Avec Madeleine Delbrêl (1904-1964), l’Église était en avance de 80 ans, écrit Diego Fares, auteur au sein de la revue jésuite La Civiltà cattolica.
Il consacre un long article à la mystique française dans le numéro de juillet 2021, dont voici notre traduction en quatre volets, ces 9, 10, 11 et 12septembre 2021.
AK
N. B. Les citations en italiques sont traduites de l’italien et ne représentent donc pas les paroles originales des livres français cités.
Pour construire une Eglise plus aimable et plus aimante (1/4)
Écrire sur Madeleine Delbrêl, a dit le cardinal Martini, c’est écrire sur «une des plus grandes mystiques du XXe siècle »[1]. Et s’il est vrai que le même cardinal a affirmé que «l’Église a 200 ans de retard. Pourquoi ne se secoue-t-elle pas ? Avons-nous peur ? Peur au lieu de courage ?»[2], quand nous relisons la vie de Madeleine nous pouvons affirmer que dans sa fille, dans son témoignage de vie et dans sa pensée, l’Église était en avance de 80 ans.
Quand le cardinal Martini parlait de retard, il visait principalement l’Église en Europe et sa dimension institutionnelle. Il disait : «L’Église est fatiguée, dans l’Europe du bien-être et en Amérique. Notre culture est vieillie, nos Églises sont grandes, nos maisons religieuses sont vides, l’appareil bureaucratique de l’Église s’étend, nos rites et nos vêtements sont pompeux. Mais est-ce que cela exprime ce que nous sommes aujourd’hui ? […] Le bien-être pèse. Nous nous trouvons là comme le jeune homme riche qui s’en alla tristement lorsque Jésus l’appela pour en faire son disciple. Je sais bien que nous ne pouvons pas tout abandonner facilement. Mais nous pourrions au moins chercher des hommes qui soient libres et plus proches du prochain. […] Où sont les individus pleins de générosité, comme le bon samaritain ? Ceux qui ont la foi, comme le centurion romain ? Ceux qui sont enthousiastes, comme Jean-Baptiste ? Ceux qui osent ce qui est nouveau, comme Paul ? Ceux qui sont fidèles, comme Marie de Magdala ? Je conseille au pape et aux évêques de chercher douze personnes sortant des sentiers battus pour les postes de direction. Des hommes qui soient proches des plus pauvres, qui soient entourés de jeunes et qui expérimentent des choses nouvelles. Nous avons besoin de nous confronter avec des hommes qui brûlent pour que l’esprit puisse se répandre partout. »[3].
Madeleine est l’une de ces grandes femmes qui unissent la fidélité de Marie Madeleine, l’audace de Paul, la générosité du bon samaritain, la foi en Jésus et l’enthousiasme pour Jésus de tant de personnages de l’Évangile. Beaucoup de ses propositions de vie chrétienne au milieu du monde, pour ne pas dire toutes – surtout dans les lieux de périphérie géographique et existentielle, comme l’était à l’époque la ville d’Ivry marxiste –, sont celles que le pape François met en pratique aujourd’hui dans ses gestes et dans ses écrits officiels.
Portrait
Madeleine Delbrêl est née le 24 octobre 1904 à Mussidan (dans la région française de la Dordogne). Et elle est morte soudainement, selon ses proches, le 13 octobre 1964, dans sa maison du 11 Rue Raspail à Ivry-sur-Seine, la «ville marxiste» où trente ans plus tôt elle avait choisi d’aller vivre et de servir avec ses compagnes de communauté.
Jacques Loew, son ami et divulgateur de ses œuvres, nous propose son meilleur portrait, écrit par Krystyna W., compagne de Madeleine, dont nous rapportons ici un extrait : «Vue de loin, elle présente un profil mince, souple et fragile, mais sa démarche et tous ses gestes comportent une marque de force et de décision. On la prendrait pour un vieux combattant marqué de façon indélébile par l’habitude de réagir promptement aux ordres reçus. L’on s’approche d’elle, et voilà ses yeux : grands, lumineux, couleur marron clair, qui vous regardent avec une profonde attention. […] Même si vous ne l’avez pas voulu, se noue un échange, une conversation, dans le sens profond et étymologique de ce mot. […] Si vous ne pouvez pas parler, ou si vous n’en avez pas besoin, tout peut se limiter à une poignée de main, à un regard profond. Mais si, en vous laissant attirer par son expression, vous prenez l’immense risque de laisser entrevoir un peu de votre joie ou de votre peine, voilà que tout son visage s’anime, comme si le vent faisait frémir la superficie transparente de l’eau : les expressions de sa compassion, de sa compréhension authentique, de sa souffrance réellement ressentie, permettent de voir, comme à travers une porte entrouverte, l’immense chemin qui a dû être fait pour parvenir à une telle rencontre »[4].
Fille unique de Jules Delbrêl et de Lucile Junière, Madeleine hérite de son père, cheminot, son dynamisme, son sens de l’organisation et son don de communication ; elle reçoit de sa mère la sensibilité, la fermeté et le charme. Étant donnés les fréquents déménagements dus au travail de son père et sa santé fragile, l’éducation de Madeleine n’est guère conventionnelle. A 12 ans, elle fait sa Première communion avec désir et ferveur, mais par la suite les relations avec les amis de son père, croyants et incroyants, ont sur elle une forte influence ; elle finit par se déclarer athée à l’âge de 17 ans. Sa vie a été marquée par sa rencontre avec Jean Maydieu, un jeune avec lequel elle eut une relation amoureuse, mais qui la quitta en 1925 pour entrer dans l’Ordre dominicain.
Dieu la touche en 1926. Madeleine, foudroyée, se convertit. Après avoir conclu dans ses réflexions que l’existence de Dieu n’était pas rigoureusement impossible, elle décide de le traiter comme une personne vivante et, par conséquent, commence à prier [5]. Elle-même atteste que l’Évangile, auquel l’abbé Jacques Lorenzo l’avait aidée à se confronter, « explosa » dans son cœur et la transforma d’une femme athée considérant un Dieu abstrait, à une croyante en un Dieu vivant, une personne, comme le dit sainte Thérèse, que l’on peut aimer.
En 1933, une fois obtenu son diplôme d’infirmière et après avoir été admise à l’École pratique de service social, Madeleine va s’établir pour toujours dans la commune d’Ivry. Elle est accompagnée de Suzanne Lacloche et Hélène Manuel : elles font ensemble le choix de vivre l’Évangile parmi la classe ouvrière et de se mettre au service de la paroisse de Saint-Jean-Baptiste [6]. En 1943 le père Jacques Loew rend visite à sa communauté. S’instaurent entre eux une étroite amitié et une étroite collaboration. En décembre de la même année, Madeleine publie Missionnaires sans bateau. Jusqu’en 1946, quand elle décide de se dédier à temps plein à sa communauté, elle réalise une activité inlassable de service social, d’abord de façon privée et puis au sein de charges publiques sous divers administrateurs locaux, marxistes ou antimarxistes qu’ils soient, toujours respectée et recherchée par tous [7]. Elle résiste à la «tentation marxiste»: elle travaille main dans la main avec tous, mais à la lumière de son amour pour Jésus-Christ et pour l’Église. Sa fidélité au Pape, en 1952, la mène en pèlerinage à Rome afin de prier à Saint-Pierre pour le renouveau missionnaire qui a surgi en France, afin qu’il reste uni à l’Église. En 1953, elle accomplit un nouveau pèlerinage tandis que la crise du mouvement des prêtres ouvriers bat son plein, pour demander l’intercession de Pie XII en leur faveur. En 1961 elle ouvre une fraternité en Côte d’Ivoire, où elle se rendra par la suite malgré ses problèmes de santé. En 1962, en vue du Concile, on lui demande une contribution sur les formes de l’athéisme contemporain. Madeleine envoie un dossier sur «Athéisme et évangélisation» peu avant l’inauguration de la session conciliaire. Elle meurt en 1964. Elle est déclarée « Servante de Dieu » en 1996.
(A suivre)
[1]. Cf. D. Rocchetti, «Madeleine Delbrêl, una donna di fuoco», in www.amicidilazzaro.it/index.php/madaleine-delbrel-una-donna-di-fuoco[2]. Cf G. Sporschill – F. Radice Fossati, «Chiesa indietro di 200 anni», dans le Corriere della Sera, 1er settembre 2012.
[3]. Ivi.
[4]. M. Delbrêl, Noi delle strade (Nous autres gens des rues), Milano, Gribaudi, 1969, 8 s, avec une introduction de Jacques Loew de 1957.
[5]. Cf. Ibid, 17; M. Delbrêl, Ville marxiste, terre de mision, Paris, Cerf, 1957, 225
[6]. Le nom que Madeleine et ses premières compagnes donnèrent à leur communauté de femmes laïques en 1933 fut la Charité de Jésus. Le groupe n’était lié à aucune organisation, il ne prévoyait ni votes ni promesses officielles. La vie commune était très intense; Il s’agissait d’être le plus possible uni au Christ au beau milieu du monde, d’en imiter la vie, d’obéir à l’Évangile et de le transmettre. Cela demandait une vie de prière forte qui se laisse conduire par la charité vers une action toujours plus concrète, qui voyait un frère dans le prochain, le traitait sans manœuvres, mais avec tout l’amour de Jésus. Cf. M. Delbrêl, « Réponse à une demande d’information à propos de sa vie», in https://bit.ly/3hVCXUX
[7]. En 1937 elle obtint son diplôme d’assistante sociale avec la note la plus élevée. Son mémoire sur «Ampleur et indépendance du service social» est aussitôt publié. En 1938 elle écrit la prière «Nous autres gens des rues» pour la revue Études Carmélitaines. Le 21 septembre 1939 elle est nommée assistante sociale dans la commune d’Ivry. En 1947 l’administration communale communiste est destituée, et Madeleine reçoit la charge de coordonner tout le service social. Au retour des communistes, en 1944, elle continuera son travail en collaborant avec tous.
© Traduction de Zenit