Jean Tonglet © Tonalestate

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Tonalestate 2020 : « réconcilier la justice et le cœur »

Réflexions du p. Joseph Wresinski sur les pauvres

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« Sans justice, sans droits, l’amour devient paternalisme, supériorité, maintenant les plus pauvres dans la dépendance », affirme Jean Tonglet, volontaire permanent du mouvement ATD (Agir Tous pour la Dignité) Quart Monde, fondé par le père Joseph Wresinski (1917-1988) : « Le père Joseph en parlait en 1987 en évoquant la nécessité de réconcilier la justice et le cœur. »

Nous publions le texte de Jean Tonglet préparé pour le traditionnel Congrès International sur le dialogue inter-culturel Tonalestate 2020 qui s’est tenu cette année en mode virtuel. L’événement a lieu chaque année dans les Alpes italiennes, à Ponte di Legno et au Col du Tonale, entre Brescia et Trente.

Tonalestate est une association culturelle qui « souhaite proposer des expositions, des films et des rencontres avec des personnalités qui parlent des besoins et des désirs de l’homme d’aujourd’hui, de l’homme qui vit dans la mondialisation », lit-on sur le site de l’association.

Jean Tonglet se consacre aujourd’hui à la diffusion des œuvres et de la pensée du père Wresinski.

Voici son texte écrit en italien et traduit par l’auteur même.

MD

« Du plus loin que je me replonge dans mes souvenirs d’enfance jusqu’au jour présent, les plus pauvres me sont apparus comme des familles – tout un peuple en fait – auxquelles il était interdit d’habiter le monde des autres. D’habiter la ville, le pays, la terre. Car pouvait-on appeler « habiter » cette façon de s’entasser, de se terrer, de s’abriter par des moyens de fortune, dans le quartier à la lisière duquel ma propre famille vivait dans un taudis ? Population reléguée dans la basse ville d’Angers, dans des mansardes, dans quelques pièces sur cour ou n’entrait jamais le soleil, dans un réduit sans fenêtre, au bout d’un couloir, dans un sous-sol jamais conçu pour servir de logement ».

C’est avec ces mots que le père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement International ATD Quart Monde, ouvrait sa contribution à la réflexion fondamentale sur les Droits de l’homme menée par la Commission nationale consultative des Droits de l’homme, au début de l’année 1988, quelques semaines à peine avant sa mort.

Il poursuivait en racontant son arrivée, en 1956, au camp des Sans Logis à Noisy-le-Grand, « bout du monde où des centaines de familles avec plus de mille enfants s’abritaient dans des « igloos » en fibrociment qu’ailleurs on réservait aux cochons – même cela à titre provisoire, car qui pouvait admettre longtemps cette « lèpre » aux portes de Paris ? Là encore, je retrouvais des familles traitées en objets de mesures, d’aides et de contrôles, plutôt qu’en sujets de droit. Des familles n’ayant pour seule identité qu’une appellation négative : « asociales », « inadaptées », « lourdes » la seule étiquette à peu près neutre de « sans-abri » leur étant peu à peu subtilisée ».

Évoquant l’extension progressive du Mouvement dans le monde, il nous parlait ensuite des « familles à la rue dans les grandes villes d’Amérique du Nord, leur identité familiale annulée pour être entassées, les enfants et les mères d’un côté, les pères de l’autre, dans les « hôtels » de l’assistance…  Des familles d’Amérique latine qui ont fui la campagne et la famine pour s’accrocher aux abords d’un ravin près de la capitale. Parmi elles, les naissances et les décès ne sont pas enregistrés, parce qu’elles ne devraient pas se trouver à cet endroit interdit à l’habitation. Quand la pluie tropicale entraîne une cabane dans l’abîme, des enfants auront vécu et péri sans jamais avoir existé pour les administrations. Pas plus que n’existent dans les registres et les statistiques nationales et internationales, les familles installées sur une terre marécageuse au bord d’une baie, quelque part dans les Antilles. Elles s’y trouvent en fraude et quand le bulldozer arrive pour aménager le terrain pour une autre destination, personne ne saura jamais les centaines d’abris, les humbles possessions réduites en poussière. Personne ne saura où errent, où se cachent maintenant ces familles désirées nulle part ».

Il concluait ainsi : « Plus l’homme est pauvre, plus sa case est basse, sa cahute fragile, sa soupente exiguë et humide, son taudis délabré, sa cabane située dans les recoins les plus infestés de vermine d’un bidonville, le plus loin d’une eau même stagnante et polluée. Et plus il faut se courber pour y entrer, se serrer les uns sur les autres dans un surpeuplement qui entame toute harmonie de vie. Car la précarité de l’habitat engendre l’insécurité des relations, de l’amitié entre voisins, de l’amour entre époux, entre parents et enfants. Naissent alors le désordre et la violence. Ainsi, les familles, par leur misère, deviennent peu à peu des indésirables, source de répugnance et de peur pour leur environnement. On les pourchassera, si ce n’est elles-mêmes qui prennent la fuite.

Au bout du cheminement des plus pauvres devenus des sans-abri, se trouvent ainsi les terrains vagues, les sous-bois, les zones périphériques urbaines provisoirement sans usage, mais où le bulldozer risque d’arriver demain. Au bout du chemin se trouvent le squattage, l’occupation « sauvage » et, pour les enfants, la nuit sous les étales d’un marché, dans l’entrée d’un cinéma, la journée consacrée à inventer la survie dans les rues, les parkings ou sur les plages des métropoles.

Le bout du chemin, c’est surtout de passer d’une identité déjà négative à cette sorte de non-identité, de non-existence administrative, à cette disparition de tout registre, de toute statistique. Des êtres humains, des familles n’apparaissent alors qu’à la manière de fantômes : on les a vus, mais on ne sait plus où, ni combien ils sont ».

En réfléchissant à l’Urbe, à la ville, nous réalisons, si nous prenons la peine d’écouter la voix des plus pauvres, à quel point cette Urbe a été trahie, n’a pas honoré ses promesses. Les plus pauvres en sont les révélateurs à travers leur vie quotidienne, leur expérience, leurs luttes pour exister envers et contre tout.

L’Urbe trahie, Charles Péguy la décrivait ainsi dans son essai « De Jean Coste » paru dans les Cahiers de la Quinzaine, en 1902, en parlant de la trahison du pacte ou du contrat civil et social : »Une seule misère suffit à condamner une société. Il suffit qu’un seul homme soit tenu, ou sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul. Aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez forme une cité d’injustice et de haine ».

À l’opposé, une Urbe qui ne se trahisse pas, fidèle à sa vocation, ne peut être qu’une cité de justice et d’amour. De justice et d’amour ensemble. Sans amour en effet, les droits restent lettre morte. Et sans justice, sans droits, l’amour devient paternalisme, supériorité, maintenant les plus pauvres dans la dépendance. Le père Joseph en parlait en 1987 en évoquant la nécessité de réconcilier la justice et le cœur. Il racontait en ces mots l’histoire d’une maman aux Pays-Bas : « Enfant, jeune fille, elle vivait avec ses parents sur une péniche. Les gens de la ville nous méprisaient, ils pensaient que nous n’étions pas propres et mes camarades de classe ne pouvaient pas venir jouer chez moi, sur la péniche. Cette maman comprend d’où vient cette injustice dans la gestion de sa ville. Les fonctionnaires qui traitent de ce dossier dans les bureaux de l’Hôtel de Ville, étaient des enfants quand elle était petite fille. Et dès l’école, on leur disait que sur les péniches vivaient des gens pas propres, des enfants avec lesquels il ne fallait pas jouer. Enfants ces fonctionnaires n’ont pas appris cette justice au cœur qui dit que tout autre enfant est un frère, un camarade. Alors, aujourd’hui, comment auraient-ils la justice dans leurs lois ?

Pour ne pas trahir l’Urbe, il faut impérativement réconcilier la justice et l’amour : ainsi un jour, nous atteindrons l’Eldorado, ou mieux, la Cité de Dieu dont parlait Saint Augustin.

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Rédaction

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