« Rappeler de vive voix qu’il existe une fraternité vraie, réelle et originale qui appartient à la foi chrétienne et qui trouve toutefois un écho dans d’autres religions et philosophies », écrit Mgr Rino Fisichella, « est une tentative que les chrétiens ne peuvent laisser échapper ». A notre époque de mondialisation, explique-t-il, les chrétiens sont appelés à témoigner qu’un dialogue fondé sur la fraternité est possible entre les peuples et entre les religions.
Dans L’Osservatore Romano du 3 novembre 2020, le président du Conseil pontifical pour la nouvelle Évangélisation propose une réflexion sur la dernière encyclique du pape François, Fratelli tutti. Intitulé « La fraternité dans l’encyclique du pape. Un dénominateur commun pour le dialogue et la rencontre », l’article invite à lire l’encyclique « dans une attitude d’accueil » pour mieux saisir « l’intention de l’auteur » et à « se laisser provoquer par le texte » en en respectant « la dimension globale ».
Voici notre traduction de l’article de Mgr Fisichella publié en italien .
HG
La fraternité dans l’encyclique du pape
Un dénominateur commun pour le dialogue et la rencontre
Un enseignement comporte toujours une consigne qui est donnée pour que d’autres puissent participer à cette expérience. L’encyclique appartient à l’enseignement ordinaire du magistère et, avec Fratelli tutti, le pape François entend délivrer un message à la lumière de la fraternité et de l’amitié sociale. Entrer dans cet enseignement nécessite de ne pas attribuer à l’encyclique sa propre compréhension préalable mais de se mettre dans une attitude d’accueil pour s’assurer avant tout de l’intention de l’auteur. Une règle fondamentale pour une correcte herméneutique consiste en effet à se laisser provoquer par le texte avant de lui faire dire ce que l’on voudrait, selon ses propres intentions. En ce sens, une lecture cohérente de n’importe quel texte impose d’en respecter la dimension globale avant de s’arrêter au détail et la sagesse de ne jamais sortir une expression du contexte dans lequel elle est employée et prend tout son sens.
Frères, fraternité, relation fraternelle sont des termes qui reviennent fréquemment dans l’encyclique, souvent employés comme synonymes, même si la sémantique souligne certaines nuances qui en caractérisent le sens. Il peut être utile de prendre entre les mains le texte du pape en partant de ces concepts pour entrer davantage dans son enseignement. La catégorie de fraternité semble être utilisée par François pour essayer de trouver, à l’époque de la mondialisation, un dénominateur commun qui puisse permettre le dialogue et une confrontation sincère entre les personnes qui habitent notre petit monde. La tentative est louable. En d’autres périodes de l’histoire, les chrétiens ne se sont pas dérobés à cette entreprise. Forts du commandement de l’évangélisation, ils ont toujours emprunté ce chemin pour comprendre quelle était la meilleure voie à suivre.
Au début de notre histoire, par exemple, l’expérience de Justin qui, dans son Dialogue avec Triphon, ne fait pas autre chose que de suivre la voie de la rencontre avec son interlocuteur païen pour annoncer la nouveauté de la foi chrétienne, est frappante. De la même manière, Thomas d’Aquin écrit sa Somme contre les Gentils dans le but de dialoguer avec les juifs et les musulmans. Ne pouvant le faire à la lumière de la Bible, il trouva dans la catégorie de la « raison » l’espace nécessaire pour un dialogue universel. De nos jours, cette encyclique de François nous parvient avec la catégorie de la « fraternité », exprimant sa préoccupation de trouver une interface commune pour le dialogue entre les peuples et les religions. Son intention est claire : « Bien que je l’aie écrite à partir de mes convictions chrétiennes qui me soutiennent et me nourrissent, j’ai essayé de le faire de telle sorte que la réflexion s’ouvre au dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté. » (n.6).
Les termes employés par le pape François s’inscrivent cependant dans le sillage d’au moins trois contextes particuliers qu’il est bon de ne pas oublier. Le premier est l’horizon de la spiritualité franciscaine. Le pape l’explicite dès le début de l’encyclique lorsqu’il rappelle que le nom utilisé pour le saint d’Assise lui était adressé en raison de son amour évangélique envers tous, proches et lointains – pas seulement dans le sens spatial – pour proposer « un mode de vie au au parfum d’Evangile » (n.1). Pour saint François, qui appelait « sœur » même la mort, l’essentiel consistait à reconnaître chaque personne, sans aucune distinction en fonction de la couleur de sa peau, de son statut social, de sa religion ou de son sexe, comme un frère ou une sœur à aimer. Les appeler frères et sœurs était l’instrument, la médiation pour faire émerger le véritable contenu de sa foi : l’amour de Jésus-Christ. Si l’on devait supprimer cette composante, on détruirait l’originalité même de la foi et avec elle l’exigence de l’évangélisation comme témoignage de la rencontre avec le Ressuscité qui envoie ceux qui croient en lui participer à la transformation du monde avec un nouveau style de vie.
Le second contexte auquel se référer est le renvoi à la parabole du bon Samaritain « une image éclairante, capable de mettre en évidence l’option de fond que nous devons prendre pour reconstruire ce monde » (n. 67). Ce n’est pas un hasard si, après avoir commenté la parabole, le pape intitule les paragraphes concernant sa mise en œuvre « Recommencer ». C’est exactement cela. Il s’agit de repartir encore une fois de l’Evangile, parce qu’il n’y a pas d’autre alternative pour un croyant. « L’histoire du bon Samaritain se répète : il devient de plus en plus évident que la paresse sociale et politique fait de nombreuses parties de notre monde des chemins déserts » (n.71), qui requièrent notre présence concrète, sans détourner le regard ailleurs par peur, manque d’intérêt ou indifférence.
Quand quelqu’un a besoin d’aide, c’est là que l’on est appelé à agir avec miséricorde parce que l’on reconnaît la présence d’un frère et d’une sœur qui souffre ». Parmi les pauvretés les plus émergentes aujourd’hui, on ne peut nier que celle de l’émigration et des injustices sociales aient le dessus en raison des causes historiques que l’on connaît. Demander au moins la solidarité au nom de la fraternité est le commandement évangélique à être miséricordieux comme le Père. La miséricorde constitue la toile de fond pour reconnaître un frère dans le besoin et ne pas passer outre. Le troisième contexte est l’évocation de Charles de Foucauld, un saint de notre temps qui a su donner un témoignage fécond en vertu de sa foi dans le Christ, devenant le dernier avec les derniers du désert africain au point d’être reconnu comme le « frère universel » (N. 286-287).
Quand un chrétien va à la recherche d’un dénominateur commun, il ne le fait pas sans sa propre foi. Parfois, c’est comme s’il la mettait entre parenthèses pour élargir son regard et trouver un espace dans lequel rassembler l’essentiel de ses convictions de manière à exprimer au mieux sa recherche. C’est cela, finalement, la vraie dimension de la foi : une recherche qui ne cesse jamais d’interroger non seulement les contenus de la foi, mais la réalité même à laquelle il faut apporter une réponse. Une foi détachée de la réalité, qui se concrétiserait dans les différentes cultures et dans les personnes qui les habitent, serait une théorie et non la réponse à la demande de sens. Dans cet horizon, il est nécessaire de placer la dynamique même de la foi qui ne s’isole pas du monde en créant des bastions insurmontables pour se sentir en sécurité.
La sécurité lui est déjà donnée par la Parole de Dieu qui l’oblige à suivre de nouvelles voies sous l’action permanente de l’Esprit Saint. Parmi celles-ci, il y a celle de la rencontre qui la conduit non seulement à regarder ce que la culture d’aujourd’hui impose, mais surtout à écouter chaque homme et chaque femme rencontrés sur son chemin, pour trouver une voie commune. Comment annoncer l’Évangile aujourd’hui si les catégories sont tellement différentes et si chacun semble de plus en plus se replier sur soi sans vouloir entrer en relation ? Rappeler de vive voix qu’il existe une fraternité vraie, réelle et originale qui appartient à la foi chrétienne et qui trouve toutefois un écho dans d’autres religions et philosophies est une tentative que les chrétiens ne peuvent laisser échapper. Il en va de la crédibilité de leur présence dans ce monde globalisé qui, tout en imposant des modèles souvent en opposition avec les traditions des peuples, requiert pourtant la présence d’hommes et de femmes encore témoins de l’efficacité de l’amour pour chaque visage que nous rencontrons.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat