fils. Et voici la preuve que vous êtes des fils : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs, et cet Esprit crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils, et puisque tu es fils, tu es aussi héritier. »

Dans sa brièveté, ce passage est une synthèse de tout le mystère chrétien. La Trinité y est présente : Dieu le Père, son Fils et le Saint-Esprit ; il y a l’Incarnation : « Dieu a envoyé son Fils » ; tout cela non pas dans l’abstrait et hors du temps, mais dans une histoire de salut : « dans la plénitude des temps ». Il y a aussi la présence discrète mais essentielle de Marie : « né d’une femme ». Il y a enfin le fruit de tout cela, des hommes et des femmes devenus enfants de Dieu et temple de l’Esprit Saint.

Fils de Dieu !

Dans cette première méditation, nous réfléchissons sur la première partie du texte : « Dieu a envoyé son Fils pour que nous soyons adoptés comme fils ». La paternité de Dieu est au cœur même de la prédication de Jésus. Dans l’Ancien Testament aussi, Dieu est considéré comme un père. La nouveauté est que désormais, Dieu est considéré non pas tant comme le « père de son peuple Israël », dans un sens pour ainsi dire collectif, mais comme le père de tout être humain, qu’il soit juste ou pécheur, et donc dans un sens individuel et personnel. Il prend soin de chacun comme s’il était l’unique, il connaît les besoins et les pensées de chacun et va jusqu’à compter les cheveux sur sa tête.

L’erreur commise par la théologie libérale à cheval sur les XIXème et XXème siècles (notamment par son plus illustre représentant, Adolf von Harnack) a été de faire de cette paternité l’essence de l’Évangile, en faisant abstraction de la divinité du Christ et du mystère pascal. Une autre erreur (initiée avec l’hérésie de Marcion au IIème siècle et jamais complètement surmontée) consiste à voir dans le Dieu de l’Ancien Testament un Dieu juste, saint, puissant et tonitruant, et dans le Dieu de Jésus-Christ un Dieu papa tendre, affable et miséricordieux.

Non, la nouveauté du Christ ne consiste pas en cela. Elle consiste plutôt dans le fait que Dieu, restant celui qu’il était dans l’Ancien Testament, c’est-à-dire trois fois saint, juste et tout-puissant, nous est maintenant donné comme papa ! C’est là l’image fixée par Jésus au début du Notre Père et qui contient en germe tout le reste : « Notre Père qui es aux cieux » : « qui es aux cieux », c’est-à-dire toi qui es très haut, transcendant, aussi éloigné de nous que le ciel de la terre ; mais « notre père », ou comme dans l’original « Abba ! », quelque chose de semblable à notre papa, mon père.

C’est aussi l’image de Dieu que l’Église a placée au début de son credo. « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant » : père, mais tout-puissant ; tout-puissant, mais père. C’est d’ailleurs ce dont tout enfant a besoin, d’avoir un père qui se penche sur lui, qui est tendre, avec qui il peut jouer, mais qui est en même temps fort et sûr pour le protéger, lui insuffler courage et liberté.

Dans la prédication de Jésus, on commence à entrevoir la véritable nouveauté qui va tout changer.  Dieu n’est pas seulement père au sens métaphorique et moral, dans la mesure où il a créé son peuple et en prend soin. Il est aussi – et avant tout – vrai père d’un vrai fils qu’il a engendré « dès avant l’aube », c’est-à-dire avant le début du temps, et ce sera grâce à ce Fils unique que les hommes pourront eux aussi devenir enfants de Dieu au sens réel et pas seulement métaphorique. C’est la nouveauté qui transparaît dans la manière dont Jésus  s’adresse habituellement au Père en l’appelant Abbà, et aussi dans ses paroles : « Personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. » (Mt 11, 27)

Il faut cependant remarquer que dans la prédication du Jésus terrestre n’apparaît pas encore toute la nouveauté apportée par lui concernant la paternité de Dieu envers les hommes. Le domaine d’application du titre « Père » reste le domaine moral, c’est-à-dire qu’il sert à définir la manière dont Dieu agit envers l’humanité et le sentiment que les hommes doivent avoir envers Dieu. La relation est de type existentiel, pas encore ontologique et essentielle. C’est pour cela qu’il fallait le mystère pascal de sa mort et de sa résurrection.

Paul reflète cette étape postpascale de la foi. Grâce à la rédemption opérée par le Christ et qui nous est appliquée dans le baptême, nous ne sommes plus enfants de Dieu au sens moral seulement, mais aussi au sens réel, ontologique. Nous sommes devenus « fils dans le Fils » ; le Christ est devenu « le premier-né d’une multitude de frères ». (Rm 8, 29)

Pour exprimer tout cela, l’Apôtre emploie l’idée de l’adoption : « … pour que nous soyons adoptés comme fils », « Il nous a prédestinés à être des fils adoptifs » (Ep 1, 5). Ce n’est qu’une analogie et, comme toute analogie, elle est insuffisante pour exprimer la plénitude du mystère. L’adoption humaine est en soi un fait juridique. Le fils adopté prend le nom de famille, la citoyenneté, la résidence de celui qui l’adopte, mais ne partage ni son sang, ni l’ADN du père ; il n’y a eu ni conception, ni douleurs, ni accouchement. Ce n’est pas comme ça pour nous. Dieu nous transmet, non seulement le nom de fils, mais aussi sa vie intime, son Esprit qui est, pour ainsi dire, son ADN. Par le baptême, la vie même de Dieu coule en nous.

Sur ce point, Jean est plus audacieux que Paul. Il ne parle pas d’adoption, mais de vrai et propre engendrement, de naissance de Dieu. Ceux qui ont cru au Christ « sont nés de Dieu » (Jn 1, 13) ; dans le baptême se réalise une naissance « de l’Esprit », on « renaît d’en haut » (cf. Jn 3, 5-6).

De la foi à l’admiration

Voilà jusqu’ici les vérités de notre foi. Mais ce n’est pas sur elles que je voudrais m’attarder. Ce sont des choses que nous connaissons et que nous pouvons lire dans n’importe quel manuel de théologie biblique, dans le Catéchisme de l’Église catholique et dans des livres de spiritualité… Que visons-nous donc de différent avec cette réflexion ?

Pour le découvrir, je pars d’une phrase de notre Saint-Père dans sa catéchèse sur la Lettre aux Galates lors de l’audience générale du 8 septembre dernier. Après avoir cité notre texte sur l’adoption comme fils, il ajoutait : « Nous, chrétiens, considérons souvent comme évidente cette réalité d’être fils de Dieu. Il est bon au contraire de se souvenir toujours avec reconnaissance du moment où nous le sommes devenus, celui de notre baptême, pour vivre avec une plus grande conscience le grand don reçu. »

Voilà le danger mortel que nous courons, qui est de considérer comme acquises les choses les plus sublimes de notre foi, y compris celle d’être rien de moins que fils de Dieu, fils du créateur de l’univers, fils du tout-puissant, fils de l’éternel, fils du donateur de vie. Dans sa lettre sur l’Eucharistie, écrite peu avant sa mort, saint Jean-Paul II parlait de « l’admiration eucharistique » que les chrétiens doivent redécouvrir[1]. Nous devons dire la même chose pour la filiation divine, il nous faut passer de la foi à l’admiration. J’ose dire : de la foi à l’incrédulité ! Une incrédulité toute spéciale, celle de celui qui croit, sans pouvoir admettre ce en quoi il croit, tant cela lui paraît énorme et impensable.

En effet, être enfant de Dieu comporte une conséquence que l’on ose à peine formuler, tant elle donne le vertige. Grâce à elle, le fossé ontologique séparant Dieu de l’homme est moindre que le fossé ontologique séparant l’homme du reste de la création ! Oui, parce que par la grâce, nous devenons « participants de la nature divine » (2 P 1, 4).

Un exemple, qui parlera mieux que divers arguments, pour comprendre ce que signifie ne pas tenir pour acquis le fait d’être fils de Dieu. Après sa conversion, sainte Marguerite de Cortone traverse une période de terrible désolation. Dieu semble être en colère contre elle et lui fait parfois remonter à la mémoire, un par un, tous les péchés qu’elle a commis jusque dans les moindres détails, au point qu’elle n’a qu’une envie, disparaître de la surface de la terre. Un jour, après la communion, une voix s’élève soudain en elle : « Ma fille ! » Elle, qui a résisté à la vue de tous ses péchés, ne peut résister à la douceur de cette voix ; elle tombe en extase, et pendant cette extase les témoins présents l’entendent répéter, bouleversée d’admiration :

« Je suis sa fille, il l’a dit. Ô douceur infinie de mon Dieu ! Ô parole si longtemps désirée et sollicitée avec toute la ferveur de mon cœur ! Ô parole dont l’audition est de toute suavité et le souvenir de toute joie ! La douceur surpasse toute douceur ! Un océan de joie ! Ma fille ! Mon Dieu me l’a dit ! Ma fille ![2] »

Bien avant sainte Marguerite, l’apôtre Jean avait fait l’expérience de ce même coup de foudre : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – et nous le sommes. » (1 Jn 3, 1) Voilà une phrase à lire clairement avec un point d’exclamation.

Délier son baptême

Pourquoi est-il si important de passer de la foi à l’admiration, du contenu de la foi chrétienne (fides quae) à l’acte de foi (fides qua) ? Ne suffit-il pas de croire, et c’est bon ?  Non, et pour une raison très simple : parce que c’est cela – et rien que cela – qui change vraiment la vie !

Essayons de voir quel est le chemin qui mène à ce nouveau niveau de foi. Le Saint-Père, nous venons de l’entendre, nous invite à revenir à notre baptême. Pour comprendre comment un sacrement reçu il y a si longtemps, souvent au début de la vie, peut soudainement revenir à la vie et libérer l’énergie spirituelle, nous devons garder à l’esprit certains éléments de la théologie sacramentelle.

La théologie catholique connaît l’idée de sacrement valide et licite, mais « lié ». Le baptême est souvent précisément un sacrement lié. On dit d’un sacrement qu’il est « lié » si son fruit reste ligoté, inutilisé, faute de certaines conditions qui en empêchent l’efficacité. On en a un exemple extrême dans le cas du sacrement du mariage ou des ordres sacrés reçus en état de péché mortel. Dans ces conditions, ces sacrements ne peuvent conférer aucune grâce aux personnes. Cependant, une fois l’obstacle du péché levé par une bonne confession, on parle d’une reviviscence du sacrement (reviviscit) grâce au don de Dieu fidèle et irrévocable, sans qu’il soit nécessaire de répéter le rite sacramentel[3].

Le cas du mariage ou de l’ordre sacré est, disais-je, un cas extrême, mais d’autres cas sont possibles dans lesquels le sacrement, sans être complètement lié, n’est pas non plus complètement dissous, c’est-à-dire libre d’exercer ses effets. Dans le cas du baptême, qu’est-ce qui fait que le fruit du sacrement reste lié ? Les sacrements ne sont pas des rites magiques qui agissent machinalement, à l’insu de l’homme, ou sans sa collaboration. Leur efficacité est le fruit d’une synergie, ou collaboration, entre la toute-puissance divine (concrètement, la grâce du Christ ou le Saint-Esprit) et la liberté humaine.

Tout ce qui, dans le sacrement, dépend de la grâce et de la volonté du Christ est désigné comme « l’œuvre accomplie » (opus operatum), c’est-à-dire l’œuvre déjà réalisée, fruit objectif et indéfectible du sacrement, lorsqu’il est administré de manière valide ; tout ce qui, par contre, dépend de la liberté et des dispositions du sujet est désigné comme « l’œuvre à accomplir » (opus operantis), c’est-à-dire l’œuvre à réaliser, la contribution de l’homme.

La part de Dieu ou la grâce du baptême est multiple et très riche : filiation divine, rémission des péchés, inhabitation de l’Esprit Saint, vertus théologales de foi, espérance et charité infusées en germe dans l’âme. La contribution de l’homme consiste essentiellement dans la foi ! « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ». (Mc 16, 16) Il existe un synchronisme parfait entre grâce et liberté ; c’est comme lorsque les deux pôles, positif et négatif, se touchent et libèrent ainsi la lumière.

Dans le baptême reçu enfant (mais aussi dans le baptême reçu adulte, s’il n’a pas été accompagné d’une conviction intime et d’une participation), ce synchronisme vient à manquer. Il ne s’agit pas d’abandonner la pratique du baptême des enfants. L’Église l’a toujours pratiquée et défendue avec raison, considérant le baptême comme un don de Dieu, avant même d’être le fruit d’une décision humaine. Il s’agit plutôt de prendre acte de ce que cette pratique implique dans la nouvelle situation historique que nous vivons.

Autrefois, lorsque tout l’environnement était chrétien et imprégné de foi, cette foi pouvait s’épanouir, même si c’était progressif. L’acte de foi libre et personnel était « supplanté par l’Église » et exprimé, comme par personne interposée, par les parents et les parrain et marraine. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’environnement dans lequel l’enfant grandit n’est pas de nature à l’aider à faire grandir la foi en lui ; ce n’est souvent pas le cas dans la famille, ce l’est encore moins souvent à l’école, et encore moins dans la société et la culture.

Voilà pourquoi j’ai parlé du baptême comme d’un sacrement « lié ». C’est comme un colis-cadeau très riche, resté scellé, comme certains cadeaux de Noël oubliés quelque part, avant même d’avoir été ouverts. Celui qui le possède a les « titres » pour accomplir tous les actes nécessaires à la vie chrétienne et aussi pour en tirer un certain fruit, bien que partiel, mais il ne possède pas la plénitude de la réalité. Dans le langage de saint Augustin, il possède le sacrement (sacramentum), mais pas – du moins pleinement – la réalité de celui-ci (la res sacramenti).

Si nous sommes ici à méditer sur cela, cela signifie que nous avons cru, qu’en nous la foi s’est ajoutée au sacrement. Que nous manque-t-il donc encore ? Il nous manque la foi-admiration, cet écarquillement des yeux et ce « Oh ! » d’émerveillement à l’ouverture du cadeau qui est la récompense la plus appréciée de celui qui a fait le cadeau. Le baptême – disaient les Pères grecs – est une « illumination » (photismos). Cette illumination s’est-elle déjà produite en nous ?

Posons-nous la question : est-il possible – ou plutôt, est-il permis – d’aspirer à ce niveau différent de foi dans lequel non seulement on croit, mais on expérimente et on « savoure » la vérité crue ? La spiritualité chrétienne s’est souvent accompagnée d’une réserve, voire (comme dans le cas des Réformateurs) d’un rejet de la dimension expérientielle et mystique de la vie chrétienne, considérée comme quelque chose d’inférieur et de contraire à la foi pure. Cependant, malgré les abus qui se sont produits, dans la tradition chrétienne, le courant sapientiel qui place le sommet de la foi dans le fait de « savourer » la vérité des choses crues, dans le « goût » de la vérité, y compris le goût amer de la vérité de la croix, ne s’est jamais estompé.

Dans le langage biblique, le terme connaître ne signifie pas avoir une idée d’une chose qui reste extérieure et séparée de moi ; il signifie entrer en relation avec elle, en faire l’expérience. (On parle même de connaître sa femme, ou de connaître la perte de ses enfants !). Jean l’évangéliste s’exclame : « Nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16) et encore : « Nous croyons, et nous savons que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 69). Pourquoi « reconnu et cru » ? Qu’est-ce que « reconnu » ajoute à « cru » ? Il ajoute cette certitude intérieure par laquelle la vérité s’impose à l’esprit et l’on est obligé de s’exclamer en soi-même : « Oui, c’est vrai, il n’y a pas de doute, c’est vraiment ainsi ! ». La vérité crue devient une réalité vécue. « Fides non terminatur ad enuntiabile sed ad rem », écrivait saint Thomas d’Aquin, c’est-à-dire « La foi ne s’achève pas dans les propositions, mais dans les réalités[4] » (qu’elles expriment). On ne cesse jamais de découvrir les conséquences pratiques qui dérivent de ce principe.

Le rôle de la parole de Dieu

Comment rendre possible ce saut de qualité de la foi à l’admiration de se savoir fils de Dieu ? La première réponse est : la parole de Dieu ! (Il existe un deuxième moyen tout aussi essentiel – l’Esprit Saint – mais nous le laissons pour la prochaine méditation). Saint Grégoire le Grand compare la Parole de Dieu au silex, c’est-à-dire à la pierre qui servait autrefois à produire des étincelles et à allumer le feu. Il faut, dit-il, faire avec la Parole de Dieu ce que l’on fait avec le silex : la frapper à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’une étincelle se produise[5].  La ruminer, se la répéter, même à voix haute.

Dans un temps de prière ou d’adoration, essayons de répéter en nous, sans nous lasser et avec un vif désir : « Fils de Dieu ! Je suis fils, je suis fille de Dieu. Dieu est mon père ! »  Ou simplement de dire : « Notre Père qui es aux cieux », en le répétant longtemps, sans aller plus loin. Il est ici plus nécessaire que jamais de se rappeler les paroles de Jésus : « Frappez, on vous ouvrira » (Mt 7, 7). Tôt ou tard, lorsque vous vous y attendrez peut-être le moins, cela se produira : la réalité des mots, même si ce n’est que pour un instant, explosera en vous et cela vous suffira pour le reste de votre vie. Mais même si rien de marquant ne se produit, sachez que vous avez obtenu l’essentiel ; le reste vous sera donné au ciel : « Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est » (1 Jn 3, 2).

Tous frères !

Un résultat immédiat de tout cela est que l’on prend conscience de sa propre dignité. « Ô chrétien, prend conscience de ta dignité », nous exhorte saint Léon le Grand au cours de la nuit de Noël. « Puisque tu participes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en revenant à la déchéance de ta vie passée[6] ». On raconte que la fille d’un roi de France, orgueilleuse et acariâtre, réprimandait sans cesse une de ses servantes ; un jour elle lui lança en criant : « Ne sais-tu pas que je suis la fille de ton roi ? » Ce à quoi la servante répondit : « Et toi, ne sais-tu pas que je suis la fille de ton Dieu ? »

Un autre résultat, encore plus important, est l’on prend conscience de la dignité des autres, qui sont aussi fils et filles de Dieu. Pour nous chrétiens, la fraternité humaine a sa raison ultime dans le fait que Dieu est père de tous, que nous sommes tous fils et filles de Dieu, et donc frères et sœurs entre nous. Il ne peut y avoir de lien plus fort que celui-ci et, pour nous chrétiens, de raison plus urgente de promouvoir la fraternité universelle. Saint Cyprien disait : « Celui qui n’a pas l’Église comme mère ne peut pas avoir Dieu comme Père[7] ». Nous devons ajouter : « Celui qui n’a pas son prochain comme frère ne peut avoir Dieu comme père ».

Il y a une chose, par conséquent, que nous allons essayer de ne plus faire. Nous ne dirons pas, même tacitement, à Dieu le Père : « Choisis : c’est moi ou mon adversaire ; déclare de quel côté tu es ! » On ne peut imposer à un père cette alternative cruelle de choisir entre deux fils, simplement parce qu’ils sont en conflit l’un avec l’autre. Nous ne tenterons donc pas Dieu en lui demandant d’épouser notre cause contre notre frère.

Lorsque nous serons en désaccord avec un frère, avant même d’affirmer et d’argumenter notre point de vue (ce qui est légitime et parfois juste), nous dirons à Dieu : « Père, sauve mon frère, sauve-nous tous les deux ; je ne veux pas avoir raison et lui tort. Je souhaite que lui aussi soit dans la vérité, ou du moins de bonne foi ». Cette miséricorde les uns envers les autres est indispensable pour vivre la vie de l’Esprit et la vie communautaire sous toutes ses formes. Elle est indispensable pour la famille et pour toute communauté humaine et religieuse, y compris la Curie romaine. « Nous sommes », dit saint Augustin, « des vases d’argile : nous nous blessons les uns les autres rien qu’en nous touchant[8] ».

Nous avons rappelé plus haut les exclamations de sainte Marguerite de Cortone lorsqu’elle se sentait intérieurement appelée par Dieu « ma fille » : « Je suis sa fille, il l’a dit… Océan de joie ! Ma fille ! Mon Dieu me l’a dit ! Ma fille ! » Puissions-nous un jour faire cette même expérience, en entendant cette même voix de Dieu, qui, cette fois, ne résonne pas dans notre esprit (qui peut se tromper !), mais qui est écrite, noir sur blanc, sur la page de la Bible que nous méditons : « Tu n’es plus esclave, mais fils. Et puisque fils, héritier aussi ! »

L’Esprit Saint, nous le verrons la prochaine fois si Dieu le veut, est prêt à nous aider dans cette entreprise.

 

Traduction Française de Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Saint Jean Paul II, Ecclesia de Eucharistia, 6.

[2] Giunta Bevegnati, Légende de la vie et des miracles de la Bienheureuse Marguerite de Cortone, Nabu Press, 2018.

[3] Cf. A. Michel, Reviviscence des sacrements, in DTC, XIII,2, Paris 1937, coll. 2618-2628.

[4] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, 1, 2, ad 2.

[5] Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, I, 2, 1.

[6] Léon le Grand, Sermon pour Noël, 3.

[7] Cyprien, De unitate Ecclesiae, 6.

[8] Augustin, Discours, 69 (PL 38, 440).

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Raniero Cantalamessa

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