“Droits des parents en matière d’éducation et de religion”. C’est le titre de l’intervention de Grégor Puppinck, Docteur en droit, Directeur du European Centre for Law & Justice et membre du Panel d’Experts de l’OSCE/ODIHR sur la liberté de religion et de croyance, à un Séminaire de Haut Niveau au Conseil de l’Europe, le 28 avril 2017.
L’événement intitulé « Liberté de religion en Europe, accomplissements et perspectives » était organisé par la Représentation Permanente de Saint Marin et le Council on International Law and Politics.
“Droits des parents en matière d’éducation et de religion”
Monsieur l’Ambassadeur,
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Liberté de religion et éducation est un sujet vaste ; je vais essayer d’aller à l’essentiel pour éclairer les enjeux actuels, avec une perspective historique.
L’éducation et la religion sont étroitement liées.
L’Eglise a été l’éducatrice de l’Europe. Des centaines de milliers de religieux ont consacré leur vie à l’éducation et à l’instruction, et cela se poursuit aujourd’hui. En Europe, l’éducation est fille de la religion. C’est au sein des monastères que la connaissance a été préservée et cultivée durant le Moyen-âge, et c’est encore par la tradition religieuse que l’héritage classique a été transmis à l’Europe de la Renaissance. Les grands esprits de la modernité ; Erasme, Descartes, Pascal, Spinoza ou Kant sont les héritiers de la foi, de la culture et de la tradition religieuse. Dans cette tradition, le savoir peut se déployer dans toutes ses dimensions.
La sécularisation de l’enseignement est un phénomène récent et partiel[1]. Ce n’est qu’avec l’émergence des courants de pensée dits rationalistes, prônant un athéisme scientiste et matérialiste, que éducation et religion ont été présentées comme incompatibles. La prétention du rationalisme à tout expliquer niait la légitimité épistémologique de la religion.
L’Europe contemporaine hérite de ce conflit, qui s’est exacerbé dans la lutte de l’école laïque contre l’enseignement religieux. En témoignent les drames de la première moitié du XXe siècle marquée par l’interdiction et l’expulsion des congrégations enseignantes par la république française en 1901 puis par l’interdiction des établissements religieux par les régimes soviétique puis nazi. La première moitié du XXe siècle a été marquée par une volonté de mainmise de l’Etat sur la jeunesse à travers les écoles, afin d’imposer l’une ou l’autre variante de l’idéologie athée.
L’intention des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme puis de la Convention européenne des droits de l’homme
Au sortir de la seconde guerre mondiale, les Etats européens sont parvenus à sortir de ce conflit interne à la culture européenne en convenant de garantir la liberté de conscience et de religion et de respecter les droits des parents concernant l’éducation religieuse de leurs enfants. De fait, ce conflit s’est apaisé durant la seconde moitié du XXe siècle autour d’un consensus démocrate-chrétien dont le Conseil de l’Europe est un fruit notable.
Contre le système étatiste et totalitaire qui s’impose du sommet sur le peuple, du « haut vers le bas », les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme puis de la Convention européenne des droits de l’homme et de son 1er Protocole additionnel ont cherché le point d’équilibre dans les rapports entre l’enfant, la famille, les communautés, la société et l’Etat.[2] Cela fut réalisé dans un contexte culturel marqué, d’une part par une vision positive de la famille, des corps intermédiaires (d’où le goût pour les droits sociaux), et des religions, et d’autre part par une vision négative de l’Etat, de l’Etatisme et des idéologies (athées).
La solution de 1948 et de 1950 repose sur la compréhension organique et naturelle de la société selon le mode de la subsidiarité. Il s’agit de reconstruire la société à partir de la base, « de bas en haut », en se fondant sur les personnes et les familles.
La famille est alors reconnue comme la cellule fondamentale et naturelle de la société[3] c’est donc naturellement que la Déclaration universelle déclare que « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. »[4]. Cette priorité est l’expression de l’antériorité et de la supériorité du droit des parents sur ceux de la société ; elle s’exerce à l’encontre de l’Etat et de tous les groupes sociaux. Le rôle de l’Etat est subsidiaire ; il ne doit pas se substituer aux familles mais au contraire les reconnaître et les soutenir dans l’accomplissement de leurs responsabilités propres, et le cas échéant il doit pallier leurs insuffisances lorsque l’enfant ne reçoit pas une instruction d’une qualité suffisante.
C’est cet esprit qui a animé les rédacteurs de la Convention européenne et de son Premier Protocole additionnel, lorsqu’ils ont reconnu le droit à l’instruction dans le respect des droits des parents en matière religieuse et philosophique[5].
Les travaux préparatoires montrent clairement que l’intention première des rédacteurs de la Convention n’était pas tant de consacrer un « droit à l’instruction », que de garantir le droit prioritaire des parents face à l’Etat. Le droit des parents y est très souvent qualifié de droit « naturel », « élémentaire », « fondamental » « inné », ou encore de « prioritaire ». La Convention ne crée pas un droit au profit des parents, mais protège leur liberté contre l’Etat. Le droit envisagé au 3e alinéa de l’article 12 du projet initial de Convention était intitulé non pas « droit à l’instruction », mais « droit des parents de choisir par priorité le genre d’éducation à donner à leurs enfants ». Il était conçu, comme le souligne de nombreux rédacteurs, « contre la menace de nationalisation, d’étatisation, d’accaparement, de réquisition de la jeunesse par l’État (…)»[6]. Ce droit constituait l’une des « libertés familiales » avec « le droit de se marier et de fonder une famille » et le droit à « l’immunité contre toute immixtion arbitraire dans la famille »[7].
Dans son rapport du 4 décembre 1951 la Commission des questions juridiques et administratives de l’Assemblée[8] insiste sur le fait « que les droits qui peuvent et doivent être reconnus aux parents (…) ont pour objet non seulement l’éducation, mais aussi l’enseignement donné à leurs enfants »[9]. Le rapporteur de cette Commission souligne que le texte doit donc garantir « le droit fondamental qui appartient à tout père de famille de faire élever et instruire ses enfants selon sa conscience, quels que soient les impératifs de sa conscience, et ce n’est pas à l’État d’en juger »[10].
C’est sur la base de ces principes naturels et libéraux que la Cour a longtemps protégé et développé le droit à l’instruction, notamment des minorités ethniques et religieuses, soulignant l’importance du pluralisme et de la tolérance.
La situation aujourd’hui
Entre 1950 et aujourd’hui, le contexte a fortement changé. La société de 1950 était globalement homogène ; ce n’est plus le cas aujourd’hui ; nous avons assisté à l’éclatement de l’institution familiale, à la chute de la pratique religieuse chrétienne et à la montée corrélative de l’individualisme. Dans une société individualiste[11], la subsidiarité n’est plus possible.
Aujourd’hui, la société occidentale a une vision largement négative des religions et déstructurées des familles. Cependant, au sein de la population majoritaire, des populations minoritaires et immigrées semblent préservées de cette décomposition et continuent à constituer une société vivante, mais distinctement ; elles ne s’intègrent pas complètement à la « société liquide » postmoderne décrite par Zygmunt Bauman.
La désagrégation de la « société subsidiaire » renforce en effet l’Etat qui apparaît comme l’ultime facteur de cohésion. En même temps, les communautés traditionnelles religieuses tout en devenant minoritaires sont non seulement plus isolées mais aussi davantage visibles, comme des grumeaux dans la « société liquide » du relativisme individualiste. Elles font l’objet d’une hostilité croissante.
Quelle réponse ?
Quand la cohésion sociale est fragilisée, l’école redevient un enjeu politique majeur. Il ne s’agit plus seulement pour l’Etat de soutenir la cohésion de la société mais plus encore de lutter, contre sa désagrégation. Nous sommes à nouveau dans un processus social imposé « du haut vers le bas » consistant à imposer l’intégration, notamment par la sécularisation forcée.
Dans certains de ses arrêts, la jurisprudence de la Cour européenne s’est engagée dans cette direction en entérinant le renforcement du pouvoir de l’Etat à l’encontre de l’expression religieuse au sein des établissements d’enseignement. La Cour admet ainsi que le rôle de l’Etat n’est plus limité, de façon subsidiaire, à veiller à la qualité des enseignements et au respect de la santé des enfants, mais qu’il peut s’étendre à l’expression des convictions religieuses et même au contenu des convictions morales. Cela s’est d’abord vu par l’acceptation de l’interdiction du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement.
La Cour l’a fait d’une façon spectaculaire dans le récent arrêt Osmanoǧlu et Kocabaş c. Suisse du 10 janvier 2017 dans lequel elle pose le principe, très lourd de conséquences, suivant lequel « l’intérêt des enfants à une scolarisation complète permettant une intégration sociale réussie selon les mœurs et coutumes locales prime sur le souhait des parents de voir leurs filles exemptées des cours de natation mixtes » conformément à leurs convictions religieuses. La Cour estime que l’atteinte aux droits des parents vise, je cite, à « protéger les élèves étrangers contre tout phénomène d’exclusion sociale » (§64), c’est-à-dire à protéger les enfants de leurs parents, parce qu’ils sont étrangers.
Cet arrêt vient confirmer la logique de l’arrêt Konrad contre l’Allemagne de 2006[12] par lequel la Cour a validé l’interdiction de l’enseignement à domicile au nom de « l’intégration des minorités dans la société » et de « l’intérêt général de la société à éviter l’émergence de sociétés parallèles ».
En matière d’enseignement moral, le phénomène est le même. A ma connaissance, la Cour a donné raison à l’Etat dans toutes les affaires introduites par des parents se plaignant du contenu des cours obligatoires d’éducation sexuelle[13] et de morale non‑confessionnelle[14]. En matière d’éducation sexuelle, la Cour estime que celle-ci « devrait encourager la tolérance entre les êtres humains quelque soit leur orientation identité sexuelle »[15], ce qui pourrait heurter les morales juives, chrétiennes et musulmanes.
Une contradiction apparaît ici avec les droits éducatifs garantis aux minorités historiques, telles que les Roms, ainsi qu’avec ceux des familles qui placent leurs enfants dans des écoles confessionnelles exclusives[16].
En conclusion
Les circonstances sociales et historiques peuvent justifier un renforcement de l’action de l’Etat pour soutenir la cohésion de la société ; mais il faut être conscient que ce renforcement conduit à l’étatisme et au risque de violer les droits des familles.
Comme le note Juris Rudevskis, excellent juriste de cette maison, entre l’étatisme et le totalitarisme, il n’y a qu’une différence de degré[17], alors qu’existe une différence de nature entre un État totalitaire et un État subsidiaire. C’est ce que pensent des philosophes libéraux tels que Friedrich von Hayek ou Chantal Delsol pour qui la subsidiarité est la garantie d’un sain libéralisme. Ce libéralisme est fondé sur la confiance en la personne et la méfiance envers l’Etat, il structure aussi le système de protection des droits de l’homme. La situation inverse de confiance en l’Etat et de méfiance envers tout ou partie de la population est délétère. Elle est malheureusement d’actualité.
Il y a une limite à ne pas dépasser pour que la société reste libérale. Vous l’aurez compris, j’estime pour ma part que les arrêts précités se sont déjà dangereusement rapprochés de cette limite, s’ils ne l’ont déjà franchie, au profit d’une conception uniforme de la culture.
Je pense que la cohésion et la paix sociales peuvent être obtenues non par la force mais en respectant les lois naturelles de la société humaine, en conservant un modèle fondé sur la subsidiarité ; ce qui n’empêche pas de renforcer les exigences quant aux valeurs.
A cet égard, il me semble primordial de respecter les droits naturels des parents et des communautés à fonder des écoles confessionnelles, à transmettre à leurs enfants des valeurs morales et le sens de leur appartenance à une communauté.
Il me semble aussi fondamental de veiller, dans l’enseignement public, à respecter la légitimité épistémologique de la religion, à savoir le fait que la science ne répond pas à la question de Dieu ; ce qui est une condition au respect de la légitimité de l’attitude religieuse.
Je termine en rappelant une leçon, tout droit sortie du Moyen-âge occidental, alors même que la société était profondément religieuse. Interrogé sur la possibilité de retirer un enfant à ses parents de confession juive, dans l’intérêt supérieur de l’enfant à être baptisé et intégré dans la société catholique, Saint Thomas d’Aquin y opposa fermement le caractère prioritaire des droits naturels des parents, enseignant ainsi que les libertés publiques consistent essentiellement à garantir les lois naturelles de la société.
[1] Ce serait une erreur historique, et une injustice, que de prétendre à l’existence d’une opposition radicale entre l’éducation et la religion. Dans la grande tradition européenne, il y a une différence entre l’éducation à la religion, mais pas une incompatibilité, car le savoir sur le monde, sur la création, participe du savoir sur le créateur, tout en s’en distinguant par les modalités de connaissance. La connaissance religieuse n’est pas de même nature que la connaissance profane, mais elles sont reconnues complémentaires.
[2] Au sein d’une société subsidiaire, le point d’équilibre dans les rapports entre l’enfant, la famille, les communautés et la société est un point d’harmonie. Plus cette harmonie vitale est réalisée, moins le pouvoir de l’Etat est nécessaire.
[3] Charte sociale européenne de 1961. Article 16 § 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; article 23 §§ 1 et 2 du Pacte International sur les droits civils et politiques de 1966, article 10 § 1 du Pacte International sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966, Préambule de la Convention relatives aux droits de l’enfants de 1989 ; article 16 de la Charte sociale européenne (révisée) de 1996 ; article 33 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 1989 ; article 44 de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et membres de leur famille de 1990.
[4] Art. 26.3 DUDH,
[5] Art. 2. 1er Protocole additionnel. Droit à l’instruction : Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.
[6] Travaux préparatoires, p. 195.
[7] Tel que cela ressort du rapport de la Commission des Questions juridiques et administratives,
[8] Rapport de la Commission des questions juridiques et administratives de l’Assemblée sur la communication du Comité des ministres, 4 décembre 1951, P. H. Teitgen, Rapporteur. T. P. pp 163 – 167.
[9] Travaux préparatoires, p. 163.
[10] Travaux préparatoires, p. 169.
[11] Le propre de l’individualisme est d’exclure de l’identité personnelle tout ce que le sujet n’a pas voulu, n’a pas choisi lui-même, afin d’accéder à une plus grande indépendance assimilée à la liberté. L’individualisme détruit les appartenances naturelles, culturelles et religieuses. Ce faisant l’individualisme détruit ce que les personnes ont de commun, ce qui constitue leur vie en société.
[12] Konrad v. Germany, no. 35504/03, 11 septembre 2006.
[13] Jiménez Alonso et Jiménez Merino c. Espagne, n° 51188/99, décision du 25 mai 2000 ; Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, no. 5095/71, 5920/72, 5926/72, arrêt du 7 décembre 1976, § 54 ; Dojan et autres c. Allemagne, n° 319/08, décision du 13 septembre 2011 ;
[14] Sluijs c. Belgique, n° 17568/90, décision du 9 septembre 1992 ; Appel-Irrgang c. Allemagne, n° décision du 6 octobre 2009 ;
[15] Affaires Konrad contre l’Allemagne no. 35504/03 du 11 septembre 2006, et DOJAN et autres contre l’Allemagne du 13 Septembre 2011 N° 319/08, 2455/08, 7908/10, 8152/10, 8155/10 du 13 septembre 2011.
[16] L’exigence « d’intégration sociale » peut-il justifier une restriction de la liberté des établissements religieux « sectaire »?
[17] « la différence entre un État totalitaire et un État subsidiaire est une différence de nature, alors que la différence entre un État-providence interventionniste et un État totalitaire n’est que celle de degré ou d’intensité. »
Enfants à l'école © Réseau mondial de prière du pape
Europe: "Droits des parents en matière d’éducation et de religion"
Intervention au Conseil de l’Europe