« S’agissant d’eau, d’hygiène, de pauvreté et de santé, nous traitons vraiment les questions que Jésus nous adressera au jugement final », affirme le cardinal Peter Turkson, qui évoque les initiatives du Saint-Siège pour l’accès universel à l’eau potable, dans cet entretien accordé à Zenit. Il dit sa préoccupation sur « les récentes spéculations sur l’eau » et « la tendance croissante à concevoir la santé comme un business ».
Au lendemain de la Journée mondiale de l’eau (22 mars), le préfet du Dicastère pour le service du développement humain intégral invite « à saisir le bouleversement brutal et généralisé de la pandémie comme une occasion de créer un avenir meilleur ».
Il appelle à gérer l’eau « comme un bien commun, en évitant de l’accaparer et de la concevoir comme une façon de s’enrichir » : « Autrement l’on finit par augmenter les inégalités, par offenser la dignité humaine, par ne pas réaliser les investissements les plus utiles, par polluer l’eau sans se soucier des conséquences. »
Il faut, estime le cardinal, « une forte volonté pour faire vraiment de cet accès une priorité ». Le préfet évoque en détails le projet « WASH » du Dicastère, en cours de réalisation au sein de centres de santé catholiques dans le monde entier : « Il faut comprendre ce qui manque, ce qui ne marche pas, ce qu’il faut faire. Sans se limiter au moment de l’intervention, mais aussi en se préoccupant de sa viabilité dans les années à venir : y a-t-il une ligne de budget spécifique pour WASH dans tous les centres de santé ? Y a-t-il une personne qui en est spécialement chargée ? (…) Les toilettes satisfont-elles les exigences des femmes ou des personnes en fauteuil roulant ? »
Eminence, quel est l’engagement du Saint-Siège en termes d’accès à l’eau ?
Le Saint-Siège oeuvre depuis des années au niveau international pour la réalisation du droit à l’eau potable et aux services d’hygiène pour tous, même avant que l’Assemblée générale des Nations unies ne reconnaisse ce droit il y a un peu plus de dix ans… L’accès à l’eau potable et aux services d’hygiène est une question de dignité humaine. C’est une question de vie et de santé, une condition pour le développement et pour la réalisation d’autres droits. On constate que les problèmes qui conditionnent cet accès sont liés à l’économie, à la pollution, parfois à des facteurs climatiques ou sociaux comme les discriminations et la corruption. Il faut alors une vision intégrale de l’accès à l’eau, et une forte volonté pour faire vraiment de cet accès une priorité. C’est l’esprit dans lequel on a préparé certains chapitres du document Aqua fons vitae publié l’an dernier, et les cinq webinaires que notre Dicastère organise avec différents partenaires, du 22 au 26 mars.
Vous avez lancé un appel pour garantir un accès à l’eau potable, à l’assainissement et à l’hygiène (le projet WASH) dans tous les centres de santé catholiques. Comment ont-ils répondu ?
Il y a eu de bonnes réponses, de la part de diocèses, de conférences épiscopales et de congrégations religieuses. Nous avons travaillé avec des franciscains, avec des camiliens, avec les Fatebenefratelli, les filles de la charité de S. Vincent de Paul – entre autres – et avec de nombreuses Caritas, ainsi qu’avec CUAMM Médecins pour l’Afrique. Le problème est très bien entendu et compris quand on enquête dans des zones plus pauvres ou isolées. Dans les pays majoritairement riches et industrialisés, par exemple, on a souvent une idée idyllique du travail des religieuses, des missionnaires ou des médecins catholiques en zone défavorisées. Ces personnes font sans aucun doute un travail formidable, avec dévouement et compétences, et elles méritent notre admiration, mais il ne faut pas croire qu’il n’existe pas de carences WASH, même sévères et étendues. Des carences qui mettent parfois en danger la santé de la population locale et du personnel de santé ! Souvent, il est plus facile de trouver des fonds pour un nouvel équipement que pour l’entretien de pompes, filtres, savons et toilettes. Et pourtant ce sont des éléments de base, pas optionnels.
Le communiqué du Dicastère parle d’environ 150 centres de santé dans 22 pays. Pourriez-vous nous en parler ?
Ces 22 pays sont un échantillon qui s’étend des Philippines à Haïti, avec de nombreux pays en Afrique. Les conditions WASH de centres de santé, petits et grands, appartenant à des diocèses ou à des congrégations, ont été évalués avec des questionnaires très détaillés et grâce au travail d’experts. Pour le moment, il ressort de l’analyse provisoire des résultats que ces centres touchent 28 millions de personnes. Dans certaines zones évidemment, il y a aussi des centres de santé non-catholiques qui peuvent servir la même population.
Quel est le travail à faire à présent ?
Il faut éveiller les consciences sur ces thèmes et favoriser une meilleure inclusion des défis WASH dans la gestion ordinaire des centres de santé, dans les diverses initiatives de financement des organismes catholiques et non-catholiques. Ces dernières années – déjà avant l’explosion de la pandémie de covid-19 -, les Nations unies aussi ont mis en évidence les conditions WASH des centres de santé. En réalité, dans de trop nombreux endroits du monde, ces conditions ne sont pas réunies.
Nous sommes en train d’analyser les résultats des évaluations réalisées dans tous les centres de santé, ainsi que les devis qui ont été faits. Il faut comprendre ce qui manque, ce qui ne marche pas, ce qu’il faut faire. Sans se limiter au moment de l’intervention, mais aussi en se préoccupant de sa viabilité dans les années à venir : y a-t-il une ligne de budget spécifique pour WASH dans tous les centres de santé ? Y a-t-il une personne qui en est spécialement chargée ? Existe-t-il des procédures pour vérifier les conditions WASH ? Les toilettes satisfont-elles les exigences des femmes ou des personnes en fauteuil roulant ? Plus tard, nous essaierons aussi de publier les données recueillies afin de contribuer à la recherche.
Quoi qu’il en soit, le Dicastère n’a pas vocation à rester en première ligne en continuant à piloter l’évaluation des conditions WASH dans chaque structure de santé catholique ! Nous avons simplement voulu encourager certains processus et donner une visibilité à la question.
Comment le Saint-Siège peut-il améliorer les conditions WASH dans certaines régions ? Peut-il avoir un impact sur des décisions publiques ?
L’Eglise fait beaucoup, elle est pionnière en matière d’assistance de santé et dispose d’un réseau important de centres de santé et de formations de médecins et d’infirmiers. Certains saints se sont dévoués à l’assistance sanitaire, pour le service des pauvres et des souffrants. Actuellement, le Dicastère met tout en oeuvre pour favoriser les synergies et les collaborations entre diverses organisations, universités et donateurs qui auparavant se parlaient peu, ou du moins ne parlaient pas de WASH. J’espère que notre travail – inspiré par d’autres et qui a bénéficié des suggestions et de l’accompagnement de personnes extérieures – pourra à son tour inspirer d’autres à s’engager en faveur de ces thèmes. Aussi bien au sein de l’Eglise qu’à l’extérieur. Je pense que d’autres organisations religieuses non-catholiques peuvent aussi souhaiter évaluer les conditions WASH de leurs centres de santé. Et tout cela sans se limiter aux centres de santé : les écoles aussi, par exemple, méritent notre attention. Je veux cependant confirmer que, s’agissant d’eau, d’hygiène, de pauvreté et de santé, nous traitons vraiment les questions que Jésus nous adressera au jugement final (cf. Mt 25: 31-45)! Comme disait saint Jean de la Croix, “à la fin de la vie nous serons jugés sur l’amour”!
De quelle façon ce travail peut-il être relié à des initiatives comme l’Economie de François (avec de jeunes économistes à Assise) et la Commission vaticane covid-19 ?
L’Economie de François exhorte à éviter une économie qui exclut et qui tue ; à saisir le bouleversement brutal et généralisé de la pandémie comme une occasion pour créer un avenir meilleur. Les récentes spéculations sur l’eau me préoccupent : nous devons la gérer comme un bien commun, en évitant de l’accaparer et de la concevoir comme une façon de s’enrichir. Autrement l’on finit par augmenter les inégalités, par offenser la dignité humaine, par ne pas réaliser les investissements les plus utiles, par polluer l’eau sans se soucier des conséquences. Je suis aussi préoccupé par la tendance croissante à concevoir la santé comme un business. La Commission vaticane covid-19 a cherché à regarder la pandémie de la perspective d’une écologie intégrale, en regardant la santé mentale dans une optique holistique et en lien avec les dimensions sociales, économiques, culturelles, environnementales, etc. La question de l’eau est essentiellement corrélée à celle de la santé. Le Dicastère a travaillé sur le projet WASH depuis le printemps 2019, avant que n’éclate la pandémie.
Le pape François parle d’une écologie intégrale. De quelle façon peut-elle être déclinée ?
Le quatrième chapitre de Laudato si’ parle de l’écologie intégrale: l’écologie culturelle, économique, sociale, environnementale; l’écologie des petits gestes quotidiens ; la bonne santé des institutions ; l’écologie humaine. Cette vision intégrale, associée au développement humain intégral, vise une «vie en plénitude» ou en abondance, comme le dit Jésus (cf. Jn 10,10). Avec un élément originel et fondamental comme l’eau, il est facile de comprendre la pertinence d’une approche intégrale. Même la dimension culturelle et liturgique nous y aide, quand on parle d’eau ! Toutes les dimensions de l’écologie intégrale convergent en évitant des visions fragmentées et en permettant une gestion de l’eau durable et viable. C’est important, en effet notre foi a une dimension sociale: elle nous conduit vers l’autre, vers la communauté, vers le soin de la planète. L’engagement de chacun de nous a besoin d’être renouvelé quotidiennement, grâce à trois piliers : la culture, l’éducation et la spiritualité. Je crois que sur ces thèmes, la contribution des familles in primis, puis de la société civile organisée, est fondamentale. Je terminerais en rappelant qu’il est nécessaire de s’interroger sur la façon dont les centres de santé parviennent à accueillir et à accompagner chaque personne humaine avec sa dignité, et aussi sur la façon dont ils peuvent réduire leur impact négatif sur leur environnement.
Propros recueillis par Anne Kurian-Montabone (Zenit)