Card. Cantalamessa, première prédication de carême 2021 © Vatican Media

Card. Cantalamessa, première prédication de carême 2021 © Vatican Media

« Savoir ce qu’est la volonté de Jésus, c’est plus facile… », par le card. Cantalamessa

Deuxième prédication de carême (texte complet)

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« La sainteté de Jésus consistait à toujours faire ce que le Père voulait. « Je fais toujours ce qui lui est agréable. » (Jn 8, 29) Essayons de nous demander le plus souvent possible, face à chaque décision à prendre et à chaque réponse à donner : « Dans le cas présent, qu’est-ce que Jésus aimerait que je fasse ? » et faisons-le sans tarder. Savoir ce qu’est la volonté de Jésus c’est plus facile que de savoir dans l’abstrait ce qu’est « la volonté de Dieu » (même si les deux choses coïncident réellement). Pour connaître la volonté de Jésus, nous n’avons rien d’autre à faire qu’à nous souvenir de ce qu’il dit dans l’Évangile. Le Saint-Esprit est là, prêt à nous le rappeler »: c’est la conclusion de cette deuxième prédication de carême du cardinal Raniero Cantalamessa ofmcap. pour la curie romaine, ce vendredi 5 mars 2021, dans la salle Paul VI du Vatican, alors que le pape François était dans l’avion pour Bagdad.

AB

 

Card. Raniero Cantalamessa ofmcap

 JESUS CHRIST, HOMME NOUVEAU

Deuxième prédication de Carême

 

La pensée moderne des Lumières est née à l’enseigne de la maxime de vivre « etsi Deus non daretur » – comme si Dieu n’existait pas. Le pasteur Dietrich Bonhoeffer a repris cette maxime et a essayé de lui donner un contenu chrétien positif. Dans ses intentions, elle n’était pas une concession à l’athéisme, mais un programme de vie spirituelle : faire son devoir même lorsque Dieu semble absent ; en d’autres termes, ne pas en faire un Dieu-bouche-trou, toujours prêt à intervenir là où l’homme a échoué.

Même présentée ainsi, cette maxime est discutable et a été – à juste titre – contestée. Mais elle nous intéresse ici aujourd’hui pour une toute autre raison. L’Église court un danger mortel, qui est celui de vivre « etsi Christus non daretur », comme si le Christ n’existait pas. C’est le présupposé tout le temps employé par le monde et ses moyens de communication pour parler de l’Église. Son histoire (surtout la négative, pas celle de la sainteté), son organisation, son point de vue sur les problèmes du moment, les faits et les ragots qui s’y trouvent, sont intéressants. La personne de Jésus est à peine mentionnée une fois. L’idée d’une alliance possible entre croyants et non-croyants, fondée sur des valeurs civiles et éthiques communes, sur les racines chrétiennes de notre culture, etc. a été proposée il y a quelques années – et est toujours vivante dans certains pays. Une compréhension, en d’autres termes, non pas basée sur ce qui s’est passé dans le monde avec la venue du Christ, mais sur ce qui s’est passé ensuite, après lui.

À cela s’ajoute un fait objectif, malheureusement inévitable. Le Christ n’entre dans aucun des trois dialogues les plus animés qui ont lieu aujourd’hui entre l’Église et le monde. Il n’entre pas dans le dialogue entre foi et philosophie, car la philosophie traite de concepts métaphysiques, et non de réalités historiques comme la personne de Jésus de Nazareth ; il n’entre pas dans le dialogue avec la science, avec laquelle on ne peut discuter que de l’existence ou non d’un Dieu créateur et d’un projet intelligent en dessous de l’évolution ; il n’entre pas, enfin, dans le dialogue interreligieux, où l’on traite de ce que les religions peuvent faire ensemble, au nom de Dieu, pour le bien de l’humanité.

Dans le souci – d’ailleurs très juste – de répondre aux exigences et aux provocations de l’histoire et de la culture, nous courons le danger mortel de nous comporter, nous aussi les croyants, « etsi Christus non daretur ». Comme si l’on pouvait parler de l’Eglise en dehors du Christ et de son Evangile. J’ai été fortement frappé par les paroles prononcées par le Saint-Père lors de l’audience générale du 25 novembre dernier. Il disait – et d’après le ton qu’il employait, on comprenait aisément qu’il était profondément touché par cela :

« Nous trouvons ici [dans les Actes des apôtres 2, 42) quatre caractéristiques essentielles de la vie ecclésiale : premièrement, l’écoute de l’enseignement des apôtres ; deuxièmement, la préservation de la communion réciproque ; troisièmement, la fraction du pain et, quatrièmement, la prière. Celles-ci nous rappellent que l’existence de l’Eglise a un sens si elle reste solidement unie au Christ, c’est-à-dire dans la communauté, dans sa Parole, dans l’Eucharistie et dans la prière. C’est la manière de nous unir, nous, au Christ. La prédication et la catéchèse témoignent des paroles et des gestes du Maître ; la recherche constante de la communion fraternelle préserve des égoïsmes et des particularismes ; la fraction du pain réalise le sacrement de la présence de Jésus parmi nous : Il ne sera jamais absent, dans l’Eucharistie, c’est vraiment Lui.  Il vit et marche avec nous. Et enfin, la prière, qui est l’espace de dialogue avec le Père, à travers le Christ dans l’Esprit Saint. Tout ce qui dans l’Eglise grandit en dehors de ces “coordonnées” est privé de fondement. »

Les quatre coordonnées de l’Église, on le voit, se réduisent, selon les mots du Pape, à une seule : rester ancré dans le Christ. Tout cela a fait naître en moi le désir de dédier ces méditations de Carême à la personne de Jésus-Christ. J’ai dû surmonter – et j’ai dû commencer par moi – une objection. Un regard à l’index des documents de Vatican II, sous la rubrique « Jésus-Christ », ou un rapide coup d’œil aux documents pontificaux de ces dernières années nous en dit infiniment plus sur lui que ce que nous pourrons dire dans ces brèves méditations de Carême. Pourquoi alors avoir choisi ce thème ? C’est qu’ici nous ne parlerons que de lui, comme si lui seul existait et que cela valait la peine de ne s’occuper que de lui (ce qui est, en fin de compte, la vérité !).

Nous pouvons le faire parce que nous ne sommes pas contraints, comme l’est le Magistère, de nous occuper en même temps d’autres choses : des problèmes pastoraux, des problèmes éthiques, sociaux, environnementaux, et en ce moment des problèmes créés par la pandémie. Veillons attentivement, bien sûr, à ne pas faire que ce que nous faisons ici, mais aussi à ne pas nous abstenir de le faire. De mon expérience avec la télévision, j’ai appris une chose. Il existe différentes façons de cadrer un objet. Il y a le « plan large », dans lequel on cadre la personne qui parle avec tout ce qui l’entoure ; puis il y a le « gros plan », dans lequel on ne cadre que la personne qui parle, et enfin il y a ce qu’on appelle le « très gros plan » dans lequel on ne fixe que le visage de la personne qui parle ou même ses yeux. Ici, dans ces méditations, nous nous proposons de faire, avec l’aide de Dieu, quelques très gros plans sur la personne de Jésus-Christ.

Notre intention n’est pas apologétique, mais spirituelle. En d’autres termes, nous ne parlons pas pour convaincre les autres – les non-croyants – que Jésus-Christ est Seigneur, mais pour qu’il devienne toujours plus le Seigneur de notre vie, notre tout, au point de nous sentir, nous aussi, comme l’Apôtre, « saisis par le Christ » (Ph 3, 12) et de pouvoir dire avec lui – au moins comme un désir – « En effet, pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 21). La question qui nous accompagnera ne sera donc pas : « Quelle place Jésus occupe-t-il aujourd’hui dans le monde ou dans l’Église ? », mais : « Quelle place Jésus occupe-t-il dans ma vie ? » Ce sera d’ailleurs la meilleure façon d’inviter les autres à s’intéresser au Christ, le moyen le plus efficace pour évangéliser.

Mais avant tout, une précision. De quel Christ allons-nous parler ? Il y a, en fait, différents « Christs » : le Christ des historiens, celui des théologiens, des poètes, il y a même le Christ des athées[1]. Nous parlerons du Christ des évangiles et de l’Église. Plus précisément, du Christ du dogme catholique que le Concile de Chalcédoine en 451 a défini en des termes qu’il est bon, une fois de temps en temps, de réentendre, au moins en partie, dans le texte original :

A la suite des saints Pères, nous enseignons unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d’une âme rationnelle et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l’humanité, « semblable à nous en tout, à l’exception du péché » (He 4, 15) […] Un seul et même Christ, Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, […] nullement supprimée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune […] réunies en une seule personne et une seule hypostase[2].

Nous pouvons parler d’un triangle dogmatique sur le Christ, les deux côtés étant l’humanité et la divinité du Christ, et le sommet l’unité de sa personne.

Le dogme christologique ne se veut pas être une synthèse de toutes les données bibliques, une sorte de distillation qui renferme en elle-même toute l’immense richesse des affirmations concernant le Christ qu’on lit dans le Nouveau Testament, réduisant tout à cette maigre formule, bien sèche : « deux natures, une personne ». Si tel était le cas, le dogme serait extrêmement réducteur et même dangereux. Mais ce n’est pas le cas. L’Eglise croit et prêche sur le Christ tout ce que le Nouveau Testament dit de lui, sans en rien exclure. Par le biais du dogme, elle n’a fait que chercher à dessiner un cadre de référence, à établir une sorte de « loi fondamentale » que toute affirmation sur le Christ se doit de respecter. Tout ce qui est dit sur le Christ doit désormais respecter ce fait certain et incontestable, à savoir qu’il est Dieu et homme en même temps – mieux encore, dans la même personne.

Les dogmes sont des « structures ouvertes » (Bernhard Lonergan), prêtes à accueillir tout ce que chaque époque découvre de nouveau et d’authentique dans la Parole de Dieu, autour de ces vérités qu’ils ont cherché à définir et non à enfermer. Ils sont ouverts à une évolution de l’intérieur, à condition qu’elle soit toujours « dans le même sens et selon les mêmes lignes ». C’est-à-dire sans que l’interprétation donnée à une époque contredise celle de l’époque précédente. S’approcher du Christ par la voie du dogme ne signifie donc pas se résigner à répéter avec lassitude les mêmes sur lui, en changeant peut-être seulement les mots. Cela signifie lire l’Écriture dans la Tradition, avec les yeux de l’Église, c’est-à-dire en la lisant d’une manière toujours ancienne et toujours nouvelle.

Le Christ homme parfait

Voyons ce que tout cela signifie, appliqué au dogme de l’humanité parfaite du Christ, qui est le « très gros plan » que nous voulons faire sur Jésus dans cette méditation.

Au cours de la vie terrestre de Jésus, personne n’a jamais pensé à mettre en doute la réalité de l’humanité du Christ, c’est-à-dire le fait qu’il fût vraiment un homme comme les autres. Lorsqu’il parle de l’humanité de Jésus, le Nouveau Testament se montre plus intéressé par sa sainteté que par sa vérité ou sa réalité, c’est-à-dire plus par sa perfection morale que par sa complétude ontologique.

Au moment du concile de Chalcédoine, cette idée de l’humanité du Christ n’a pas changé, mais on ne met plus l’accent sur elle. Pour contrer l’hérésie docète, l’Église a dû affirmer que le Christ avait revêtu une vraie chair humaine ; pour contrer l’hérésie apollinienne, qu’il avait aussi eu une âme humaine ; et pour contrer l’hérésie monothélite, elle devra lutter plus tard, au VIIème siècle, pour faire reconnaître l’existence en Christ aussi d’une volonté, et donc d’une liberté, vraiment humaine. En raison des hérésies mentionnées, tout l’intérêt pour le Christ « homme » passe du problème de la nouveauté, ou de la sainteté, de cette humanité, à celui de sa vérité ou de sa complétude ontologique.

Le Nouveau Testament, comme je le disais, ne cherche pas tant à affirmer que Jésus est un « vrai » homme qu’à affirmer qu’il est l’homme « nouveau ». Il est défini par saint Paul comme « le dernier Adam » (eschatos), c’est-à-dire « l’homme définitif » (cf. 1 Co 15, 45s ; Rm 5, 14). Le Christ a révélé l’homme nouveau, celui « créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté conformes à la vérité » (Ep 4, 24 ; cf. Col 3, 10). Jésus Christ est « le Saint de Dieu », c’est ainsi qu’il est solennellement proclamé à deux moments de sa vie terrestre (…). Jésus n’est pas tant l’homme qui ressemble à tous les autres hommes, que l’homme auquel tous les autres hommes doivent ressembler. C’est de lui seul que l’on doit dire ce que les philosophes grecs disaient de l’homme en général, à savoir qu’il est « la mesure de toutes choses » !

Une fois que nous avons assuré la donnée dogmatique et ontologique de la parfaite humanité du Christ, nous pouvons aujourd’hui revenir à la valorisation de cette donnée biblique primaire. Nous devons le faire également pour une autre raison. Personne ne nie aujourd’hui que Jésus était un homme, comme le faisaient les docteurs et autres négateurs de la pleine humanité du Christ. Au contraire, on assiste à un phénomène étrange et inquiétant : d’aucuns affirment la « vraie » humanité du Christ comme une alternative tacite à sa divinité, comme une sorte de contrepoids.

C’est une sorte de course générale à qui ira le plus loin dans l’affirmation de la « pleine » humanité de Jésus de Nazareth, jusqu’à lui attribuer non seulement la souffrance, l’angoisse, la tentation, mais aussi le doute et même la possibilité de commettre des erreurs. Ainsi, le dogme de Jésus « vrai homme » est devenu, soit une vérité acquise qui ne dérange et n’inquiète personne, soit, pire encore, une vérité dangereuse qui sert à légitimer, plutôt qu’à remettre en cause, la pensée séculaire. Affirmer la pleine humanité du Christ aujourd’hui, c’est comme enfoncer une porte ouverte.

La sainteté du Christ

Consacrons donc ce qu’il nous reste de temps à contempler (c’est le mot juste) la sainteté du Christ, à nous laisser éblouir par elle, avant d’en tirer des conséquences au niveau de l’agir. Voilà le « très gros plan » sur Jésus que nous voulons faire dans cette méditation : nous laisser fasciner par la beauté infinie du Christ, « beau, comme aucun des enfants de l’homme » (Ps 44, 3).

L’observation des évangiles nous fait voir que la sainteté de Jésus n’est pas qu’un principe abstrait, ou une déduction métaphysique, mais qu’il s’agit d’une véritable sainteté, vécue à chaque instant et dans les situations les plus concrètes de la vie. Pour prendre un exemple, les Béatitudes ne sont pas seulement un beau programme de vie que Jésus trace pour les autres ; c’est sa vie même et son expérience qu’il révèle aux disciples, les appelant à entrer dans sa propre sphère de sainteté. Les Béatitudes sont l’autoportrait de Jésus.

Il enseigne ce qu’il fait ; c’est pourquoi il peut dire : « devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Il dit qu’il pardonne à ses ennemis, mais il va lui-même jusqu’à pardonner à ceux qui le crucifient, avec ces mots : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Ce n’est du reste pas tel ou tel épisode qui se prête à illustrer la sainteté de Jésus, mais toute action, toute parole qui sort de sa bouche.

À côté de cet élément positif qui consiste en une adhésion constante et absolue à la volonté du Père, la sainteté du Christ comporte également un élément négatif qui est l’absence absolue de tout péché : « Qui d’entre vous pourrait faire la preuve que j’ai péché ? » dit Jésus à ses adversaires (Jn 8, 46). Sur ce point, nous avons un chœur unanime de témoignages apostoliques : « Celui qui n’a pas connu le péché » (2 Co 5, 21) ; « Lui n’a pas commis de péché ; dans sa bouche, on n’a pas trouvé de mensonge » (1 P 2, 22) ; « éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance, excepté le péché » (H » 4, 15) ; « C’est bien le grand prêtre qu’il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs » (He 7, 26). Dans sa première lettre, Jean ne se lasse pas de proclamer : « lui-même est pur (…) il n’y a pas de péché en lui (…) lui, Jésus, est juste » (1 Jn 3, 3-7).

La conscience de Jésus est pure comme le cristal. Jamais le moindre aveu de faute, ni la moindre demande d’excuses et de pardon, que ce soit envers Dieu ou envers les hommes. Toujours la tranquille certitude d’être dans la vérité et dans le droit, d’avoir bien agi ; ce qui est tout autre chose que la présomption humaine de justice. Aucun autre personnage de l’Histoire n’a osé dire la même chose de lui-même.

Une telle absence de faute – et d’admission de faute ! – n’est pas liée à tel ou tel passage ou expression de l’Evangile, dont on peut douter de l’historicité, mais transpire de tout l’Evangile. C’est un style de vie qui se reflète en tout. On pourra fouiller dans les plis les plus cachés des évangiles, le résultat est toujours le même. L’idée d’une humanité exceptionnellement sainte et exemplaire ne suffit pas à tout expliquer. En fait, celle-ci serait plutôt démentie par cela. Cette assurance, cette exclusion du péché, que nous voyons en Jésus, indiqueraient en effet une humanité exceptionnelle, mais exceptionnelle dans l’orgueil, pas dans la sainteté. Une telle conscience est, soit en soi le plus grand péché jamais commis – plus grand que celui de Lucifer – soit au contraire la pure vérité. La résurrection du Christ est la preuve concrète que c’était bien la pure vérité.

« Sanctifiés en Jésus-Christ »

Voyons maintenant ce que la sainteté du Christ signifie pour nous. Et nous voilà immédiatement accueillis par une bonne nouvelle. Il y a en effet une bonne nouvelle, une joyeuse annonce, quant à la sainteté du Christ. Ce n’est pas tant le fait que Jésus soit le Saint de Dieu, ni le fait que nous devons nous aussi être saints et sans tache. Non, l’heureuse surprise est que Jésus nous communique, nous donne, nous offre sa sainteté. Que sa sainteté est aussi la nôtre. Davantage : qu’il est lui-même notre sainteté.

Tout parent humain peut transmettre à ses enfants ce qu’il a, pas ce qu’il est. Ce n’est pas parce qu’il est artiste, scientifique ou même saint, que ses enfants vont également naître artistes, scientifiques ou saints. Il peut tout au plus les enseigner, leur donner un exemple, mais pas transmettre ce qu’il est comme par héritage. Jésus, à l’inverse, par le baptême, nous transmet non seulement ce qu’il a, mais aussi ce qu’il est. Il est saint et fait de nous des saints ; il est le Fils de Dieu et fait de nous des enfants de Dieu.

Vatican II le réaffirme également : « Appelés par Dieu, non au titre de leurs œuvres mais au titre de son dessein gracieux, justifiés en Jésus notre Seigneur, les disciples du Christ sont véritablement devenus par le baptême de la foi, fils de Dieu, participants de la nature divine et, par-là même, réellement saints » (LG, 40). La sainteté chrétienne, avant d’être un devoir, est un don.

Que pouvons-nous faire pour accueillir ce don et en faire, pour ainsi dire, une expérience vécue et pas seulement une expérience à laquelle on croit ? La première réponse, fondamentale, c’est la foi. Pas n’importe quelle foi, mais la foi par laquelle nous nous approprions ce que le Christ a acquis pour nous. La foi qui est pleine d’audace et donne un coup de pouce à notre vie chrétienne. Paul a écrit : « Le Christ Jésus […] est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification, rédemption. Ainsi, comme il est écrit : Celui qui veut être fier, qu’il mette sa fierté dans le Seigneur » (1 Co 1, 30-31). Ce que le Christ est devenu « pour nous » – justice, sanctification et rédemption – nous appartient ; il est plus à nous que si nous l’avions fait nous-mêmes ! « Puisque ne nous appartenons plus, mais que nous appartenons au Christ, qui nous a rachetés à grands frais, il s’ensuit », écrit le grand maître byzantin Cabasilas, « que ce qui est au Christ nous appartient ; il est plus à nous que ce qui vient de nous[3] ».

Je ne me lasse pas de répéter, à cet égard, ce que saint Bernard écrivait :

Mais pour moi, ce que je ne trouve pas en moi, je le prends [dans l’original, usurpe !] avec confiance dans les entrailles du Sauveur, parce qu’elles sont toutes pleines d’amour […]. La miséricorde du Seigneur est donc la matière de mes mérites. J’en aurai toujours tant qu’il daignera avoir de la compassion pour moi. Et ils seront abondants si les miséricordes sont abondantes. […] Sera-ce ma propre justice que je célébrerai ? « Je revivrai les exploits du Seigneur en rappelant que ta justice est la seule » (cf. Ps 71, 16).  Non, Seigneur, je me souviendrai de votre seule justice. Car la vôtre est aussi la mienne, parce que vous êtes devenu ma propre justice (cf. 1 Co 1, 30)[4].

Nous ne devons pas nous résigner à mourir avant d’avoir fait, ou renouvelé, cette sorte de « coup de main » que nous suggère saint Bernard. Cette sainte audace ! Saint Paul exhorte souvent les chrétiens à « se débarrasser de l’homme ancien » et à « se revêtir du Christ[5] ». L’image de se débarrasser et de se revêtir n’indique pas une opération purement ascétique, consistant à abandonner certains « vêtements » et à les remplacer par d’autres, c’est-à-dire à abandonner les vices et acquérir des vertus. C’est avant tout une opération à faire par le moyen de la foi. Dans un moment de prière, en ce temps de Carême, plaçons-nous devant le Crucifié et, par un acte de foi, remettons-lui tous nos péchés, notre misère passée et présente, comme celui qui se dépouille et jette au feu ses guenilles sales ; puis il se revêt de la justice que le Christ a acquise pour lui. Il dit, comme le publicain dans le temple : « Mon Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis ! » Et lui aussi rentre chez lui « justifié » (cf. Lc 18, 13-14).

Certains Pères de l’Église ont rassemblé dans une image ce grand secret de la vie chrétienne. Imaginez, disent-ils, qu’un combat épique a eu lieu dans le stade. Un homme courageux a affronté le tyran cruel qui a asservi la ville et, au prix d’énormes efforts et souffrances, il l’a vaincu. Tu étais dans les gradins, tu n’as pas combattu, tu n’as ni lutté, ni subi de blessures. Mais si tu admires cet homme courageux, si tu te réjouis avec lui de sa victoire, si tu l’entrelaces de couronnes, si tu provoques et remues l’assemblée pour lui, si tu t’inclines joyeusement devant le vainqueur, que tu lui baises la tête et lui serres la main droite ; bref, si tu délires au point de considérer sa victoire comme la tienne, je t’assure que tu auras certainement part au prix du vainqueur.

Mais il y a davantage. Supposons que le vainqueur n’ait pas besoin du prix qu’il a remporté, mais qu’il désire, plus que toute autre chose, voir son partisan honoré et qu’il considère le couronnement de son ami comme la récompense de son combat ; dans ce cas, cet homme n’obtiendra-t-il pas la couronne, même s’il n’a ni peiné ni subi de blessures ? Bien sûr, qu’il l’obtiendra ! C’est ainsi, disent ces Pères, que cela se passe entre le Christ et nous. C’est lui le courageux qui sur la croix a vaincu le grand tyran du monde et nous a rendu la vie[6]. Il nous est demandé de ne pas être des « spectateurs » distraits par toute cette souffrance et tout cet amour. Saint Jean Chrysostome écrit :

Nous n’avons pas ensanglanté d’armes, nous ne nous sommes pas rangés en bataille, nous n’avons pas reçu de blessures, nous n’avons pas soutenu de guerre ; et nous avons remporté la victoire : c’est le Seigneur qui a combattu, et c’est nous qui avons obtenu la couronne. Puis donc que la victoire nous est propre, faisons éclater notre joie comme les soldats, chantons tous aujourd’hui l’hymne de la victoire ; écrions-nous en louant le Seigneur[7].

Bien sûr, tout ne s’arrête pas là. De l’appropriation, il nous faut passer à l’imitation. Le texte du Concile rappelé sur la sainteté comme don continue en disant : « Cette sanctification qu’ils ont reçue, il leur faut donc, avec la grâce de Dieu, la conserver et l’achever par leur vie. C’est l’apôtre qui les avertit de vivre « comme il convient à des saints«  (Ep 5, 3), de se revêtir « puisque […] choisis par Dieu, […] sanctifiés, aimés par lui, de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience«  (Col 3, 12), portant les fruits de l’Esprit pour leur sanctification (cf. Ga 5, 22 ; Rm 6, 22)[8] ».

Mais nous avons tant d’autres occasions de parler et d’entendre parler de notre devoir d’imiter le Christ et de cultiver les vertus, qu’il est bon, pour une fois, de nous arrêter ici. Aussi parce que si nous ne faisons pas ce premier saut dans la foi qui nous ouvre à la grâce de Dieu, nous n’irons jamais très loin dans l’imitation. « On n’arrive pas des vertus à la foi – disait saint Grégoire le Grand – mais de la foi aux vertus ».

Si nous ne voulons vraiment pas nous quitter sans avoir au moins un petit but pratique, en voici un qui peut nous aider. La sainteté de Jésus consistait à toujours faire ce que le Père voulait. « Je fais toujours ce qui lui est agréable. » (Jn 8, 29) Essayons de nous demander le plus souvent possible, face à chaque décision à prendre et à chaque réponse à donner : « Dans le cas présent, qu’est-ce que Jésus aimerait que je fasse ? » et faisons-le sans tarder. Savoir ce qu’est la volonté de Jésus est plus facile que de savoir dans l’abstrait ce qu’est « la volonté de Dieu » (même si les deux choses coïncident réellement). Pour connaître la volonté de Jésus, nous n’avons rien d’autre à faire qu’à nous souvenir de ce qu’il dit dans l’Évangile. Le Saint-Esprit est là, prêt à nous le rappeler.

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Traduit de l’Italien par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes.

 

NOTES

[1] Cf. Milan Machovec, Jésus pour les athées, Mame, 2010.

[2] Denzinger – Schonmetzer, Enchiridion Symbolorum, nr. 301-302

[3] N. Cabasilas, La vie en Christ, IV, 6.

[4] Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, LXI, 4-5.

[5] Cf. Col 3, 9 ; Rm 13, 14 ; Ga 3, 27 ; Ep 4, 24.

[6] Cf. N. Cabasilas, La vie en Christ, 5.

[7] Saint Jean Chrysostome, HOMÉLIE SUR LE MOT CŒMETERIUM ET SUR LA CROIX, 2.

[8] LG, 40.

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Raniero Cantalamessa

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