Madeleine Delbrêl (1904-1964) « va vivre dans les quartiers pauvres, parce que la Parole doit être annoncée dans la proximité », écrit Diego Fares, auteur au sein de la revue jésuite La Civiltà Cattolica.
Il consacre un long article à la mystique française dans le numéro de juillet 2021, dont voici notre traduction en quatre volets, les 9, 10, 11 et 12 septembre 2021.
AK
N. B. Les citations en italiques sont traduites de l’italien et ne représentent donc pas les paroles originales des livres français cités.
Pour construire une Eglise plus aimable et plus aimante (4/4)
Se situer
Pour construire l’Église, il faut se situer. Madeleine a été une femme située, qui a trouvé sa place dans le monde et qui s’y est enracinée, en donnant du fruit. Le lieu est en relation non seulement avec la construction, mais aussi avec les choses superflues qui sont mises de côté afin que la vie grandisse dans tout ce qui est essentiel. Elle va vivre dans les quartiers pauvres, parce que la Parole doit être annoncée dans la proximité.
On reste cependant surpris que cette décision soit guidée par une idée simple et traditionnelle : celle du mal comme absence de bien. Sa décision se concrétise en allant vivre là où, plus que d’être du mal, elle voit l’absence de bien. Sans se préoccuper de la zizanie, elle va semer un peu de bien et de vie où ils sont utiles. Il ne s’agit pas d’aller arracher la zizanie, mais de semer un peu de bon grain. L’exact contraire de la fuite du monde dans le désert pour y vivre sa sainteté. Pour Madeleine, le lieu où Dieu aime rester est au milieu des hommes. Elle devient donc la femme qui met constamment sa vie comme levain dans la pâte. Madeleine se situe au milieu de son peuple pour faire de la place à Dieu par l’action et par la parole.
C’est par le style des béatitudes que Madeleine fait de la place à l’action de Dieu. Dans «Bienheureux les doux» elle affirme : « Pour accomplir ton œuvre sur la terre tu n’as pas besoin de nos actions sensationnelles mais d’un certain volume de soumission, d’une certaine mesure de docilité, d’un certain poids d’abandon aveugle, situés peu importe où parmi la foule des hommes. Et si tout ce poids d’abandon, cette soumission et cette docilité se trouvaient réunis dans un seul cœur, l’aspect du monde changerait, certainement. Parce que ce seul cœur t’ouvrirait la voie, deviendrait la brèche pour ton invasion, le point faible où céderait la révolte universelle»[21]. L’invasion dont parle Madeleine rappelle ce que dit le pape François sur le « débordement de la Miséricorde »: « Il s’agit de discerner le point concret – d’ouverture, de fragilité, d’abaissement – qui permette les débordements de Dieu. Quand nous disons “point concret”, nous nous référons au fait que le débordement peut advenir aussi bien pour une intervention au moment juste, que pour un changement de ton, ou peut-être pour un geste d’abaissement et/ou de rapprochement de l’autre, qui équilibre ce qui bloquait la relation vitale»[22].
Aller en profondeur
Pour construire l’Église, il faut aller en profondeur. A partir de 1933, quand elle s’établit à Ivry, Madeleine passe de l’idée d’une «mission en étendue», qui implique un départ vers des lieux lointains, un déracinement et de nouvelles fondations, à ce qu’elle appelle une «mission en profondeur»[23]. Elle l’explique, mieux que dans tout autre écrit, dans un bref portrait de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : « Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions, a-t-elle été destinée à vivre au début du siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, l’héroïsme indiscernable aux yeux qui le voient, la mission limitée à quelques mètres carrés : et cela pour qu’elle nous enseigne que certains rendements échappent aux mesures de l’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient s’ajouter les missions à la densité du fond des âmes humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé et le mystère du monde qui le veut puissant et grand. Elle prouve à elle seule que consolider un engagement missionnaire près du marxisme n’est pas un accessoire, un renforcement artificiel, mais une reprise de forces vitales dans le lieu même où l’on veut miner la foi »[24].
Dans un discours adressé à ses compagnes de communauté en 1956 [25], Madeleine présente quelques réflexions très belles et pratiques sur la façon d’exploiter les moments où Jésus se fait proche pour faire de la place à Dieu dans notre cœur. Le discours est sur la prière, parce que c’est dans la prière que Jésus s’approche de nous, et c’est là que mûrissent l’ouverture du Royaume et notre capacité d’y entrer. Madeleine affronte un problème très actuel : nous n’avons ni assez de temps ni assez d’espace pour prier. Nous ne les avons pas lorsque nous imaginons un lieu et un temps de prière selon une image un peu idéalisée de la vie contemplative. Madeleine nous montre que la prière est une rencontre avec le Dieu vivant : quand nous prions, « nous rencontrons le Christ vivant »[26]. Et pour les personnes vivantes il y a toujours du temps et de la place, même s’ils ne correspondent pas aux idéaux (et s’il n’y en a pas, ils peuvent se créer).
Ici Madeleine fait une considération très intéressante sur une proximité qui, si elle n’advient pas «horizontalement», peut toujours avoir lieu « avec des records de profondeur »[27]. Elle rappelle que jadis, pour se procurer de la chaleur, il fallait brûler du bois ou extraire du charbon, et cela demandait que l’on travaille de grandes étendues de territoire. Aujourd’hui l’on «sonde» un puits pétrolifère et l’on obtient un combustible encore meilleur. En substance, c’est le désir de chaleur et d’énergie qui pousse à chercher les moyens de le réaliser au mieux. Dans la prière il arrive la même chose : c’est le désir de Jésus – de sa chaleur et de son énergie vitale – qui crée des espaces de prière et qui fait entrevoir des moments mûrs où que l’on soit.
Voilà ce que dit Madeleine sur les lieux et les temps de prière : « La retraite dans le désert peut consister dans cinq arrêts de métro à la fin d’une journée où nous avons “sondé” un puits [en approfondissant notre désir de Jésus] pendant ces instants minimes. Par contre, le désert même peut être sans “retraite”, si nous avons attendu d’y être pour désirer la rencontre avec le Seigneur. Nos allers et nos retours – et non pas seulement les réels qui se font d’un lieu à un autre, les moments où nous sommes obligés d’attendre – aussi bien pour payer à une caisse que dans une file d’attente pour le téléphone ou avant que ne se libère une place dans le bus, sont des moments de prière préparés pour nous dans la mesure où nous nous sommes préparés pour eux. Les gâcher parce qu’on n’était pas prêt peut être estimé pour ce que c’est : un péché véniel. Mais quand un jour, avec le Seigneur, il ne s’agira plus de café ni d’amour, peut-être prendrons-nous conscience d’avoir été des amants ridicules » [28]. « Amants ridicules »! Madeleine saisit l’essentiel et l’exprime au mieux. Celui qui aime apprend vite de ses erreurs sans qu’il n’y ait besoin que quelqu’un d’autre lui fasse des reproches.
Être proche ou loin du Royaume, dans la vision du monde de Delbrêl, est une question d’amour. Celui qui est amoureux protège et fait grandir toute la journée son désir de rencontrer la personne aimée, et ne perd pas l’occasion d’une rencontre, même brève. En outre, s’il s’agit d’une rencontre fortuite, avec très peu de temps, il en profite pleinement et en retire une joie plus grande que si cela avait été planifié et qu’il avait eu tout le temps du monde. Madeleine poursuit : « Il faudrait une multitude de métaphores pour faire comprendre que dans l’Évangile ce n’est pas le temps qui compte le plus. […] Si nous cherchons dans l’Évangile quelque chose du Seigneur vivant que nous ignorons encore : sa parole, sa pensée, sa façon de faire, ce qu’il veut de nous […], ce n’est pas de temps dont nous avons besoin. Ou plus exactement : c’est de tout notre temps que nous aurions besoin. En effet, vivre n’exige pas de temps : l’on vit tout le temps, et l’Évangile – quelle que soit sa signification pour nous – doit être avant tout vie. »[29].
[…]Dans sa «liturgie des sans-office», Madeleine prie, une nuit de 1949 ou 1950, alors qu’elle se rend avec ses compagnes dans un café et observe « tous ces gens qui sont venus tuer le temps »: « Dilate notre cœur, pour qu’il contienne tout le monde »[33]. Pour édifier l’Église il faut inclure tout le monde. La présence de tous est le désir fondamental, quotidien, et c’est l’engagement à réaliser cette inclusion de tous, un par un, qui donnera la mesure et les structures de l’édification. Le «un par un» est un universel concret : il est là où déborde la miséricorde de Dieu.
NOTES
[21]. Id., « Che gioia credere! », cit., 46. [22]. D. Fares, «Il cuore di “Querida Amazonia”. “Traboccare mentre si è in cammino”», in Civ. Catt. 2020 I 535. [23]. M. Delbrêl, « Che gioia credere! », cit., 12. [24]. Id., « Noi delle strade », cit., 11-12. [25]. Cf. Id., « Che gioia credere! », cit., 223-237. [26]. Ibid, 228. [27]. Cf. ibid, 232 s. [28]. Ibid, 234. [29]. Ibid, 235 s. [30]. Id., «Perché amiamo il padre de Foucauld», in « Che gioia credere! », cit., 32 s. [31]. Ibid, 35. [32]. Ibid, 37 s. [33]. Ibid, 220.© Traduction de Zenit
© Parole et silence | La Civilta Cattolica, 2021